Auteur
Associé, Litiges, Montréal
Le 13 mai 2021, le gouvernement du Québec a présenté le projet de Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français [PDF] (la « Loi ») qui propose des modifications importantes à la Charte de la langue française (la « Charte »).
Certaines de ces modifications, si elles sont adoptées, imposeront de nouvelles exigences et de nouveaux risques importants pour les entreprises exerçant des activités au Québec.
Exercice des droits des entreprises
À l’heure actuelle, les entreprises peuvent exercer leurs droits en français ou en anglais devant les tribunaux du Québec. Le projet de loi abolirait ce droit et imposerait aux entreprises qui souhaitent déposer une procédure juridique en anglais d’y joindre une traduction française certifiée conforme à leurs frais. Les parties pourraient cependant demander une traduction anglaise d’un jugement ou d’une décision juridictionnelle rendu en français, aux frais du gouvernement.
Communications aux employés
L’article 41 de la Charte prescrit que les communications écrites destinées au personnel doivent être rédigées en français, bien que la jurisprudence et les lignes directrices administratives aient clairement établi que seules les communications portant sur les conditions d’emploi étaient visées. La Loi modifie le libellé de cette disposition de façon, semble-t-il, à élargir la portée de cette exigence pour qu’elle s’applique à toutes les communications écrites, mais le libellé ne le prévoit pas en toutes lettres. Ce qui est certain, c’est que les documents de formation qui, à l’heure actuelle, ne doivent pas nécessairement être rédigés en français (du moins pour les employeurs de moins de 50 personnes au Québec) devraient dorénavant être mis à la disposition des employés du Québec en français.
Offres d’emploi
Pour le moment, les offres d’emploi associées à des postes au Québec doivent être publiées en français mais les employeurs jouissent d’une grande latitude sur la façon dont ils le font. La Loi restreindrait quelque peu cette latitude en exigeant que, lors de la publication d’une offre d’emploi en anglais (par exemple sur le site Web d’un employeur ou sur un site de recherche d’emploi), cette offre soit publiée simultanément en français « par des moyens de transmission de même nature et atteignant un public cible de taille comparable, toutes proportions gardées. »
Sévérité accrue en ce qui concerne l’exigence de la connaissance de l’anglais comme condition d’emploi
La Charte interdit déjà de faire de la connaissance de l’anglais (ou de toute autre langue que le français) une condition d’emploi « à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance. » Autrement dit, la connaissance de l’anglais peut être requise si elle est nécessaire du point de vue opérationnel. La Loi ne modifierait pas cet aspect mais est plus prescriptive au regard de ce que l’employeur doit être en mesure de démontrer avant de faire de la connaissance de l’anglais une condition d’emploi. En vertu de la Loi, l’employeur serait tenu de démontrer que :
- une évaluation des besoins linguistiques réels liés aux fonctions qui doivent être exercées a été effectuée ;
- d’autres employés qui sont déjà tenus d’avoir une bonne connaissance de l’anglais ne seraient pas en mesure d’effectuer les tâches liées au poste qui exigent la connaissance de l’anglais ;
- les tâches pour lesquelles une bonne connaissance de l’anglais est requise ont été regroupées le plus possible dans certains postes de manière à limiter le plus possible le nombre de postes exigeant cette connaissance.
Communications destinées aux clients
Actuellement, la Charte prescrit, à l’article 5, le droit des « consommateurs de biens ou de services […] d’être informés et servis en français. » Toutefois, la jurisprudence a établi que ce droit n’est pas exécutoire – il est purement déclaratoire. En pratique, l’organisme de réglementation chargé d’appliquer la Charte, l’Office québécois de la langue française (« OQLF »), envoie une lettre à l’entreprise qui n’a pas servi un client en français lorsque celui-ci a déposé une plainte, mais la lettre ne fait qu’inciter l’entreprise à se conformer à la Charte et n’est pas suivie de mesures coercitives.
En vertu de la Loi, la situation serait différente car il deviendrait obligatoire pour une entreprise de respecter non seulement le droit du consommateur « d’être informé et servi en français », mais celui de tous (pas seulement ceux qui effectuent un achat) « d’être informés et servis » en français. Ceci est particulièrement important compte tenu du droit privé d’action introduit dans la Loi dont il est question ci-dessous.
