Les dessous de la propriété intellectuelle relative au crispr-cas9

15 Mar 2021 14 MIN DE LECTURE

Mis à jour le 18 mars 2021

Le 7 octobre 2020, l’Académie royale des sciences de Suède a décerné le prix Nobel de chimie aux professeures Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna pour leur immense contribution à la technique d’édition génétique CRISPR-Cas9.[1] Cette technologie est à la source d’une véritable révolution biotechnologique qui permet d’entrevoir des innovations fabuleuses en médecine, en agriculture, et dans plusieurs autres domaines. On pourrait penser que les deux lauréates et les institutions auxquelles elles appartiennent percevront certainement les immenses bénéfices de leur invention lorsque ses applications seront mises en marché partout dans le monde. Toutefois, ce n’est pas si simple : au-delà des honneurs, une bataille juridique perdure depuis des années au sujet de la propriété intellectuelle relative à la technologie CRISPR-Cas9. Bien que ces litiges soient loin d’être résolus, des développements récents laissent plutôt entrevoir le fait que la majorité des bénéfices de cette invention pourrait bien échapper aux deux lauréates.

Qu’est-ce que le CRISPR-Cas9?

En juin 2012, les deux généticiennes décrivent dans un article scientifique un nouvel outil capable de simplifier la modification du génome, un mécanisme appelé CRISPR-Cas9.[2] L’outil, autrement dénommé « ciseaux moléculaires », permet aux chercheurs de couper l’ADN à un point spécifique et de modifier les gènes existants.[3] Cette technologie a le potentiel de modifier les gènes des organismes pour corriger des mutations à des endroits précis afin de traiter des maladies et défauts génétiques.[4] Des chercheurs ont eu recours à la méthode CRISPR-Cas9 pour modifier génétiquement des moustiques pour qu’ils ne soient pas porteurs du parasite du paludisme, en plus d’éliminer le VIH chez les souris infectées.[5] L’édition CRISPR-Cas9 a aussi permis de rétablir l’efficacité des chimiothérapies de première ligne contre le cancer du poumon, et ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses applications transformatrices du CRISPR-Cas9.[6]

La course aux brevets

Il est souvent arrivé au cours de l’histoire que plusieurs chercheurs trouvent la même invention ou des inventions similaires de façon presque simultanée. C’est le cas de CRISPR-Cas9.

En mai 2012, l’équipe de la professeure Doudna de l’Université de Californie à Berkeley (l’« UC Berkeley ») se précipite au bureau américain des brevets pour déposer sa première demande de brevet portant sur le CRISPR-Cas9, la première d’une longue série qui suivra.[7] Le groupe UC Berkeley comprend en fait les professeures Charpentier, alors professeure à l’université d’Umeå en Suède (maintenant affiliée à l’institut Max Planck), et Doudna, de l’UC Berkeley, qui collaborent sur le projet.[8] Or, à peine quelques mois plus tard, en décembre 2012, un groupe de recherche du Broad Institute, affilié au MIT et à l’université de Harvard (l’« Institut Broad ») dépose aussi une première demande de brevet relative au CRISPR-Cas9.[9] Comme c’est généralement le cas dans ce type d’affaires, les institutions déposeront une multitude de demandes de brevet qui demeureront secrètes pendant 18 mois.[10] Ce n’est que quand le rideau se lève que les institutions se rendent compte qu’elles ont déposé des demandes de brevet concurrentes.

Le même drame se joue en même temps en Europe. En mars 2013, l’UC Berkeley dépose auprès de l’Office européen des brevets une demande de brevet revendiquant la priorité de sa demande déposée aux États-Unis en mai 2012.[11] Peu après, en décembre 2013, l’Institut Broad dépose aussi auprès du même Office une demande similaire revendiquant la priorité de sa demande déposée aux États-Unis en décembre 2012.[12]  Les universités restent également dans le flou en Europe en attendant la publication de leurs demandes respectives.

À compter de 2016 aux États-Unis, l’UC Berkeley et l’Institut Broad se lancent dans les procédures administratives pour se voir accorder le droit exclusif d’exploiter la technologie CRISPR-Cas9, sous forme de brevets d’invention.[13] Hélas, la saga se poursuit à ce jour. On peut s’étonner que des universités se concurrencent ainsi. C’est sans doute le reflet du potentiel inestimable de cette nouvelle technique d’édition du génome.

