Projet de modification de la Loi sur l’évaluation d’impact : triage ou grosse chirurgie?

2 Mai 2024 15 MIN DE LECTURE

Le mardi 30 avril 2024, le gouvernement du Canada a publié un projet de modification de la Loi sur l’évaluation d’impact (Canada) (la LEI ou la Loi) dans le cadre d’un avis de motion de voies et moyens [PDF] portant exécution du budget fédéral de 2024. Les modifications ont pour but de rendre le régime fédéral d’évaluation d’impact environnemental du Canada conforme au renvoi de la Cour suprême du Canada (la CSC) d’octobre 2023, dans lequel la majorité des juges ont estimé que la LEI était largement inconstitutionnelle (le Renvoi relatif à la LEI).[1] Nous avons préparé une version comparative non officielle de la LEI en sa version modifiée par le projet de modification, pour vous faciliter la tâche.

Les modifications sont « relativement chirurgicales » (pour reprendre les dires du Ministre peu après la publication du Renvoi relatif à la LEI).[2] Les 32 modifications proposées font le minimum pour répondre aux préoccupations les plus importantes relevées par la CSC. Plus précisément, elles

  1. revoient la définition trop large et contraire à la constitution de l’expression « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale », qui a une incidence sur les décisions clés prises en vertu de la Loi
  2. imposent de nouvelles contraintes à la prise des décisions suivant l’examen préalable
  3. restructurent le processus de prise de la décision finale de la Loi
  4. accroissent les possibilités de coopération avec les évaluations menées par d’autres ressorts

Nous examinons ci-dessous le projet de modification et la mesure dans laquelle il répond aux préoccupations de la Cour.

Les promoteurs de projets susceptibles d’être assujettis à la LEI doivent être conscients des points suivants :

  • Les modifications ne sont pas entrées en vigueur et n’ont aucun effet juridique; d’autres changements sont à prévoir.
  • Les modifications ne changent en rien les principaux processus, délais et pouvoirs prévus dans la LEI.
  • Les modifications prévoient des dispositions transitoires qui permettraient une application rétroactive aux projets désignés qui font actuellement l’objet d’une évaluation en application de la LEI.

1. Modification de la portée de l’expression « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale »

Dans la version actuelle de la Loi, l’expression au sens large « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » apparaît 16 fois et interagit avec des dispositions corrélatives, notamment le pouvoir discrétionnaire du Ministre de désigner les projets devant faire l’objet d’une évaluation d’impact fédérale en application de l’article 9, les décisions suivant l’examen préalable prises par l’Agence canadienne d’évaluation d’impact (l’Agence) concernant la réalisation d’une évaluation en application de l’article 16 et les éléments prévus aux articles 60 et 62 que le Ministre ou le Cabinet doivent prendre en compte pour décider si les effets sont dans l’intérêt public. Une définition parallèle régit également l’interdiction prévue à l’article 7 de la Loi, suivant lequel un promoteur ne peut pas prendre de mesure qui se rapporte à un projet désigné et qui peut entraîner les effets énumérés, sous peine de sanctions importantes. Dans le Renvoi relatif à la LEI, la majorité des juges ont conclu que la définition actuelle d’« effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » allait bien au-delà des limites de la compétence législative fédérale prévues à l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867[3] et que la portée excessive « exacerbe la fragilité constitutionnelle des fonctions décisionnelles du régime ».[4]

Le projet de modification aurait pour effet de remplacer la définition actuelle d’« effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » par celle d’« effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale », nouvelle expression qui limiterait également l’interdiction prévue à l’article 7 de la LEI, qui, selon la majorité des juges dans le Renvoi relatif à la LEI, impose une interdiction indéfinie des mesures qui peuvent entraîner des effets insignifiants et qui ne sont pas négatifs.[5] La nouvelle définition reprendrait en grande partie la liste des cinq types de changements ou de répercussions qu’une activité concrète ou un projet désigné pourrait entraîner (notamment les changements aux poissons et à leur habitat, les changements au territoire domanial et les changements touchant les peuples autochtones du Canada), mais deux modifications sont à noter.

