Auteurs(trice)
Coprésidente nationale, Calgary
Associé, Litiges, Calgary
Associé, Litiges, Toronto
Associé, Litiges, Calgary
Le 19 décembre 2019, la Cour suprême du Canada a rendu ses décisions très attendues dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, Bell Canada c. Canada (Procureur général) et National Football League c. Canada (ensemble, la trilogie d’arrêts en droit administratif). La trilogie d’arrêts en droit administratif revêt une grande importance pour tous les participants dans l’État administratif, y compris les sociétés réglementées exerçant leurs activités au Canada, puisqu’elle redéfinit la nature et la portée du contrôle judiciaire dans les poursuites administratives.
Les motifs de la majorité modifient fondamentalement l’analyse relative à la norme de contrôle qui s’applique aux contrôles judiciaires et aux appels prévus par la loi effectués par des organismes administratifs. Premièrement, la norme de la décision raisonnable s’applique maintenant à tous les examens sur le fond des décisions administratives, sauf dans les cas où une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige. Deuxièmement, la majorité a précisé l’application de la norme de la décision raisonnable aux décisions avec et sans motifs. Mais sans doute plus important encore, la Cour s’éloigne de ses propres récentes décisions en concluant qu’une norme de contrôle s’applique à des questions de droit d’organismes administratifs traitées en appel.
Contexte
Depuis la décision de la Cour suprême en 2008 dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, les cours de justice canadiennes ont graduellement appliqué une norme de la décision raisonnable fondée sur la déférence pour examiner sur le fond des décisions réglementaires, administratives ou exécutives qui ont interprété et appliqué leurs lois habilitantes ou constitutives. La norme de la décision raisonnable reconnaît que les législateurs ont créé des organismes administratifs tels que des offices d’énergie, des organismes de relations professionnelles et des organismes de réglementation des télécommunications et des valeurs mobilières pour agir à titre de spécialistes de questions complexes de fait, de droit et de politique. Tant que les décisions et processus de raisonnement de ces organismes respectent le caractère raisonnable, ils ne seront pas invalidés par les cours de justice, même si ces dernières arrivent à une décision différente.
Par contre, depuis l’arrêt Dunsmuir, les cours de justice ont largement limité l’application de la norme de la décision correcte (selon laquelle aucune déférence ne s’applique) à des catégories plus ou moins définies dans les cas où le contexte, la primauté du droit ou la cohérence entre les décideurs administratifs le demande. Même si certains aspects de ce cadre étaient clairs, d’autres aspects ont fait l’objet d’un débat approfondi ou pourraient donner lieu à une analyse contextuelle occasionnelle pour déterminer la norme de contrôle.
Ces normes de contrôle en droit administratif contrastent avec la norme générale de contrôle applicable en appel des cours de première instance qui examinent toutes les questions juridiques selon la norme de la décision correcte, alors que les questions de fait et mixte de fait et de droit ne sont infirmées que s’il y a une erreur manifeste et déterminante. Ces normes applicables en appel font rarement l’objet d’un débat approfondi, puisque le cadre a été largement établi pendant près de deux décennies.
La norme de contrôle en droit administratif a fait l’objet de beaucoup plus de débats. Même si l’arrêt Dunsmuir était censé simplifier le cadre, les parties ont continué à passer trop de temps à débattre de la norme de contrôle appropriée plutôt que du fond réel du dossier. Dans le cadre de la trilogie d’arrêts en matière de droit administratif, la Cour suprême a accordé un droit d’appel pour clarifier le droit en matière de norme de contrôle.
Motifs de la majorité : distinguer le contrôle judiciaire des appels prévus par la loi
La majorité a relevé de nombreux aspects du droit administratif qui devaient être clarifiés.
Présomption élargie de la norme de la décision raisonnable : Pour clarifier l’analyse visant à déterminer la norme de contrôle, la majorité a élargi la présomption de la norme de la décision raisonnable au-delà de l’interprétation et de l’application de la « loi constitutive » d’un organisme administratif à tous les cas dans lesquels une cour examine une décision administrative sur le fond.
Cinq situations dans lesquelles la norme de la décision raisonnable s’applique : La majorité a relevé les situations dans lesquelles la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable est remplacée par un contrôle selon la norme de la décision correcte. Le cadre de Dunsmuir a été remplacé par deux situations dans lesquelles la norme de la décision correcte s’applique. Cette norme se divise en cinq catégories exhaustives environ. Selon le nouveau cadre élaboré dans Vavilov, un contrôle selon la norme de la décision correcte ne s’appliquera que dans les cas suivants :
- Le législateur a indiqué que la norme de contrôle est la norme de la décision correcte, ce qui comprend les cas suivants :
- le législateur a prescrit explicitement comme norme de contrôle la norme de la décision correcte;
- le législateur a fourni un mécanisme d’appel devant une cour de justice, indiquant ainsi que ce sont les normes applicables en appel qui s’appliqueront plutôt que les normes applicables dans les décisions administratives;
- la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. Cette exception concerne :
- les questions constitutionnelles;
- les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique;
- les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs.
Même si la Cour n’a pas éliminé la possibilité de créer de nouvelles catégories de norme de la décision correcte, elle n’a pas demandé que ce cadre soit examiné de façon régulière. Il n’est plus possible de soutenir, de façon générale, que le « contexte » nécessite l’application de la norme de la décision correcte, et la reconnaissance de nouvelles catégories de contrôle selon la norme de la décision correcte sera exceptionnelle.
