Perspectives juridiques Osler 2024

Une exploration des marchés canadiens du carbone en pleine évolution

5 Déc 2024 13 MIN DE LECTURE

D’aucuns reconnaissent que les mécanismes d’échange de crédits carbone sont indispensables à la réalisation d’importantes réductions d’émissions, d’autant plus que, en matière de lutte contre les changements climatiques, le Canada s’est fixé des objectifs très ambitieux. Malgré l’intérêt porté à l’échange de droits d’émission depuis près de 30 ans, les marchés canadiens du carbone demeurent fragmentés et souffrent d’un manque de liquidité, de réglementation et de stabilité. La création d’un marché national intégré de produits de réduction des émissions de carbone offrant fongibilité et transparence se fait toujours attendre au Canada. Dans l’intervalle, un ensemble disparate de cadres réglementaires provinciaux et d’initiatives volontaires et publiques a vu le jour au pays.

Des occasions considérables s’offrent aux industries qui souhaitent compter la finance du carbone parmi les moyens qu’elles utilisent pour atteindre leurs objectifs de réduction des émissions. Bien que, pour l’heure, ils soient fragmentés, les marchés canadiens du carbone continuent d’afficher des progrès recelant un important potentiel à la fois pour les crédits de conformité et les mécanismes volontaires de la finance du carbone. Cette situation est principalement attribuable à l’accroissement de la demande découlant de l’adoption de cibles de carboneutralité et de stratégies de gestion des risques liés aux changements climatiques. Les parties prenantes cherchent activement des occasions de normaliser les réglementations et d’élargir les protocoles.

Malgré l’incertitude engendrée par le climat politique actuel, les marchés du carbone offrent aux participants une occasion évolutive et intéressante d’atteindre leurs cibles de réduction des émissions.

Marchés réglementés et marchés volontaires

Au Canada, il existe deux types de marchés qui facilitent l’échange de crédits carbone : les marchés réglementés (aussi appelés « marchés de conformité ») et les marchés volontaires. Sur les marchés réglementés, les gros émetteurs sont tenus par la loi de réduire leurs émissions de carbone ou de recourir aux crédits carbone établis aux termes de ces cadres réglementaires pour s’acquitter de cette obligation. Sur ces marchés, un crédit carbone représente une tonne d’émissions visées, qui se mesure en équivalents de dioxyde de carbone. Les émissions de carbone sur ce type de marché sont réglementées dans chaque province en vertu du cadre fédéral, d’un cadre provincial ou d’un régime fédéral-provincial hybride.

Le cadre fédéral des marchés réglementés, établi par la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (LTPGES), régit les émissions de carbone des gros émetteurs industriels au moyen de l’application de normes minimales de tarification du carbone. Ce cadre s’applique dans les provinces et territoires qui ne répondent pas aux critères de tarification et d’émissions fondés sur le rendement de la LTPGES. Les provinces peuvent atteindre les cibles fédérales en matière de tarification et d’émissions au moyen de leur propre système de tarification du carbone, dans le cadre duquel une limite d’émissions fondée sur le rendement est imposée aux installations émettrices réglementées. Ou encore, elles peuvent atteindre des cibles fixes propres à chaque installation dans le cadre d’un système de plafonnement et d’échange en vertu duquel des « quotas » d’une certaine quantité d’émissions sont attribués à des installations émettrices réglementées.

Les marchés volontaires constituent un moyen non réglementaire d’affecter des ressources financières à des projets qui donnent lieu à des réductions d’émissions vérifiées de façon indépendante ou à d’autres avantages environnementaux. Ces marchés sont indépendants des marchés réglementés et peuvent jouer un rôle complémentaire. Les promoteurs de projets de compensation volontaire se voient attribuer des crédits carbone par un organisme de normalisation privé qui agit à titre d’agence de certification et de vérification. Les crédits carbone volontaires peuvent ensuite être achetés sur les marchés. Comme c’est le cas sur les marchés réglementés, un crédit carbone volontaire représente habituellement une tonne d’émissions visées. Les émetteurs participent volontairement à ces marchés pour atteindre leurs objectifs de réduction d’émissions de carbone et leurs cibles environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), exécuter les contrats conclus avec leurs clients, répondre aux préoccupations climatiques ou compenser leurs émissions afin de se conformer à leurs ententes relativement aux obligations vertes et aux titres de créance liés à la durabilité.

Activité des marchés et échange de crédits carbone

Les marchés canadiens du carbone se caractérisent par un éventail d’accords d’échange immédiat et à long terme, chacun répondant aux différents besoins et stratégies des participants. L’activité des marchés du carbone, tant réglementés que volontaires, comprend principalement des transactions au comptant ou à court terme, où les crédits carbone sont achetés et vendus pour être livrés immédiatement ou dans un court délai.

Les marchés du carbone offrent aux participants une occasion évolutive et intéressante d’atteindre leurs cibles de réduction des émissions.