Des ramifications internationales, y compris au Canada

La bataille juridique qu’y s’amorce alors a une importance planétaire : le système international des brevets repose sur un système de priorité. Les inventeurs peuvent déposer une seule demande de brevet dans n’importe quel pays membre du système international afin de bénéficier d’une date prioritaire qu’ils pourront revendiquer dans n’importe quelle autre demande de brevet qui s’y rapporte, [14] d’où l’importance de se précipiter au bureau de brevets lorsqu’une invention est en cours d’élaboration pour obtenir une date prioritaire antérieure à celles de concurrents potentiels. Mais encore faut-il qu’il s’agisse de la même invention… Savoir si un inventeur peut tirer parti d’une demande prioritaire antérieure à celle de concurrents exige que l’on définisse les inventions auxquelles les demandes de brevet se rapportent.

Dans le cas présent, la question est de savoir si la demande de brevet déposée par l’UC Berkeley pour l’utilisation de CRISPR-Cas9 dans n’importe quelle cellule vivante rend évidente et invalide l’invention de l’Institut Broad, qui est formulée de façon plus étroite, soit l’utilisation de CRISPR-Cas9 sur les cellules eucaryotes (c.-à-d. des cellules animales et végétales) en particulier.[15]

Dans un premier recours, le 15 février 2017, la division des appels du bureau américain des brevets déclare qu’il n’y a pas de conflit entre la demande d’application de l’Institut Broad et celle de l’UC Berkeley.[16] Cela s’explique parce que les chercheurs ont décrit et qualifié leurs inventions respectives de façons différentes. Les chercheuses de l’UC Berkeley, lauréates du prix Nobel de chimie, décrivent leur invention de façon générale, s’appliquant à toutes sortes d’ADN. En revanche, l’équipe Zhang de l’Institute Broad décrit son invention comme étant une méthode pour corriger des séquences d’ADN dans les cellules animales et végétales. Selon la division des appels, il n’y a pas de conflit réel (« interference in fact », en anglais) entre les revendications des parties.[17] L’UC Berkeley porte cette décision administrative en appel, mais le pourvoi est rejeté par une cour d’appel.[18] 

L’Institut Broad prend donc les devants aux États-Unis. En 2018, l’UC Berkeley dépose de nouvelles demandes de brevet aux États-Unis comprenant des revendications visant à créer une nouvelle procédure d’« interference », plus spécifiquement de nouvelles revendications dirigées vers l’utilisation du CRISPR-Cas9 dans les cellules eucaryotes.[19] Cette deuxième procédure d’« interference » amène le bureau américain des brevets à comparer directement les revendications des inventeurs concurrents pour déterminer quel groupe de recherche a fourni les meilleures preuves démontrant que la technique CRISPR-Cas9 fonctionne dans des cellules eucaryotes.[20]

Le 10 septembre 2020, la division des appels du bureau américain des brevets n’accepte pas les arguments de l’UC Berkeley, de sorte qu’il est jugé que l’UC Berkeley s’est vu attribuer la date de dépôt du 28 janvier 2013 et l’Institut Broad s’est vu attribuer celle du 12 décembre 2012, dates auxquelles leurs demandes provisoires ont été déposées.[21] Cette décision confirme qu’à l’heure actuelle, l’Institut Broad a la priorité dans l’utilisation de la technique CRISPR-Cas9 dans les cellules animales et végétales. C’est en partie dans ce domaine que se trouvent les plus grands bénéfices potentiels de la technique. Par contre, l’UC Berkeley a la priorité quant à l’application de la technique aux autres cellules, comme les aux cellules bactériennes.

Par ailleurs, la division des appels annonce également qu’une troisième audience sera nécessaire pour déterminer la priorité des dépôts de demandes de brevet.[22] Toutes les autorités du monde où des demandes de brevets revendiquent la priorité de l’une ou l’autre des demandes de brevet de l’UC Berkeley ou de l’Institut Broad attendent donc l’issue des procédures américaines pour déterminer quelles demandes de brevet concurrentes pourront être émises.  

L’Europe favorise les lauréates

Cette saga se déroule différemment à l’Office européen des brevets, où une erreur technique a fait en sorte que les demandes de brevet de l’Institut Broad ont une date ultérieure à celle de l’UC Berkeley. En fait, la Chambre de recours de l’Office européen des brevets a jugé que la révocation initiale du brevet de l’Institut Broad pour défaut de nouveauté était correcte.[23] En conséquence, en Europe, le groupe de l’UC Berkeley détient l’ensemble des brevets de première génération sur le CRISPR-Cas9.

Et le Canada?

