Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Calgary
Coprésidente nationale, Calgary
Dans ce bulletin d’actualités
- Deux faits récents montrent que les litiges relatifs aux changements climatiques arrivent au Canada : la poursuite d’ENVironnement JEUnesse à Québec et l’appui de la Ville de Victoria à un recours collectif contre des producteurs gaziers et pétroliers pour des dommages liés au climat.
- Les producteurs gaziers et pétroliers pourraient bientôt faire face à de telles poursuites. De plus, la pression exercée par un litige, peu importe sa réussite ou son échec, peut également se répercuter sur la réglementation et les activités des sociétés canadiennes.
- En prévision, les producteurs gaziers et pétroliers canadiens devraient analyser leurs émissions antérieures de gaz à effet de serre et revoir attentivement l’information qu’ils ont communiquée sur ces risques.
La conscientisation accrue du public et un sentiment d’urgence mondiale face aux risques et aux effets des changements climatiques, combinés à l’adoption de lois nationales et à la prise d’engagements internationaux pour lutter contre ces risques, ont donné naissance à un nouveau type d’action judiciaire : les litiges relatifs aux changements climatiques. Dans un laps de temps relativement court, plus de 1 000 litiges de cette nature ont été portés devant les tribunaux dans le monde, amenant beaucoup d’entre nous à se demander quand cette « tendance » se manifesterait au Canada. Deux faits récents montrent que les litiges relatifs aux changements climatiques ont fait leur entrée au Canada. En novembre 2018, une action a été intentée par ENVironnement JEUnesse devant la Cour supérieure du Québec, suivie peu après par l’appui de la Ville de Victoria (Victoria) à un recours collectif contre des producteurs gaziers et pétroliers pour des dommages liés au le climat.
En règle générale, ces litiges se divisent en deux grandes catégories :
- Poursuites contre des gouvernements — recours de droit public soulevant des arguments fondés sur les droits de la personne, le droit constitutionnel et le droit administratif;
- Poursuites contre des sociétés — recours de droit privé fondés entre autres sur le délit civil, la fraude, la planification et le droit des sociétés.
L’action d’ENJEU entre dans la première catégorie, tandis que celle de Victoria fait partie de la seconde.
ENVironnement JEUnesse
Litige relatif aux changements climatiques fondé sur les droits des jeunes Québécois
Le 26 novembre 2018, ENJEU, un organisme à but non lucratif québécois qui travaille à conscientiser les jeunes aux problèmes environnementaux, a déposé devant la Cour supérieure du Québec une demande d’autorisation d’exercer un recours collectif contre le gouvernement fédéral au nom de tous les Québécois de 35 ans et moins. Entre autres, la poursuite demande au gouvernement fédéral de déclarer qu’il a porté à atteinte à plusieurs droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte canadienne) et la Charte québécoise des droits et libertés (la Charte québécoise) en n’ayant pas pris les mesures appropriées pour prévenir les changements climatiques. Plus particulièrement, ENJEU allègue que le fait que le gouvernement fédéral n’a pas adopté de cibles d’émissions suffisamment ambitieuses brime le droit des membres du groupe :
- à la vie, ainsi qu’à la sûreté de leur personne (article 7 de la Charte canadienne et article 1 de la Charte québécoise);
- de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité (paragraphe 46.1 de la Charte québécoise);
- à l’égalité, en imposant un fardeau trop lourd aux jeunes générations sous la forme de coûts futurs des changements climatiques (article 15 de la Charte canadienne et article 1 de la Charte québécoise).
ENJEU demande l’autorisation de la Cour supérieure du Québec d’intenter le recours collectif proposé, comme l’exige la loi. Une décision sur cette demande d’autorisation est attendue d’ici un an.
Calqué sur des recours liés aux changements climatiques, fondés sur les droits, intentés à travers le monde
La poursuite intentée par ENJEU fait écho à des actions intentées dans d’autres ressorts, notamment aux Pays-Bas et aux États-Unis. Ces actions sont menées contre des gouvernements par des groupes qui déclarent représenter des groupes de jeunes citoyens; ils réclament des dommages-intérêts ou des jugements déclaratoires au motif d’inaction de la part du gouvernement.