Des accords à long terme ont récemment commencé à voir le jour. Ces accords sont généralement adaptés à des projets créateurs de crédits précis. Ils établissent un cadre uniforme d’échange de crédits carbone sur une longue période, qui profite à la fois aux acheteurs et aux vendeurs en assurant une offre constante de crédits carbone et en générant des revenus à long terme en vue de la réalisation de projets de réduction des émissions. Un exemple récent d’un accord de ce type est le tout premier engagement à long terme [PDF], d’un milliard de dollars, pris par le Fonds de croissance du Canada (FCC) pour acheter d’Entropy Inc. jusqu’à un million de tonnes par année de crédits carbone générés par les projets de capture de carbone d’Entropy sur une période de 15 ans.

Le contrat sur différence pour le carbone est un autre mécanisme qui vise à créer de la certitude à la fois pour les émetteurs et les promoteurs de projets de réduction d’émissions de carbone. Aux termes de ces contrats, une partie solvable, comme un organisme gouvernemental, conclut un accord strictement financier avec une organisation qui met en œuvre un projet de réduction des émissions, dans lequel est précisé un prix minimal pour le carbone. Si l’indice du prix du carbone réglementaire ou un autre indice applicable du marché du carbone baisse en deçà du prix convenu, le fournisseur du contrat sur différence pour le carbone paie la différence à l’organisation. À l’inverse, si l’indice du prix du carbone réglementaire augmente au-dessus du prix convenu, l’organisation paie la différence au fournisseur du contrat sur différence pour le carbone.

Le FCC a récemment annoncé la conclusion d’une entente avec Markham District Energy Inc., l’entreprise d’énergie publique de la ville de Markham, en vue de soutenir son projet de récupération de l’énergie générée par les eaux usées de la région de York. Ce contrat sur différence pour le carbone d’une durée de 10 ans permet d’offrir à Markham District Energy une certitude des prix pour les réductions des émissions de carbone dans le cadre du projet, réduisant ainsi le risque d’investissement.

Défis que posera l’échange de droits d’émission de carbone

Malgré les progrès réalisés au chapitre du développement des marchés d’échange de droits d’émission de carbone, de nombreux défis continuent d’entraver l’adoption généralisée de programmes d’échange de droits d’émission de carbone.

Sur les marchés réglementés, malgré le cadre défini par la LTPGES, la nature fragmentée de la réglementation sur le carbone dans les provinces et territoires rend difficile la reconnaissance des crédits des autres provinces et territoires. Les protocoles de quantification des crédits compensatoires et la capacité d’utiliser les crédits carbone aux fins de conformité varient d’une province ou d’un territoire à l’autre ou sont inexistants, comme c’est le cas en Ontario. La liquidité s’en trouve donc restreinte, ce qui limite l’offre de crédits compensatoires pour les émetteurs réglementés et décourage le développement de projets de réduction des émissions à grande échelle.

Les problèmes de liquidité touchent également les marchés volontaires. Les crédits carbone diffèrent selon le type de projet, la technologie, la zone géographique, le promoteur du projet et d’autres facteurs, ce qui rend difficile la comparaison des crédits. Les différentes normes d’application volontaire et les différents registres limitent également la liquidité et la fongibilité des crédits carbone sur les marchés volontaires.

Sur les marchés réglementés, les surtaxes sur les émissions créent un prix plafond pour les crédits carbone. Les crédits de conformité sont donc souvent échangés à un prix inférieur au prix plafond. Les participants ont souvent de la difficulté à établir la tarification, en particulier sur de longues périodes. Même si la LTPGES fixe un prix minimal fédéral pour les émissions de carbone, avec des augmentations prévues jusqu’en 2030, passant du prix actuel de 80 $ la tonne à 170 $ la tonne, l’incertitude persiste quant aux moyens par lesquels les parties prenantes des projets peuvent accéder à cette tarification ou en tirer parti. Bien que les marchés volontaires n’aient pas de prix plafond théorique, les prix demeurent bas en raison d’une offre excédentaire et d’investissements limités dans certains protocoles.

Les participants aux marchés canadiens du carbone sont également confrontés à l’incertitude concernant la viabilité à long terme des crédits compensatoires. Cette situation s’explique principalement par le fait que les activités de réduction volontaire sont considérées comme des activités « supplémentaires » par rapport au statu quo, en raison des exigences réglementaires ou des incitatifs financiers existants. D’abord reconnues comme innovantes, ces activités pourraient devenir une pratique courante un jour à mesure que s’accélère la transition vers une économie sobre en carbone. Par conséquent, ces activités de réduction des émissions pourraient ne plus être admissibles aux crédits compensatoires. Par exemple, les projets d’énergie renouvelable à grande échelle sont de plus en plus courants dans diverses provinces et sont soutenus financièrement par une variété de subventions et de mécanismes de revenus. Les avantages de ces projets par rapport aux réductions de carbone sont de plus en plus remis en question.