Au Canada, comme dans plusieurs autres pays, la validité des demandes de brevet dépendra de celle des demandes de brevet prioritaires déposées aux États-Unis. Le résultat des recours aux États-Unis influencera les décisions des acteurs au Canada et les décisions des examinateurs à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (« OPIC »). Entre temps, plus de 1 200 demandes de brevet sont en attente d’examen devant OPIC portant sur le CRISPR-Cas9.[24]

Un régime commercial compliqué 

Pour les chercheurs et les utilisateurs, tous ces éléments engendrent des problèmes épineux quant à savoir auprès de qui ils doivent obtenir les droits pour exploiter la technique CRISPR-Cas9. Afin de commercialiser les nouvelles technologies et applications du CRISPR-Cas9, les parties intéressées devront obtenir des licences commerciales sur les brevets de base du CRISPR-Cas9. Cependant, cette tâche est d’autant plus ardue que des licences doivent être obtenues auprès de sources différentes. Les titulaires des demandes de brevet essentielles ont accordé leurs droits de façon exclusive à des sociétés de commercialisation, avec le mandat d’accorder des licences exclusives ou non exclusives à des entreprises privées désireuses d’investir afin de développer des applications utilisant le CRISPR-Cas9.[25] Par exemple, pour le développement de thérapies humaines, les droits doivent être obtenus auprès de CRISPR Therapeutics, Intellia Therapeutics, et Editas Medicine.[26] CRISPR Therapeutics a obtenu ses droits exclusifs d’Emmanuelle Charpentier, Intellia Therapeutics de l’UC Berkeley et l’Université de Vienne, et Editas Medicine de l’Institut Broad. Pour tous les autres domaines, les entités qui détiennent les droits pertinents sont ERS Genomics, Caribou Biosciences et l’Institut Broad.[27] ERS Genomics a obtenu ses droits exclusifs d’Emmanuelle Charpentier, Caribou Biosciences de l’UC Berkeley et l’Université de Vienne, et l’Institut Broad continue à accorder diverses licences.[28]

À ce jour, aucune entité n’attribue de licence pour l’ensemble des droits de propriété intellectuelle relatifs au CRISPR-Cas9, que ces droits soient détenus par un groupe de recherche ou par l’autre. Bien que cette situation n’ait probablement qu’une incidence minime sur la recherche fondamentale utilisant ces outils (puisque ce type de recherche est exempté du régime de contrefaçon de brevet en vertu des lois nationales ou tolérées par les institutions qui détiennent les droits de brevet), tous les débouchés thérapeutiques ou commerciaux devront attendre la résolution des controverses juridiques, à moins que les universités et chercheurs intéressés s’entendent sur un guichet unique pour accorder des licences sur leurs droits de propriété intellectuelle éventuels.

Depuis 2017, l’Institut Broad entreprend des démarches dans le but de créer un seul pool de propriété intellectuelle relative au CRISPR-cas9, tout d’abord sous les auspices d’une entité de gestion de droits appelée MPEG LA et par la suite, en juin 2019, dans le cadre d’une nouvelle collaboration avec la société MilliporeSigma. Le désistement apparent de l’Institut Broad du groupe MPEG LA, son lancement d’un projet alternatif avec MilliporeSigma, de même que le silence de l’UC Berkeley quant à ces deux initiatives suggèrent que la création d’un pool unique de droits relatifs au CRISPR-cas9 n’est pas pour demain.[29] On devra donc attendre encore, soit l’atteinte d’une entente commerciale entre les détenteurs de droits potentiels de propriété intellectuelle sur le CRISPR-cas9, soit l’issue des procédures juridiques américaines. Entre temps, la recherche scientifique utilisant cette technique révolutionnaire continue heureusement d’avancer à grands pas.

 


[1] The Royal Swedish Academy of Sciences, Press Release,«  The Nobel Prize in Chemistry 2020 » (7 octobre 2020), en ligne : https://www.nobelprize.org/prizes/chemistry/2020/press-release.

[2] Martin Jinek et coll., « A Programmable Dual-RNA-Guided DNA Endonuclease in Adaptive Bacterial Immunity » (2012) 337 SCIENCE 816.

[3] Agence France-Presse, « Le Nobel de chimie décerné à une Française et à une Américaine » (7 octobre 2020), en ligne : Radio-Canada https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1739314/prix-nobel-chimie-science-2020.

[4]  Patrick Neville, « MPEG LA’s Use of a Patent Pool to Solve the CRISPR Industry’s Licensing Problems » (2020) 2020:2 Utah Law Review p. 535-536 [Neville].

[5] « CRISPR-Cas9: Timeline of key events » (2020), en ligne : What is biotechnology? https://www.whatisbiotechnology.org/index.php/timeline/science/CRISPR-Cas9 [Biotechnology].

