La Cour suprême du Canada juge inconstitutionnelle la Loi sur l’évaluation d’impact du gouvernement fédéral

13 Oct 2023 16 MIN DE LECTURE

Le 13 octobre 2023, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement déclarant la Loi sur l’évaluation d’impact[1] (la Loi) et le Règlement sur les activités concrètes[2] pris en vertu de la Loi (le Règlement) (ensemble, la LEI) inconstitutionnels en partie.

La décision des juges majoritaires de la Cour suprême, qui est la plus haute cour d’appel du Canada, constitue l’avis définitif du pouvoir judiciaire sur la validité constitutionnelle de la LEI, après que la question eut été initialement renvoyée à la Cour d’appel de l’Alberta. Par une majorité de cinq contre deux,[3] la Cour suprême a estimé que la partie de la LEI portant sur l’évaluation des « projets désignés » ne relevait pas de la compétence du Parlement et était donc inconstitutionnelle.

Le présent bulletin d’actualités Osler traite des conséquences juridiques et pratiques du jugement pour les promoteurs de projets de ressources naturelles et d’infrastructures au Canada.[4]

Contexte : Loi sur l’évaluation d’impact

La LEI, promulguée en 2019, est la dernière version du régime fédéral d’évaluation environnementale du Canada. Les « projets désignés » visés par la LEI sont soumis à des dispositions législatives interdisant toute activité susceptible de causer des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » qui sont négatifs, sans l’approbation du gouvernement fédéral.[5]

La LEI prévoit deux mécanismes par lesquels une activité devient un « projet désigné », qui sont pertinents pour le jugement de la Cour suprême :

  • En premier lieu, le Règlement dresse une liste d’activités concrètes qui sont automatiquement soumises à la Loi (la liste de projets). Cette liste comprend certains projets miniers (par exemple, charbon thermique), projets hydroélectriques, installations d’extraction de sables bitumineux et installations d’extraction, de traitement et de stockage de pétrole et de gaz, s’ils dépassent les seuils prescrits basés sur la production. Ces projets peuvent être entièrement situés à l’intérieur des frontières d’une province et, sur cette base, être principalement réglementés par les autorités provinciales.
  • En second lieu, en vertu de la Loi, le ministre de l’Environnement et du Changement climatique du Canada (le ministre) peut désigner toute activité concrète qui n’est pas désignée sur la liste des projets s’il estime que l’exercice de l’activité peut entraîner des effets relevant d’un domaine de compétence fédérale qui sont négatifs ou que les préoccupations du public concernant ces effets le justifient.[6]

L’Agence canadienne d’évaluation d’impact (l’Agence) examine alors si le projet désigné nécessite une évaluation d’impact et, dans l’affirmative, le projet fait l’objet d’un long examen par les autorités fédérales.

Au bout du compte, le ministre ou le cabinet fédéral a le pouvoir de décider si un projet désigné peut être réalisé compte tenu des priorités fédérales et des éléments prévus par la Loi. Ces éléments comprennent, entre autres, « la mesure dans laquelle le projet désigné contribue à la durabilité », « les répercussions que le projet désigné peut avoir sur tout groupe autochtone », « la mesure dans laquelle les effets du projet portent atteinte ou contribuent à la capacité du gouvernement du Canada de respecter ses obligations en matière environnementale et ses engagements à l’égard des changements climatiques » et « tout autre élément utile à l’évaluation d’impact dont l’Agence peut exiger la prise en compte ».

Du point de vue d’un promoteur, la désignation prévue par la LEI est synonyme de retards, de coûts réglementaires supplémentaires et d’incertitude quant à la question de savoir si les décideurs politiques autoriseront la réalisation d’un projet en fonction des priorités politiques fédérales du moment.

Une composante distincte de la LEI concerne l’examen par les autorités fédérales des projets qu’elles réalisent ou financent sur un territoire domanial ou à l’étranger.

