Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Toronto
La Cour suprême du Canada a récemment rendu deux importantes décisions concernant le secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige : Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52 (Lizotte) et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53 (Lizotte) (Information and Privacy Commissioner). Considérées dans leur ensemble, ces décisions confirment et étayent la solide protection accordée par la Cour au secret professionnel de l’avocat et au privilège relatif au litige, et elles fixent une norme élevée aux législatures pour en abroger l’application.
Concernant les cas où un organisme de réglementation ou un autre décideur désigné par la loi exige la production de documents à l’égard desquels l’application du secret professionnel est invoquée, Lizotte et Alberta (Information and Privacy Commissioner) confirment la nécessité d’examiner de près la disposition législative donnant le pouvoir d’exiger cette communication. Seuls des « termes clairs, explicites et non équivoques » dans la loi peuvent obliger la production de documents protégés par le secret professionnel de l’avocat ou par un privilège relatif au litige. Ni dans Lizotte, ni dans Alberta (Information and Privacy Commissioner), le régime législatif ne satisfait à cette norme élevée.
Lizotte – protection du privilège relatif au litige
La question centrale, dans Lizotte, était de savoir si la syndique adjointe de la Chambre de l’assurance de dommages (« la syndique ») était habilitée à exiger d’une compagnie d’assurance (« l’assureur ») de produire aux fins d’inspection des documents protégés par un privilège relatif au litige. L’article 337 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (« la Loi ») exige de l’assureur de « transmettre tout document ou tout renseignement (qu’il requiert) sur les activités d’un représentant » (c.-à-d. d’un expert en sinistres au service de l’assureur). L’assureur a présenté certains documents à la syndique, et en a retranché certains, au motif que ceux-ci sont visés, notamment, par le privilège relatif au litige.
La syndique a présenté une motion en jugement déclaratoire. Tant la Cour supérieure du Québec que la Cour d’appel du Québec ont conclu que le privilège relatif au litige ne peut être abrogé que par une disposition expresse. La Cour suprême a rejeté à l’unanimité l’appel de la syndique.
Le privilège relatif au litige protège de la divulgation forcée de documents dont l'objet principal est la préparation d'un litige en instance ou prévu. Avant l'affaire Lizotte, dans Blank c. Canada (Ministre de la Justice), [2006] 2 R.C.S. 319 (Blank), la Cour suprême avait clarifié la relation entre cette doctrine et le secret professionnel de l'avocat. Bien que les deux privilèges « servent une cause commune : l’administration sûre et efficace de la justice conformément au droit »,[1] ces deux doctrines sont distinctes et comportent des caractéristiques différentes. Le secret professionnel de l'avocat vise à protéger l'intégrité d'une relation (entre avocats et clients), alors que le privilège relatif au litige vise à protéger l'intégrité d'un processus (la procédure contentieuse sur laquelle repose la résolution de différends au Canada).[2] Le privilège relatif au litige crée une « zone de confidentialité » dans laquelle les parties peuvent préparer les affaires dont ils saisiront un tribunal.[3]
La décision de la Cour dans Lizotte s'appuie sur Blank, en confirmant l'importance fondamentale du privilège relatif au litige. Bien qu'il diffère du secret professionnel de l'avocat conférant une protection quasi absolue, le privilège relatif au litige « sert un intérêt public prépondérant […] afin d’assurer l’efficacité du processus contradictoire ».[4] En offrant aux parties une zone dans laquelle elles peuvent procéder à des enquêtes et se préparer au procès, le privilège et se préparer au procès, le privilège relatif au litige « favorise "l’accès à la justice" et la "qualité de la justice" », deux caractéristiques du secret professionnel de l'avocat.[5] Le privilège relatif au litige n'est pas aussi absolu, mais il demeure essentiel au bon fonctionnement du système de justice et il est « inextricablement lié à des valeurs fondatrices »[6] La doctrine permet aux parties de présenter les meilleurs arguments, ce qui « favorise la recherche de la vérité », qui est essentielle au processus judiciaire.[7]
Étant donné l'importance capitale du privilège relatif au litige, la Cour a appliqué la même présomption d'interprétation des lois en vue de déterminer si les lois mettent à l'écart le secret professionnel de l'avocat : « … en l’absence de termes clairs, explicites et non équivoques prévoyant une mise à l’écart du secret professionnel de l’avocat [ou du privilège relatif au litige], on doit conclure qu’il n’est pas levé ».[8] Ni le privilège relatif au litige, ni le secret professionnel de l'avocat ne peut être supprimé par inférence.[9] Comme il a été démontré dans la décision connexe Alberta (Information and Privacy Commissioner), rendue au même moment, ce principe exige une norme de clarté très élevée pour supprimer le privilège (décision abordée plus bas).
En appliquant cette norme, la Cour a jugé que le libellé non limitatif de l’article 337 de la Loi (« tout document ») ne satisfaisait pas à la norme de « termes clairs, explicites et non équivoques ». Par conséquent, la Cour a conclu que le privilège relatif au litige n’était pas supprimé, dans les circonstances.