[6] Biotechnology.

[7] Catherine Jewell, « The battle to own the CRISPR-Cas9 gene-editing tool » (avril 2017), en ligne  : WIPO https://www.wipo.int/wipo_magazine/en/2017/02/article_0005.html [Jewell].

[8] Neville p. 548.

[9] Ibid.

[10] USPTO, « Public Patent Application Information Retrieval », en ligne : USPTO, Application Numbers 61/652,086 and 61/736,527 https://portal.uspto.gov/pair/PublicPair.

[11] Registre européen des brevets, « EP2800811 » (10 novembre 2020), en ligne : Office européen des brevets https://register.epo.org/application?lng=fr&number=EP13793997.

[12] Registre européen des brevets, « EP2771468 » (10 novembre 2020), en ligne : Office européen des brevets https://register.epo.org/application?lng=fr&number=EP13818570.

[13] Jon Cohen, « The latest round in the CRISPR patent battle has an apparent victor, but the fight continues » (11 septembre 2020), en ligne : Science https://www.sciencemag.org/news/2020/09/latest-round-crispr-patent-battle-has-apparent-victor-fight-continues [Cohen].

[14] Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, « La protection des inventions à l’étranger : Questions fréquemment posées au sujet du Traité de coopération en matière de brevets (PCT)” (avril 2020), en ligne : OMPI https://www.wipo.int/pct/fr/faqs/faqs.html.

[15] Nathaniel Lipkus, « Le nouveau monde des brevets sur CRISPT-Cas9 au Canada » (14 septembre 2018), en ligne: Osler https://www.osler.com/fr/ressources/reglements/2018/le-nouveau-monde-des-brevets-sur-crispr-cas9-au-canada.

[16] Broad Institute, Inc. v. Regents of the University of California, No. 106,048, (P.T.A.B., 15 février 2017).

[17] Ibid p. 49.

[18] Regents of the University of California v. Broad Institute, Inc., No. 2017-1907 (Fed. Cir. 10 septembre 2018).

[19] Louis Lieto et coll., « Patent Trial and Appeal Board Hears Argument in CRISPR Patent Priority Dispute » (21 mai 2020), en ligne : JDSUPRA https://www.jdsupra.com/legalnews/patent-trial-and-appeal-board-hears-96548/#3​; « Methods and Compositions for RNA-Directed Target DNA Modification and for RNA-Directed Modulation of Transcription », U.S. Patent Application No. 15/981,807 (16 mai 2018), clm 156.

[20] Cohen.

[21] Regents of the University of California v. Broad Institute, Inc., No. 106,115, (P.T.A.B., 10 septembre 2020) p. 109-110; Kevin E. Noonan, « PTAB Decides Parties’ Motions in CRISPR Interference » (11 septembre 2020), en ligne : Patent Docs https://www.patentdocs.org/2020/09/ptab-decides-parties-motions-in-crispr-interference.html; Jon Cohen, « The latest round in the CRISPR patent battle has an apparent victor, but the fight continues »(11 septembre 2020), en ligne : Science https://www.sciencemag.org/news/2020/09/latest-round-crispr-patent-battle-has-apparent-victor-fight-continues.

[22] Ibid.

[23] Broad Institute, Inc., et al, Application No. 13 818 570.7 (E.P.O. 26 mars 2018); Clara Rodriguez Fernandez, « Broad Institute Loses Appeal on European CRISPR Patent » (24 janvier 2020), en ligne : Labiotech https://www.labiotech.eu/crispr/crispr-patent-europe; Decision of Technical Board of Appeal 3.3.08

of 16 January 2020, T 1726/15 (Heterologous FPPS/University of California) of 13.8.2020 en ligne : https://www.epo.org/law-practice/case-law-appeals/pdf/t151726eu1.pdf [PDF]

[25] Timothé Cynober, « CRISPR: One Patent to Rule Them All » (11 février 2019), en ligne : Labiotech https://www.labiotech.eu/in-depth/crispr-patent-dispute-licensing [Cynober].

[26] Ibid.

[27] Ibid.

[28] Voir aussi: Walter Isaacson, « CRISPR rivals put patents aside to help in fight against Covid-19 » (3 mars 2021), en ligne: https://www.statnews.com/2021/03/03/crispr-rivals-put-patents-aside-fight-against-covid-19

By statnews.com; et Broad Institute, “Information about licensing CRISPR systems, including for clinical use”, en ligne: https://www.broadinstitute.org/partnerships/office-strategic-alliances-and-partnering/information-about-licensing-crispr-genome-edi.

[29] Neville.