Le renvoi et l’avis de la Cour d’appel de l’Alberta

En septembre 2019, le gouvernement de l’Alberta a demandé à la Cour d’appel de l’Alberta de fournir un avis consultatif sur la question de savoir si la LEI outrepassait la compétence législative du gouvernement fédéral. La Cour d’appel de l’Alberta a rendu son avis consultatif [PDF; en anglais seulement] le 10 mai 2022, les juges majoritaires estimant que la LEI était inconstitutionnelle dans son intégralité. Notre bulletin d’actualités Osler précédent traitait de cette décision et de ses répercussions : La Cour d’appel de l’Alberta juge inconstitutionnel le régime fédéral d’évaluation des impacts.

Motifs de la Cour suprême du Canada

La Cour a reconnu à l’unanimité que la partie de la LEI portant sur les projets réalisés ou financés par les autorités fédérales sur un territoire domanial ou à l’étranger était valide du point de vue constitutionnel et relevait de la compétence législative du gouvernement fédéral. Cependant, la Cour divergeait d’opinion, dans une proportion de cinq contre deux, sur le régime de la LEI pour les « projets désignés ».

Comme nous le verrons plus loin, les juges majoritaires ont statué que la composante « projets désignés » de la LEI était inconstitutionnelle, car elle outrepassait la compétence législative du gouvernement fédéral en réglementant les projets dans leur intégralité (au lieu de limiter l’évaluation aux domaines de compétence fédérale) et en définissant de manière trop large les effets relevant d’un domaine de compétence fédérale.

À l’inverse, les juges minoritaires ont estimé que la LEI était valide du point de vue constitutionnel dans son intégralité.

Les juges majoritaires

S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge en chef Wagner[7] a conclu que le régime qui traite des projets désignés outrepassait les limites de la compétence fédérale pour deux raisons primordiales.

Premièrement, le régime ne vise pas à réglementer les « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale ». Au contraire, il exige du décideur qu’il prenne en considération une foule d’éléments sans préciser comment ces éléments doivent peser dans sa décision. Ces éléments régissent la décision de savoir si un projet désigné doit faire l’objet d’une évaluation d’impact en vertu de la LEI, ainsi que la décision relative à « l’intérêt public » qui dicte si et comment un projet évalué peut être réalisé. Selon les juges majoritaires, « [c]ela éloigne l’idée maîtresse de la décision de l’acceptabilité des effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale, et l’axe plutôt sur la sagesse d’aller de l’avant avec le projet dans son ensemble ».[8] De cette façon, le régime perd de vue la réglementation des effets relevant d’un domaine de compétence fédérale et accorde au décideur « un pouvoir pratiquement absolu de réglementer les projets en tant que tels, peu importe si le Parlement a compétence pour réglementer une activité concrète donnée dans son entièreté ».[9] Les juges majoritaires ont statué que cet éloignement du processus décisionnel fondé sur les effets relevant d’un domaine de compétence fédérale va au-delà de la compétence fédérale.

Deuxièmement, les juges majoritaires ont estimé que la notion définie des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » dans la LEI est elle-même trop large et va « bien au-delà » des limites de la compétence législative fédérale prévues par la Constitution. Les juges majoritaires ont estimé que, bien que le Parlement puisse adopter une loi sur l’évaluation d’impact portant sur les aspects fédéraux des projets, sa compétence varie en fonction de la compétence du Parlement à légiférer en ce qui concerne l’activité en question. Par exemple, le Parlement dispose d’une compétence beaucoup plus large pour réglementer les ouvrages et entreprises de nature interprovinciale — tels que les pipelines transfrontaliers — que pour les mines et autres projets situés entièrement à l’intérieur d’une province. Dans le premier cas, le Parlement est habilité à réglementer l’ensemble du projet, tandis que dans le second, il se limite à réglementer les effets environnementaux relevant des domaines de compétence fédérale, tels que les pêcheries.