En premier lieu, la nouvelle définition s’appliquerait aux répercussions ou aux changements « négatifs non négligeables », alors que la définition actuelle s’applique à toutes les répercussions et à tous les changements énumérés, positifs ou négatifs, quelle que soit leur importance. La définition actuelle d’« effets directs ou accessoires », soit les effets qui sont directement liés ou nécessairement accessoires aux décisions de l’autorité fédérale, ferait l’objet de modifications similaires qui centreraient la définition sur les « effets négatifs non négligeables ». Bien que les modifications ajoutent à la définition des effets un certain degré d’importance qui vient peser dans la décision d’exiger une évaluation d’impact ou de refuser un projet ou d’imposer des conditions, il n’est pas certain que des effets dits « non négligeables », par opposition aux « effets négatifs importants » prévus dans la précédente loi canadienne sur l’évaluation environnementale,[6] soient suffisants pour faire de telles décisions des décisions relevant de la compétence fédérale. En outre, avec une formulation ambiguë telle qu’« effets négatifs non négligeables », on ne saurait toujours pas avec certitude dans quelles circonstances un projet désigné déclenchera une évaluation fédérale ou quels éléments peuvent constituer des éléments à considérer dans la prise des décisions clés.

En deuxième lieu, alors que la définition actuelle s’applique à tout type d’effets extra-provinciaux qu’un projet désigné peut entraîner, la nouvelle définition relative aux effets extra-provinciaux (effets autres que ceux qui se produisent sur le territoire domanial) s’appliquerait uniquement aux changements négatifs non négligeables aux eaux limitrophes, aux eaux internationales et aux eaux interprovinciales causés par la pollution ou aux changements négatifs non négligeables à l’environnement marin qui sont causés par la pollution et qui se produisent à l’étranger. Ce recentrage sur la pollution des eaux extra-provinciales semble s’appuyer sur la décision de la Cour suprême reconnaissant la compétence fédérale en matière de pollution des eaux extra-provinciales dans l’affaire R. c. Crown Zellerbach,[7] bien qu’il ne soit pas certain que l’étendue de la compétence fédérale établie dans la nouvelle définition corresponde pleinement à celle qui est décrite dans les motifs de la Cour dans cette affaire. Il est important de noter que la nouvelle définition ne s’appliquerait plus aux effets extra-provinciaux des émissions de gaz à effet de serre ou d’autres pollutions atmosphériques, et ne permettrait plus aux décideurs d’exiger des évaluations ou d’imposer des conditions à des projets en se basant uniquement sur les émissions qu’ils rejettent.

La nouvelle définition créerait également ce qui est en fait une deuxième définition applicable aux projets qui sont situés sur un territoire domanial ou qui constituent une entreprise fédérale au sens de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999).[8] Les « effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale » pour ces projets de régime fédéral incluraient tout type de changement ou d’effet négatif non négligeable et ne se limiteraient pas aux changements ou effets expressément énumérés ci-dessus.

Le Renvoi relatif à la LEI indique clairement que le fait d’aborder la question de la portée excessive des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » auto-définis n’est pas, en soi, suffisant pour rendre la LEI constitutionnelle. Outre la question de la portée excessive, qui subsisterait sans doute malgré les modifications susmentionnées, la majorité des juges ont estimé qu’avec la définition actuelle, le décideur ne mettait pas, aux stades décisionnels importants, suffisamment l’accent sur les domaines relevant de la compétence fédérale. D’autres changements introduits par les modifications sont censés répondre en partie à ces préoccupations, mais la mesure dans laquelle ils y parviennent est également sujette à débat.

2. Nouvelles contraintes à la prise des décisions suivant l’examen préalable

En vertu de la version actuelle de la Loi, pour décider de soumettre un projet à une évaluation fédérale, l’Agence doit tenir compte des éléments énumérés à l’article 16, mais conserve un pouvoir discrétionnaire à cet égard. Les modifications ajouteraient une contrainte supplémentaire à ce pouvoir discrétionnaire : l’Agence ne pourrait décider qu’une évaluation d’impact est requise « que si elle est convaincue que la réalisation du projet peut entraîner des effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale ou des effets directs ou accessoires négatifs ». Cela pourrait limiter considérablement la capacité de l’Agence à exiger l’évaluation d’un projet lorsque le promoteur peut éviter ou atténuer les effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale, par exemple en modifiant la conception du projet de manière à éviter la détérioration, la perturbation ou la destruction de l’habitat de poissons.