Dans la cause Urgenda Foundation v. Kingdom of the Netherlands, le tribunal néerlandais a accepté un argument fondé sur les droits et tenu le gouvernement néerlandais responsable de ne pas avoir pris de mesures suffisantes pour éviter la menace posée par les changements climatiques. La décision a été confirmée par la Cour d’appel de La Haye le 9 octobre 2018.
Aux États-Unis, des poursuites semblables ont été intentées dans plusieurs États. La cause la mieux connue est celle de la poursuite intentée par l’organisme Our Children’s Trust en Oregon, Juliana et al. v. United States of America. Cette affaire a fait beaucoup de bruit récemment dans les médias après que l’administration Trump s’est vu accorder une suspension des procédures (le procès devait avoir lieu à l’automne 2018). La cause a été suspendue jusqu’à la conclusion des appels interlocutoires.
Précurseur de poursuites à venir
Même si la poursuite d’ENJEU est nouvelle et qu’on ignore, pour le moment, quelles sont ses chances de succès, elle indique que le Canada suit la tendance internationale des litiges liés aux changements climatiques fondés sur les droits.
Recours collectif mené par les municipalités de Colombie-Britannique
La Ville de Victoria appuie un recours collectif
Le 17 janvier 2019, Victoria est devenue la première municipalité au Canada à appuyer un recours collectif contre des producteurs gaziers et pétroliers pour dommages liés au climat. Le conseil de ville de Victoria a décidé d’appuyer le recours collectif et demandé à l’Union des municipalités de la Colombie-Britannique (UBCM) d’examiner la possibilité d’intenter la poursuite lors de son assemblée annuelle en septembre.
La justification alléguée au soutien du recours collectif est d’ainsi permettre à Victoria de protéger les intérêts financiers de ses résidents en recouvrant les coûts associés aux changements climatiques causés par les producteurs gaziers et pétroliers, qui profitent de la combustion de combustibles fossiles.
La poursuite proposée pourrait être structurée en tant que recours collectif des municipalités de la Colombie-Britannique , comme Victoria, lesquelles seraient les membres du groupe. L’argument au soutien de la formule du recours collectif est double : 1) il permet aux membres du groupe d’épargner des frais judiciaires grâce à une représentation conjointe; 2) les règles régissant le recours collectif en Colombie-Britannique, contrairement à celles d’autres provinces, n’obligent pas la partie déboutée à payer les frais judiciaires.
La poursuite visera les grands producteurs de combustibles fossiles du monde et tentera de tenir ces sociétés responsables des coûts d’adaptation au climat assumés par les municipalités (comme les mesures de prévention des inondations). Les demandeurs chercheront à quantifier les émissions individuelles et historiques de gaz à effet de serre (GES) des grandes sociétés émettrices de GES (y compris les émissions en aval). La responsabilité sera répartie entre les défendeurs proportionnellement à leurs émissions cumulatives de GES. Par exemple, si les recherches du Climate Accountability Institute attribuent à un producteur un pourcentage des émissions mondiales de GES, entre 1751 et 2013, les municipalités soutiendront que le producteur est responsable de ce pourcentage de leurs coûts d’adaptation au climat.
Campagne de West Coast Environmental Law
Ce recours collectif proposé par des municipalités de Colombie-Britannique s’inscrit dans le cadre d’une vaste campagne menée par West Coast Environmental Law (WCEL) (un groupe de défense de l’environnement). Depuis plusieurs années, WCEL appuie une campagne d’imputabilité des producteurs de combustibles fossiles. WCEL encourage les municipalités de la Colombie-Britannique à participer à ce recours collectif.
Dans un premier temps, le groupe WCEL demandait aux municipalités de Colombie-Britannique d’envoyer des mises en demeure aux sociétés gazières et pétrolières, réclamant une compensation pour les dommages allégués liés au climat. La mise en demeure envoyée par la Municipalité de villégiature de Whistler aux sociétés gazières et pétrolières, à l’automne 2018, laquelle a créé beaucoup de remous, faisait partie de cette campagne.
Calqué sur des litiges américains
Le recours collectif des municipalités de Colombie-Britannique sera le première du genre, mais il s’inspire de recours semblables déposés par des municipalités aux États-Unis, comme New York et plusieurs municipalités de la Californie qui ont intenté des poursuites liées au climat contre de grands producteurs gaziers et pétroliers. Les poursuites visent à obtenir des milliards de dollars pour couvrir les coûts d’infrastructure associés à la préparation aux changements climatiques, et allèguent que les producteurs connaissaient le risque que leur produit posait au climat, mais qu’ils ont cherché à dissimuler ce risque au public.