Le régime qui traite des « projets désignés » ne respecte pas ces restrictions parce qu’il traite tous les « projets désignés » de la même manière, que le Parlement ait ou non compétence sur ces activités. Les juges majoritaires ont noté que bon nombre des « projets désignés » soumis à la LEI sont principalement régis par les pouvoirs des législatures provinciales en matière d’ouvrages et d’entreprises de nature locale ou de ressources naturelles, et que la réglementation de ces projets par le gouvernement fédéral doit être adaptée aux aspects du projet qui relèvent à juste titre de la compétence exclusive du gouvernement fédéral.

En outre, les juges majoritaires ont estimé que la portée excessive de ce qui doit être considéré comme des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » exacerbe la fragilité constitutionnelle que les juges majoritaires ont relevée dans les processus décisionnels de la LEI, car la notion définie des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » est au cœur du processus décisionnel. Par exemple, la vaste portée de la notion définie des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » dans la LEI permet au gouvernement fédéral de refuser des projets uniquement sur la base de leurs émissions de gaz à effet de serre. Les juges majoritaires ont estimé que cette conception des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » allait au-delà du volet de l’intérêt national du pouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement relevé par la Cour suprême dans son jugement intitulé Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (les Renvois relatifs à la LTPGES), et qu’elle éroderait l’équilibre inhérent à l’État fédéral canadien.

Les conséquences importantes de l’avis des juges majoritaires pour les Canadiens et Canadiennes, le gouvernement et l’industrie sont examinées ci-dessous.

Les juges dissidents

Les juges Karakatsanis et Jamal ne sont pas d’accord avec les juges majoritaires et estiment que la LEI est intra vires du Parlement et qu’elle est constitutionnelle dans son intégralité. Ils ont affirmé que, de par son caractère véritable, la LEI établissait un processus d’évaluation environnementale dans le but d’évaluer les effets des grands projets sur des questions relevant de la compétence fédérale (c’est-à-dire le territoire domanial, les peuples autochtones, les pêcheries, les oiseaux migrateurs, ainsi que le sol, l’air ou l’eau à l’étranger ou dans des provinces autres que celle dans laquelle un projet est réalisé) et de déterminer s’il y a lieu d’imposer des restrictions et de prendre des mesures de protection contre les effets relevant d’un domaine de compétence fédérale qui sont négatifs et importants.

Sur la base d’une telle affirmation, les juges dissidents ont conclu que les pouvoirs décisionnels prévus par la LEI sont correctement qualifiés comme relevant de la compétence du Parlement de légiférer les pêcheries, les eaux navigables, les Indiens et les terres réservées pour les Indiens, le droit criminel, les rivières internationales et interprovinciales et le volet de l’intérêt national du pouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement. Les juges Karakatsanis et Jamal ont souligné que le fait que la LEI puisse être inconstitutionnelle dans certains cas ne signifie pas qu’elle est inconstitutionnelle dans son ensemble, et que des cas particuliers de mesures gouvernementales qui outrepassent un pouvoir conféré par la loi, la compétence fédérale, ou les deux, pourraient être contestés par voie de contrôle judiciaire dans des causes ultérieures.

Conséquences pour les Canadiens et Canadiennes, le gouvernement et l’industrie

Le jugement de la Cour suprême du Canada, qui constitue l’avis définitif du pouvoir judiciaire sur cette question, modifiera fondamentalement la portée du processus d’évaluation et de prise de décisions du gouvernement fédéral pour la vaste majorité des grands projets, tels que les mines de minéraux critiques, la production pétrolière en amont (y compris les sables bitumineux) et les pipelines situés entièrement dans une province. Le Parlement doit maintenant envisager d’apporter à la LEI des modifications importantes qui tiennent compte du raisonnement de la Cour.

La décision comporte plusieurs éléments clés qui auront une incidence sur la législation future en matière d’évaluation environnementale et d’évaluation d’impact, ainsi que sur l’interprétation de cette législation par les autorités de réglementation et les tribunaux et sur son application à des projets particuliers.