Les modifications supprimeraient également l’obligation pour les promoteurs de fournir une description détaillée du projet, description qui permet au décideur de prendre une décision suivant l’examen préalable effectué au cours de la phase de planification initiale. En vertu du paragraphe 15(1.1) modifié, un promoteur devra toujours fournir un avis indiquant la façon dont il entend répondre aux questions relevées au cours de la phase de planification, mais l’Agence ne pourra exiger une description détaillée du projet que si elle estime qu’une décision ne peut pas être prise suivant l’examen préalable sans cette description. Cette modification permettrait de simplifier le processus d’examen préalable pour les projets qui ne nécessitent pas de description détaillée. Toutefois, comme l’Agence dispose d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, cette modification pourrait également créer de l’incertitude pour les promoteurs en ce qui concerne le processus et le calendrier qui s’appliqueront aux nouveaux projets.

En vertu du nouvel alinéa 16(2)(f.1), avant de soumettre un projet désigné à une évaluation fédérale complète, l’Agence serait tenue de prendre en compte l’élément suivant :

la question de savoir si une instance dispose d’un autre moyen que l’évaluation d’impact pour traiter les effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale – et les effets directs ou accessoires négatifs – qui peuvent être entraînés par l’exercice de l’activité.

En vertu de modifications similaires apportées à l’article 9, le Ministre pourrait également tenir compte de cet élément lorsqu’il décide de désigner un projet qui ne figure pas dans le Règlement sur les activités concrètes en vue d’une évaluation fédérale. Le terme « instance » inclut diverses autorités et divers organismes fédéraux, ainsi que les gouvernements provinciaux et les corps dirigeants autochtones, qui peuvent traiter les effets négatifs (relevant d’un domaine de compétence fédérale) relevés au cours de la phase de planification. Cela rétablirait un principe de longue date selon lequel l’évaluation d’impact environnemental devrait s’ajouter aux processus existants. Toutefois, la prise en compte par le Ministre des processus réglementaires faisant double emploi dans l’article 9 resterait discrétionnaire, ce qui signifie que l’effet pratique de cette modification dépendra de la manière dont le Ministre administrera la Loi.

3. Modification du processus de prise de la décision finale

En vertu de la version actuelle de la LEI, la décision finale autorisant un promoteur à réaliser un projet désigné, et dans quelles circonstances, est assujettie à la question de savoir si, de l’avis du ministre de l’Environnement en vertu de l’article 60 (dans le cas d’un projet désigné soumis à un examen standard) ou de celui du gouverneur en conseil en vertu de l’article 62 (dans le cas d’un projet désigné soumis à un examen par une commission ou faisant l’objet d’un renvoi par le Ministre), les effets négatifs sont dans l’intérêt public. Il en résulte une décision unique de l’un ou l’autre décideur sur la question de savoir si les effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale sont dans l’intérêt public à la lumière des facteurs énumérés à l’article 63.

Les modifications remplaceraient cette façon de procéder par un processus décisionnel en deux étapes suivant lequel le décideur devrait, tout d’abord, décider, après avoir pris en compte les mesures d’atténuation, si les effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale et les effets directs ou accessoires négatifs relevés dans le rapport d’évaluation d’impact sont « susceptibles d’être, dans une certaine mesure, importants et, le cas échéant, dans quelle mesure ils sont importants ». S’il décide que des effets sont importants, le décideur doit ensuite décider si « l’intérêt public justifie » ces effets compte tenu de la mesure dans laquelle ils sont importants et des éléments énumérés à l’article 63. Les éléments en question resteraient en grande partie inchangés, mais seraient réorganisés et reformulés d’une manière qui viserait à concentrer la prise de décision sur les effets du projet plutôt que sur l’évaluation du projet lui-même.[9]

Ce processus décisionnel en deux étapes rappelle celui qui était prévu dans la loi que la LEI a remplacée. Toutefois, contrairement à la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), la nouvelle version de la Loi confierait les deux étapes de la décision à un seul décideur et remplacerait la décision relative à la question de savoir si les effets négatifs sont « justifiables dans les circonstances » par une analyse coûts-avantages par rapport à l’intérêt public, au sens qui lui est donné, en partie, à l’article 63.[10] On peut se demander si, en ce qui concerne la décision relative à l’intérêt public, les dispositions modifiées prévoyant deux étapes diffèrent significativement, dans leurs effets pratiques et juridiques, de celles de la loi actuelle, où cette décision unique prise par un seul décideur est hautement politisée.