Les demandeurs américains ont invoqué des causes d’action de common law, soit la nuisance, la négligence et l’atteinte aux droits d’autrui. Compte tenu des similitudes entre ces causes d’action au Canada et aux États-Unis, le Canada est un terreau fertile pour ce genre de poursuite. Toutefois, le succès des poursuites canadiennes est loin d’être assuré. Plusieurs poursuites américaines ont été rejetées de façon préventive. Les tribunaux américains considèrent les changements climatiques comme une question politique à laquelle le droit privé se prête mal. Les théories selon lesquelles les poursuites menées par les villes américaines ont été rejetées de façon préventive pourraient servir de moyens de défense au Canada.
Répercussions
Les litiges relatifs aux changements climatiques arrivent au Canada. Les producteurs gaziers et pétroliers pourraient bientôt faire face à des litiges liés aux changements climatiques. De plus, la pression exercée par un litige, peu importe sa réussite ou son échec, peut également se répercuter sur la réglementation et les activités des sociétés canadiennes. Ces faits récents soulignent l’importance pour les sociétés canadiennes de prendre des mesures appropriées pour se préparer à de tels litiges, ainsi qu’à l’évolution de la réglementation et du contexte dans lequel elles exerceront leurs activités. Voici quelques mesures précises que les producteurs gaziers et pétroliers canadiens devraient prendre :
- Analyser leurs émissions historiques de GES — Le recours collectif des municipalités de Colombie-Britannique, à l’instar de ceux de même nature aux États-Unis, est fondé sur les émissions historiques totales de GES des sociétés. Les demandeurs se sont fondés sur la même analyse pour quantifier les émissions cumulatives de GES. Vous pouvez consulter cette analyse ici. Les producteurs gaziers et pétroliers devraient examiner cette liste, déterminer s’ils y figurent et, le cas échéant, prendre des mesures adéquates, sous la supervision d’un conseiller juridique, pour évaluer l’exactitude du nombre d’émissions de GES qui leur est attribué.
- Revoir leur information sur les risques liés aux changements climatiques — Les producteurs gaziers et pétroliers devraient aussi revoir attentivement l’information qu’ils ont communiquée sur les risques liés aux changements climatiques, car elle sera utilisée dans le cadre de telles poursuites, et s’assurer qu’ils sont en conformité avec les obligations d’information sur les valeurs mobilières :
- Utilisation dans le cadre de litiges — Les sociétés devraient tenir pour acquis qu’elles auront recours à leurs propres données et que les demandeurs y auront également recours en cas de litige. Les demandeurs feront valoir que cette information, du moins en partie, constitue un aveu (c.-à-d., une reconnaissance du lien de cause à effet entre les émissions de GES et les changements climatiques). De leur côté, les producteurs gaziers et pétroliers soutiendront que le fait de fournir cette information démontre qu’ils agissent de façon raisonnable et comme citoyen responsable dans l’exercice de leurs activités, facteurs dont il est tenu compte dans l’analyse de la nuisance et de la négligence. L’information sur les risques liés aux changements climatiques devrait refléter un équilibre entre ces considérations contradictoires et satisfaire aux obligations d’information applicables.
- Information sur les valeurs mobilières — Les récents événements aux États-Unis démontrent que les émetteurs gaziers et pétroliers canadiens doivent s’assurer que leur information présente fidèlement les risques liés aux changements climatiques. La plainte déposée récemment par la procureure générale de l’État de New York contre Exxon Mobil — portant, entre autres, sur le traitement comptable des coûts liés aux changements climatiques, en rapport avec les sables bitumineux — met ce risque en évidence. Les producteurs de sables bitumineux canadiens devraient être conscients des enjeux liés à l’information devant être divulguée sur les risques liés aux changements climatiques et s’assurer qu’elle satisfait aux exigences des lois sur les valeurs mobilières applicables.
Pour un supplément d’information sur les litiges relatifs aux changements climatiques et sur les stratégies d’atténuation du risque, veuillez communiquer avec :