En plus de réaffirmer l’importance fondamentale du privilège relatif au litige et d’appliquer le critère de « termes clairs, explicites et non équivoques », pour abroger, dans un texte législatif, le contexte du secret professionnel de l’avocat, la Cour, dans l’affaire Lizotte, a également fourni d’importants éclaircissements sur la portée de la protection fournie par le privilège relatif au litige. Plus particulièrement, les décisions suivantes auront une large application dans le cadre de revendications de privilège relatif au litige au Québec et à l’échelle du Canada :
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Le privilège relatif au litige est un privilège générique, ce qui signifie qu’il y a présomption de protection, une fois qu’il est démontré que les conditions d’application sont respectées.[10] En ce qui concerne le privilège relatif au litige, cela signifie que : (1) le document doit avoir été créé en vue de l’objet principal, qui est le litige; (2) le litige ou le litige connexe est en instance ou peut être raisonnablement envisagé.[11] Il y a ensuite présomption d’inadmissibilité, sans qu’il y ait besoin d’une évaluation des intérêts au cas par cas. Toutefois, cette protection expire lorsque le litige prend fin.[12]
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Le privilège relatif au litige est assujetti uniquement à des exceptions clairement définies.[13] Plutôt que d’équilibrer les intérêts au cas par cas, les exceptions au privilège relatif au litige sont précises, définies et comprennent à tout le moins les exceptions applicables au secret professionnel de l’avocat.[14] La Cour ne s’est pas prononcée sur la détermination future d’autres exceptions, mais elle a limité ces exceptions à des catégories restreintes.[15]
- Le privilège relatif au litige est opposable aux tiers, y compris aux autorités de réglementation.[16] Bien que le privilège relatif au litige assure la protection d’une zone de confidentialité dans le contexte du litige, il ne s’applique pas qu’à l’égard de l’autre partie au litige. Même lorsque les tierces parties ont une obligation de confidentialité, ordonner la communication de documents créerait un risque inacceptable relativement au privilège.[17]
Alberta (Information and Privacy Commissioner) – Protection du secret professionnel de l'avocat
Alberta (Information and Privacy Commissioner) démontre la solidité du critère exigeant la présence de termes « clairs, explicites et non équivoques » pour lever le secret professionnel de l’avocat. La Cour, à la majorité (décision rendue par la juge Côté), a conclu que la loi de l’Alberta en cause n’était pas assez claire et explicite pour supprimer le privilège, alors que le juge Cromwell (s’exprimant en son nom) a conclu qu’elle l’était.[18]
La question en litige était de savoir si le paragraphe 56(3) de la Freedom of Information and Protection of Privacy Act (la FOIPP) de l’Alberta, qui prévoit qu’un organisme public doit présenter à la Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée tout document à sa demande, « malgré toute autre loi ou tout privilège que reconnaît le droit de la preuve ». L’Université de Calgary (« l’Université ») faisait valoir sa demande de privilège conformément à la pratique en usage en Alberta à l’époque (notamment une liste de documents identifiés par numéros de page et un affidavit précisant que le secret professionnel de l’avocat avait été invoqué à l’égard des dossiers énumérés). Malgré cela, un délégué de la Commissaire (« le délégué ») a donné un avis de communication de documents (« l’avis de communication ») exigeant que l’Université (un organisme public) communique les dossiers pour lesquels l’Université invoquait le secret professionnel de l’avocat.
L’Université a demandé le contrôle judiciaire de la décision du délégué de donner l’avis. En première instance, la décision du délégué a été maintenue. Toutefois, en appel, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que « tout privilège que reconnaît le droit de la preuve » n’englobait pas le secret professionnel de l’avocat. La Cour suprême a rejeté l’appel de la Commissaire.