Tout en s’efforçant de maintenir la légitimité des attributs environnementaux, les vérificateurs et les organismes de réglementation demeurent préoccupés par la prévention de la double comptabilisation. Ce phénomène se produit lorsque plusieurs parties réclament les avantages d’une même activité de réduction des émissions. L’absence de règles uniformes dans l’ensemble des marchés réglementés et des marchés volontaires empêche un même projet d’être inscrit dans plusieurs registres volontaires. Par conséquent, les producteurs peinent à optimiser l’accès aux marchés par l’inscription croisée des crédits.

Enfin, les partis politiques au Canada ont des positions divergentes sur la façon de lutter contre les changements climatiques. Les élections fédérales qui auront lieu d’ici octobre 2025 pourraient apporter de nouveaux changements aux marchés canadiens du carbone. Les élections provinciales à venir pourraient également avoir un impact. Par exemple, après la victoire du Parti progressiste-conservateur de Doug Ford aux élections provinciales en 2018, le gouvernement de l’Ontario a mis fin au système de plafonnement et d’échange de la province et annulé plusieurs projets de réduction des émissions. Ces réorientations politiques créent de l’incertitude et minent considérablement la confiance à long terme à l’égard des marchés du carbone.

Malgré ces difficultés, les occasions en matière d’échange de droits d’émission de carbone sont considérables.

Des occasions existent pour les marchés du carbone

Bien qu’ils soient fragmentés et incertains, les marchés canadiens du carbone présentent des occasions évolutives recelant un important potentiel de croissance pour les crédits de conformité et les mécanismes volontaires de la finance du carbone. À mesure que les organisations adoptent et mettent en œuvre des cibles de carboneutralité, accélèrent la cadence et cherchent des produits financiers permettant de gérer les risques liés aux changements climatiques, on observe un accroissement de la demande de crédits carbone de grande qualité à l’aube de 2025, quelles que soient les tendances politiques. Les crédits compensatoires resteront un moyen efficace pour les promoteurs de projet de générer des revenus et d’obtenir du financement grâce à la réduction, au renouvellement et à la capture du carbone.

Si l’on veut renforcer les marchés du carbone – aussi bien les marchés réglementés que les marchés volontaires –, il est impératif de réduire leur fragmentation par la normalisation des réglementations et des protocoles de quantification. La cohérence et la compatibilité des marchés permettront de renforcer la collaboration et l’échange de crédits entre les territoires. De plus, une plus grande intégration des différentes normes sur les marchés volontaires pourrait se traduire par une augmentation des bassins d’acheteurs et de vendeurs. Enfin, l’élargissement des protocoles de quantification des crédits compensatoires sur les marchés volontaires et les marchés réglementés accroîtra la diversité des activités de réduction des émissions génératrices de crédits.

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Le développement de l’échange de droits d’émission à l’échelle internationale représente une autre occasion pour les marchés du carbone. L’Accord de Paris est un traité international multilatéral sur les changements climatiques adopté suivant la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) dont le Canada est membre. L’article 6 [PDF] de l’accord vise à développer les marchés du carbone à l’échelle internationale pour les parties privées et les pays participants eux-mêmes. En vertu de l’article 6, une organisation située dans un pays peut vendre des crédits carbone à une organisation située dans un autre pays et les pays peuvent effectuer des opérations en utilisant leurs « résultats d’atténuation transférés au niveau international ». Cette évolution, qui s’est amorcée à l’expiration du Protocole de Kyoto de la CCNUCC en 2012, offre aux pays une perspective de collaboration intéressante en vue de réduire les émissions de carbone.

La suite des choses

Les mécanismes d’échange de crédits carbone sont indispensables à l’atteinte des objectifs que le Canada s’est fixés en matière de lutte contre les changements climatiques. Les marchés canadiens du carbone sont appelés à prendre de l’expansion et à se transformer, sous l’effet des modifications apportées aux réglementations, des forces du marché et de l’engagement sociétal à lutter contre les changements climatiques.

Les émetteurs et les promoteurs de programmes de réduction des émissions de carbone voudront suivre l’évolution de la situation, notamment l’introduction de marchés internationaux du carbone qui élargissent l’accès aux possibilités d’échange, ainsi que la disponibilité de transactions à long terme réductrices de risques. Il est également essentiel que les participants se tiennent informés au sujet du paysage réglementaire dans l’ensemble des territoires pour comprendre les répercussions de l’évolution des politiques gouvernementales et des règlements qui définissent ces marchés émergents. Malgré les défis qui se posent, les marchés du carbone pourraient contribuer à l’atteinte des objectifs que le Canada s’est fixés en matière de lutte contre les changements climatiques. Le succès de ces marchés reposera sur une conception réfléchie, une mise en œuvre vigoureuse et une adaptation continue aux nouvelles tendances, réglementations et technologies.