Tout d’abord, les juges majoritaires ont confirmé que le processus décisionnel du gouvernement fédéral visant à déterminer si une évaluation est requise et si un projet situé entièrement dans une province peut être réalisé ne doit tenir compte que des éléments relevant de la compétence législative du gouvernement fédéral. Par exemple, le gouvernement fédéral ne peut pas se prévaloir d’une compétence limitée lui permettant d’évaluer l’impact d’un projet de sables bitumineux sur les poissons et leur habitat pour évaluer un projet dans son ensemble et déterminer s’il est dans l’intérêt public en fonction des politiques et des préférences du gouvernement fédéral de l’époque.

Par conséquent, toute modification de la LEI doit se concentrer précisément sur la compétence fédérale et les effets relevant d’un domaine de compétence fédérale plutôt que sur de vastes considérations politiques insuffisamment liées aux chefs de compétence fédérale.

Ensuite, bien que la Cour n’ait pas mis l’accent sur l’absence d’un seuil d’importance relative pour la désignation, qui était l’un des principaux points de la décision de la Cour d’appel, elle a continué à souligner que, compte tenu des conséquences pratiques de la désignation des projets, la LEI déclenche le processus de prise de décisions du gouvernement fédéral à l’égard de projets qui ne sont pas suffisamment liés à la compétence fédérale. Comme nous l’avons mentionné dans notre précédent bulletin d’actualités Osler, cela pourrait avoir des répercussions au-delà de cette opinion de référence en ce qui concerne d’autres pouvoirs décisionnels fédéraux. La Cour a expressément soutenu que, selon la loi actuelle, les effets négatifs globaux d’un projet — tels que l’atteinte portée à la durabilité au sens large ou aux engagements du Canada à l’égard des changements climatiques — pouvaient étayer une décision défavorable sur l’intérêt public, le mécanisme de prise de décisions n’étant plus axé sur la réglementation des impacts fédéraux et accordant au décideur « un pouvoir pratiquement absolu de réglementer les projets en tant que tels, peu importe si le Parlement a compétence pour réglementer une activité concrète donnée dans son entièreté ».[10]

Enfin, le jugement de la Cour remet également en question les récents projets du gouvernement fédéral en matière de plafonnement des émissions émanant des installations de pétrole et de gaz et de norme d’électricité propre, dont la constitutionnalité a été contestée pour cause d’intrusion dans les compétences provinciales (comme nous l’avons indiqué dans notre précédent blogue (en anglais seulement)). Les juges majoritaires ont noté dans leurs motifs que les Renvois relatifs à la LTPGES se bornaient à la tarification du carbone des émissions de gaz à effet de serre, « un mécanisme de réglementation précis et limité » (comme nous l’avons indiqué dans notre précédent bulletin d’actualités Osler).

La Cour a expressément noté que la matière d’intérêt national reconnue par la Cour dans les Renvois relatifs à la LTPGES ne va pas jusqu’à permettre au gouvernement fédéral de réglementer de manière exhaustive les émissions de gaz à effet de serre et que, par conséquent, l’inclusion de pouvoirs réglementaires aussi étendus dans des dispositions législatives sur l’évaluation d’impact est tout aussi inadmissible. Ces déclarations suggèrent que d’autres initiatives fédérales visant expressément à réduire les émissions de gaz à effet de serre, telles que le plafonnement des émissions émanant des installations de pétrole et de gaz et une norme sur l’électricité propre, pourraient également dépasser la compétence du gouvernement fédéral et éroder la séparation des pouvoirs prévue par la Constitution.


[1] L.C. 2019, ch. 28, art. 1 (la Loi).

[2] DORS/2019-285 (le Règlement).

[3] Les juges Brown et O’Bonsawin ne faisaient pas partie de la formation.

[4] Osler, Hoskin & Harcourt a représenté le Business Council of Alberta dans le cadre de cette affaire. L’équipe d’Osler était composée de Maureen Killoran, c.r., Sean Sutherland et Brodie Noga.

[5] Loi, art. 7.

[6] Loi, art. 9.

[7] Par. 134.

[8] Par. 174.

[9] Par. 178.

[10] Par. 178.