Contrats types
La Charte prescrit déjà l’obligation d’établir les contrats types en français, à moins que les parties ne manifestent expressément qu’elles souhaitent que ces contrats soient rédigés dans une autre langue. Dans les faits, certaines entreprises insèrent simplement une clause selon laquelle les parties déclarent expressément avoir choisi d’établir le contrat en anglais plutôt que de produire une version française du contrat type. En vertu de la Loi, cette pratique serait compromise car elle obligerait l’entreprise à présenter d’abord la version française du contrat type et ce ne serait que si le client exige une version anglaise qu’elle pourrait lui présenter une telle version aux fins de signature. De plus, l’introduction du droit privé d’action (mentionné ci-dessous) rendrait inopposable le contrat type en version anglaise conclu en contravention de ces exigences et exposerait l’entreprise à des dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts punitifs.
Marques de commerce et affichage dans une autre langue que le français
La Charte permet actuellement l’utilisation d’une marque de commerce établie dans une langue autre que le français pourvu que la marque ait été reconnue en vertu de la Loi sur les marques de commerce fédérale et qu’aucune version française de la marque n’ait été enregistrée. La Loi limiterait, d’une certaine manière, la portée de cette dispense en précisant que la marque de commerce établie dans une autre langue que le français ne peut être utilisée que si elle a été enregistrée en vertu de la Loi sur les marques de commerce fédérale. C’est la position adoptée par l’OQLF depuis un certain temps en ce qui concerne l’application de la Loi non assortie de mesures de contrainte législatives. Le projet de loi vise à remédier à cette situation.
En ce qui concerne l’affichage, des modifications importantes ont été adoptées en 2016, lesquelles obligent les entreprises qui utilisent une marque de commerce établie dans une langue autre que le français dans leur affichage extérieur d’ajouter des signes supplémentaires visant à assurer la présence du français dans le même champ visuel que la marque de commerce, sans préciser la taille requise (autrement qu’en exigeant qu’ils soient lisibles).
Dans la Loi, et malgré le fait que les modifications de 2016 ne soient entrées en vigueur que depuis moins de deux ans, le gouvernement indique une volonté d’imposer de nouvelles modifications en matière d’affichage de manière à ce que le texte français accompagnant une marque de commerce établie dans une autre langue figure de façon « nettement prédominante » par rapport à la marque de commerce, ce qui, en vertu de la Charte, signifie que la taille du texte français doit correspondre au double de la taille du texte dans une autre langue. Comme ces exigences seraient fondamentalement différentes de celles imposées par les modifications de 2016 auxquelles le marché s’est conformé, il faudrait encore une fois que les entreprises s’adaptent aux nouvelles exigences en matière d’affichage.
Obligation de détenir un certificat de francisation par les entreprises comptant 25 employés et plus au Québec
La Charte contient des obligations d’application générale, peu importe la taille de l’entreprise, en ce qui concerne notamment les pratiques en matière d’embauche, la publicité, l’affichage et la conclusion de contrats types, y compris celles susmentionnées. De plus, les entreprises comptant plus de 50 employés au Québec ont dû se soumettre à un « programme de francisation » aux fins d’obtention d’un « certificat de francisation », afin d’assurer que le français soit la langue de travail. Ce processus comporte généralement un examen des pratiques internes de communication, de la proportion d’employés non francophones, de l’offre de cours de langue, de l’utilisation de technologies de l’information en français ainsi que d’autres aspects opérationnels, selon la nature de l’entreprise.
En vertu de la Loi, il est proposé que ce processus soit élargi dès que l’entreprise emploie plus de 25 personnes au Québec sur une période continue de six mois. En outre, il est proposé dans la Loi de réduire de moitié (six mois ramenés à trois mois) le délai de mise en œuvre par l’entreprise de certaines étapes du processus, y compris l’audit linguistique interne et la proposition d’un programme de francisation.
La loi propose également qu’une entreprise comptant au moins 100 employés au Québec soit représentée à l’OQLF par une personne désignée par la direction et par un représentant des travailleurs alors qu’antérieurement, le seul représentant de l’entreprise était la personne désignée par la direction. Enfin, la Loi imposerait également une obligation d’information sur une base annuelle après la mise en œuvre par toute entreprise d’un programme de francisation alors qu’actuellement, l’obligation d’information annuelle ne s’applique qu’aux entreprises de 100 employés et plus (celles en comptant moins s’y soumettre tous les deux ans).