4. Autres possibilités de coopération

Dans le cadre de la LEI modifiée, les accords conclus avec les provinces et d’autres instances auraient un plus grand rôle à jouer dans la coordination des évaluations environnementales. Les modifications apportées aux articles 31 et 32 permettraient, outre la substitution totale du processus d’évaluation provincial à l’évaluation d’impact fédérale, une substitution partielle accompagnée d’un accord de coopération garantissant l’évaluation des aspects fédéraux des répercussions d’un projet dans le cadre du processus provincial. Bien que ces dispositions puissent permettre de s’appuyer davantage sur les processus menés par les instances locales, y compris les gouvernements provinciaux et les corps dirigeants autochtones, la mise en œuvre et la certitude pour les promoteurs dépendront de la mesure dans laquelle les autorités fédérales peuvent parvenir à des accords concernant la portée et le déroulement des évaluations d’impact.

Conclusions

Les modifications opèrent un triage parmi les principales lacunes relevées par la CSC dans la version actuelle de la Loi, mais il n’est pas certain qu’elles entraîneront des changements significatifs dans la manière dont la Loi, en sa version actuelle, a été administrée. Nous nous attendons à ce que le gouvernement fédéral poursuive ses consultations sur le projet de modification, ce qui pourrait donner lieu à d’autres changements. Toutefois, si le projet de modification est adopté en sa forme actuelle, nous pensons que la Loi, en sa version modifiée, pourrait être de nouveau contestée par les provinces au motif qu’elle est inconstitutionnelle. À notre avis, les modifications ne répondent pas non plus aux critiques des promoteurs qui estiment que la LEI, en sa version actuelle, décourage l’investissement dans de nouveaux projets parce que son applicabilité et les délais et les pouvoirs décisionnels qui y sont prévus sont incertains et imprévisibles.

Nous tenons à remercier Tyler Warchola, stagiaire à Osler, pour son aide dans le cadre de la rédaction du présent bulletin.


[1] Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23. Osler a commenté le Renvoi relatif  à la LEI au moment de sa publication.

[2] Voir, par exemple, « Une loi fédérale jugée inconstitutionnelle par la Cour suprême », La Presse, 13 octobre 2023, ou « Supreme Court’s Impact Assessment Act ruling not a repudiation of federal power over climate protection, MPs and experts say, but urgent fix needed for law », Hill Times, 23 octobre 2023.

[3] Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23, par. 179.

[4] Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23, par. 6, 136, 179.

[5] Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23, par. 190-203.

[6] Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, ch. 19, art. 52, alinéas 31(1), 38(1); Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, SC 1992, c. 37, ss. 20, 23, 37.

[7] R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd, 1988 CanLII 63 (CSC).

[8] Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), L.C. 1999, ch. 33, alinéa 3(1).

[9] Alors que, dans sa version actuelle, l’article 63 fait référence, par exemple, à la mesure dans laquelle le projet lui-même contribue à la durabilité ou porte atteinte ou contribue à la capacité du Canada de respecter ses engagements à l’égard des changements climatiques, les modifications mettent l’accent sur la question de savoir si les « effets du projet » peuvent avoir les mêmes contributions ou atteintes. Ces modifications semblent vouloir répondre aux conclusions du Renvoi relatif à la LEI selon lesquelles la Loi réglemente le projet en tant que tel, plutôt que de maintenir l’accent sur les effets relevant d’un domaine de compétence fédérale, ce qui est autorisé par la Constitution. On peut se demander si ce léger changement de formulation apporte un changement significatif dans la nature de la décision relative à l’intérêt public dans son ensemble.

[10] En vertu de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, ch. 19, le Ministre ou l’autorité responsable décidait si un projet risquait de causer les effets environnementaux négatifs importants prévus à l’article 5; dans l’affirmative, le décideur renvoyait au gouverneur en conseil la décision de savoir si les effets étaient « justifiables dans les circonstances ».