La question centrale dont la Cour était saisie était de savoir si le libellé législatif (« malgré toute autre loi ou tout privilège que reconnaît le droit de la preuve ») était suffisamment clair, explicite et non équivoque pour mettre à l’écart le secret professionnel de l’avocat et pour permettre à la Commissaire d’ordonner la production de ces documents. Dans des décisions antérieures, la Cour avait souligné que, même si le secret professionnel de l’avocat était à l’origine un privilège reconnu en droit de la preuve, la doctrine avait évolué pour devenir une règle de fond qui protégeait les communications entre un avocat et son client contre la divulgation forcée.[19] La Cour a également statué que le secret professionnel de l’avocat était un droit civil important et un principe de justice fondamentale.[20] Compte tenu de l’importance du privilège, la Cour avait précédemment conclu que le privilège ne pouvait être levé que par un libellé législatif clair, explicite et non équivoque.[21]
À la lumière du libellé de la loi en l'instance, et compte tenu du fait que l'avis de communication engagerait le secret professionnel de l'avocat en matière de preuve, plutôt que comme principe de fond, la juge Côté a conclu que la loi ne répondait pas à la norme du libellé clair, explicite et non équivoque. Par ailleurs, elle a souligné que le régime législatif établi par la FOIPP renforçait ce privilège et ne le supprimait pas :
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Le secret professionnel de l’avocat a été expressément mentionné à l’article 27 de la FOIPP, en tant qu’exemple de « privilège légal » qu’un organisme public peut invoquer pour refuser de communiquer des documents à un demandeur d’accès à l’information. Cela démontre que le législateur s’est penché sur le secret professionnel de l’avocat, mais a décidé de ne pas utiliser de libellé aussi précis dans le paragraphe 56(3).[22]
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La comparaison entre l’article 27 et le paragraphe 56(3) démontre également que le législateur a établi une distinction entre « privilège légal » et « privilège que reconnaît le droit de la preuve ». Il était prévu que le premier constitue une catégorie plus vaste que le second, n’étant pas limité aux privilèges en matière de preuve.[23]
- Si le législateur avait voulu supprimer le secret professionnel de l’avocat, il aurait prévu des mesures de protection dans la loi afin de préciser des questions comme les circonstances et la mesure dans laquelle le privilège peut être mis à l’écart, et il aurait réglé la question de la renonciation. L’absence de mesures de protection ou de directives législatives sur ces questions laisse entendre que le législateur n’a pas voulu lever le secret professionnel de l’avocat.[24]
La juge Côté a précisé le fait que le critère des termes « clairs, explicites et non équivoques » est une application de l’approche moderne, téléologique et contextuelle de l’interprétation des lois, et non un retour à la règle du sens ordinaire. Le fait d’exiger un libellé clair et explicite témoigne du respect de la loi à l’égard de valeurs fondamentales comme le secret professionnel de l’avocat.[25] Il est clair que cette présomption d’intention législative est solide. Les termes exacts de « secret professionnel de l’avocat » ne sont peut-être pas nécessaires, mais un degré élevé de clarté est requis.[26]
Dans son opinion concordante, le juge Cromwell a conclu, à l’égard du même régime législatif, que le libellé était suffisamment clair, explicite et non équivoque pour supprimer le secret professionnel de l’avocat. À son avis, le secret professionnel de l’avocat est aussi un privilège en matière de preuve (en plus de comporter des principes de fond et constitutionnels) : il a été expressément visé comme « privilège que reconnaît le droit de la preuve ».[27] Cependant, il conclut que le délégué a commis une erreur susceptible de contrôle en ordonnant la production de documents en l’instance, à la lumière de la preuve soumise à l’appui de la revendication du privilège.
Les juges Côté et Cromwell conviennent en outre qu’en supposant que la loi visait à supprimer le privilège, l’application de ce pouvoir dans les circonstances constituait une erreur légale susceptible de contrôle, en ce qui concerne la norme de la décision correcte.[28] Dans son opinion concordante distincte, la juge en est arrivée à la même conclusion, mais elle aurait appliqué une norme de contrôle différente. Plus précisément, elle aurait appliqué une norme de contrôle fondée sur le caractère raisonnable, et selon cette norme, elle aurait conclu que le délégué avait agi de façon déraisonnable en donnant un avis de communication.[29] Comme l’Université avait invoqué le secret professionnel de l’avocat en conformité avec les lois applicables en Alberta à l’époque, et comme aucune preuve et aucun argument ne suggéraient que la revendication n’était pas fondée, le délégué ne pouvait pas insister pour examiner les documents faisant l’objet de la revendication.
[1] Blank, par. 31.
[2] Blank, par. 27.
[3] Blank, par. 34.
[4] Lizotte, par. 63.
[5] Lizotte, par. 63.
[6] Lizotte, par. 64.
[7] Lizotte, par. 64.
[8] Lizotte, par. 61, 63. Cela avait été affirmé auparavant dans le contexte du secret professionnel de l'avocat, dans Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, [2008] 2 R.C.S. 574.
[9] Lizotte, par. 5.
[10] Lizotte, par. 31.
[11] Lizotte, par. 33.
[12] Lizotte, par. 23.
[13] Lizotte, par. 31.
[14] Lizotte, par. 41.
[15] Lizotte, par. 42, 45.
[16] Lizotte, par. 31.
[17] Lizotte, par. 48-50.
[18] La juge Abella a également rédigé des motifs concordant en partie, portant que la norme d'examen applicable était le caractère raisonnable (les juges majoritaires ont conclu que la norme applicable était celle de la décision correcte), mais que la décision du délégué de l'Information and Privacy Commissioner était déraisonnable.
[19] Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, p. 875.
[20] Canada (Procureur général) c. Chambre des notaires du Québec, 2016 CSC 20, par. 5.
[21] Canada (Procureur général) c. Blood Tribe Department of Health, [2008] 2 R.C.S. 574.
[22] Alberta (Information and Privacy Commissioner), par. 52.
[23] Alberta (Information and Privacy Commissioner), par. 53-54.
[24] Alberta (Information and Privacy Commissioner), par. 58.
[25] Alberta (Information and Privacy Commissioner), par. 29.
[26] Lizotte, par. 61.
[27] Alberta (Information and Privacy Commissioner), par. 81-82.
[28] Alberta (Information and Privacy Commissioner), par. 67-70, 127.
[29] Alberta (Information and Privacy Commissioner), par. 137.