De plus, la Loi prescrirait explicitement une pratique administrative existante selon laquelle l’entreprise qui est tenue de mettre en œuvre un programme de francisation et qui ne le fait pas conformément aux exigences applicables devient inadmissible aux marchés publics et aux subventions gouvernementales.
Nouveau pouvoir de rendre des ordonnances pour l’OQLF
À l’heure actuelle, l’OQLF n’a pas le pouvoir de faire appliquer la Charte. S’il souhaite qu’une amende soit imposée, il doit renvoyer le dossier au directeur des poursuites criminelles et pénales afin qu’une procédure soit déposée et qu’elle mène à l’imposition d’une amende par la chambre criminelle de la Cour du Québec. Pareillement, si l’OQLF demande qu’une injonction soit prononcée à l’égard d’une publicité non conforme, il doit renvoyer le dossier au procureur général qui pourra en faire la demande à la Cour supérieure du Québec.
La Loi modifierait cette situation en donnant à l’OQLF le droit de rendre des ordonnances ainsi que celui de demander directement l’application de ces ordonnances à la Cour supérieure du Québec. En outre, alors que la Charte ne prévoyait que le recours à l’injonction en matière de publicité, la Loi élargirait la portée de l’injonction à la plupart des infractions à la Charte, y compris le conditionnement d’un produit et les communications destinées aux clients.
Enfin, l’OQLF pourrait même demander au nouveau ministre de la Langue française que ce dernier suspende ou révoque tout permis gouvernemental ou toute autorisation accordé à une entreprise en cas de violation répétée de la Charte.
Droit privé d’action
À l’heure actuelle, la Charte ne prescrit pas de droit privé d’action à l’égard de ses dispositions : une plainte auprès de l’OQLF est le seul recours qu’un particulier peut exercer et un employé a le droit de se plaindre d’une violation en milieu de travail à un tribunal spécialisé dans les normes du travail. C’était un aspect rassurant et important pour les entreprises étant donné qu’au Québec, divers activistes linguistiques déposent de nombreuses plaintes en vertu de la Charte. Ces questions pouvaient être traitées directement par l’OQLF, sans le risque d’un litige privé. Les contrats conclus en anglais pouvaient être considérés comme non conformes à la Charte mais étaient néanmoins exécutoires.
La Loi ferait disparaître cette protection. Un particulier pourrait obtenir une injonction du fait de ne pas avoir été servi en français ou du fait qu’un employeur contrevient à son droit de travailler en français. Elle permettrait également à un particulier et même aux entreprises de demander l’annulation d’un contrat type conclu en anglais ou à des dommages-intérêts, au choix. Pareillement, un contrat type ou tout document non conforme à la Charte, tel qu’elle serait modifiée par la Loi, serait réputé non exécutoire par l’entreprise qui l’aurait conclu, mais pourrait en même temps être opposé à cette entreprise. Un contrat type établi en anglais serait réputé « incompréhensible » et, par conséquent, nul.
Enfin, la Loi inscrirait dans la Charte des droits et libertés du Québec un nouveau « droit de vivre en français dans la mesure prévue par la Charte de la langue française », ouvrant ainsi la voie à des réclamations en vertu de la Charte, ce qui pourrait entraîner le prononcé de mesures provisoires et conservatoires, la condamnation à des dommages-intérêts à des dommages-intérêts punitifs reposant sur les dispositions de la Charte, en sa version qui serait ainsi modifiée.
Si elle était promulguée, la Loi provoquerait certainement une vague de litiges linguistiques privés, y compris d’actions collectives.
Suspension des libertés et des droits fondamentaux, des droits politiques, des droits judiciaires, des droits à l’égalité et d’autres droits.
Afin d’éviter des contestations judiciaires de la Charte telle qu’elle serait modifiée par la Loi, le gouvernement propose d’invoquer la clause dérogatoire de l’article 33 de la Loi constitutionnelle de 1982 afin que la Charte ne puisse être contestée sur le fondement des dispositions de la Constitution garantissant les libertés fondamentales, les droits judiciaires et le droit à l’égalité ainsi que ceux prévus à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec qui garantissent les libertés et les droits fondamentaux, le droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés, des droits politiques et des droits judiciaires.