La norme de la décision correcte doit s’appliquer dans les appels prévus par la loi : Dans une modification importante de la loi, la majorité s’est éloignée de ses récentes décisions en concluant qu’un mécanisme d’appel prévu par la loi entraînera l’application par la Cour de la norme de la décision correcte aux questions de droit soulevées dans un appel. Les tribunaux remplaceront notamment les normes de contrôle applicables en appel par des normes de contrôle applicables dans les décisions administratives dans les cas où la cour de justice est saisie du dossier porté en appel prévu par la loi par un organisme administratif. Par conséquent, la norme de la décision correcte s’appliquera maintenant à toutes les questions de droit, sans égard à l’expertise relative de cet organisme administratif, et la norme de l’erreur manifeste et déterminante s’appliquera aux questions de fait et de fait et de droit.
Application élargie de la norme de la décision correcte : la Cour a également élargi la catégorie concernant les questions d’« importance capitale ». Auparavant, selon le cadre de Dunsmuir, cette catégorie de contrôle selon la norme de la décision correcte exigeait que la question respecte les deux critères suivants : (1) importance capitale pour le système juridique; et (2) étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre. Selon le nouveau cadre de Vavilov, le deuxième élément du critère a été abandonné.
Élimination de la catégorie des « questions touchant véritablement à la compétence » : Il convient également de souligner que la majorité a abandonné le concept très critiqué des « questions touchant véritablement à la compétence », qui était autrefois une catégorie de contrôle selon la norme de la décision correcte selon Dunsmuir (même si son contenu a fait l’objet d’un débat approfondi). En éliminant cette catégorie, la majorité a reconnu que des préoccupations légitimes sous-tendent les tentatives précédentes de définir cette catégorie, notamment l’inquiétude selon laquelle les acteurs administratifs peuvent déterminer la portée de leur propre pouvoir. La majorité a pris en compte ces inquiétudes dans son explication de l’application de la norme de la décision raisonnable.
Clarté relativement au contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Pour clarifier l’application de la norme de la décision raisonnable, la majorité a confirmé de nombreux principes en droit administratif qui ont fait l’objet d’interprétations divergentes dans les dernières années, notamment : (1) le rôle de la cour de justice consiste à examiner le processus décisionnel et de raisonnement réel, et non de rendre une décision ou de tenter de prendre en compte l’« éventail » des conclusions en soi; (2) la norme de la décision raisonnable est une norme unique qui tient compte du contexte; et (3) les cours de justice ne peuvent pas passer outre les motifs erronés appuyant une décision et substituer leurs propres motifs simplement parce que le résultat pourrait être raisonnable dans des circonstances différentes.
Lacunes fondamentales qui tendent à rendre une décision déraisonnable : La majorité a relevé deux catégories de lacunes fondamentales qui tendent à rendre une décision déraisonnable : (1) un raisonnement intrinsèquement incohérent; et (2) une décision indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques, comme le régime législatif applicable, le principe de common law applicable adapté au contexte administratif, les principes d’interprétation des lois, la preuve, les observations des parties ainsi que les pratiques et décisions antérieures (qui ne devraient être écartés que si cet écartement est justifié dans les motifs).
La minorité : la majorité modifie à nouveau de façon fondamentale le droit administratif
Les juges Abella et Karakatsanis ont formulé des opinions minoritaires. Même si elles étaient d’accord avec certains aspects du nouveau cadre de la majorité (comme l’élimination de l’« analyse contextuelle » générale et des « questions touchant la compétence »), elles étaient préoccupées par l’expansion potentielle de l’application du contrôle selon la norme de la décision correcte par le nouveau cadre, en particulier dans le contexte des appels prévus par la loi interjetés par des acteurs administratifs. Les juges Abella et Karakatsanis ont conclu que la majorité « réoriente complètement le rapport entre les acteurs administratifs et la magistrature en élargissant considérablement les circonstances dans lesquelles les juges généralistes pourront substituer leur propre opinion à celles des décideurs spécialisés qui exercent leur mandat au quotidien. »
Effets sur les sociétés réglementées
Les motifs détaillés de la majorité ont le potentiel de clarifier et de simplifier certains aspects du droit administratif canadien qui avaient fait l’objet de débats et d’une demande en justice divergente. Ce sont de bonnes nouvelles pour toutes les sociétés réglementées. Ces développements peuvent également encourager les décideurs à mieux établir le bien-fondé de leurs décisions, en particulier des décisions discrétionnaires qui font l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Toutefois, en élargissant la norme de la décision correcte applicable en appel aux questions légales d’organismes administratifs traitées dans des appels, la majorité a fondamentalement modifié la portée de déférence fournie par les cours d’appel à ces organismes administratifs importants (qui comprennent actuellement les organismes de réglementation de l’énergie et des télécommunications). Ce faisant, la cour a accru les risques d’appel qui, sans modification législative pour commander une norme de la décision raisonnable, pourront vraisemblablement entraîner une augmentation du volume d’appel de ces organismes. Ces développements peuvent également entraîner des modifications législatives pour traiter la norme de contrôle et fournir des indications aux cours de révision.