L’inscription au RENA : une peine cruelle et inusitée en vertu de la Charte?

14 Août 2019 7 MIN DE LECTURE

Le 16 juillet dernier, la Cour d’appel a refusé à l’Autorité des marchés publics (« AMP ») d’en appeler d’une ordonnance de sursis rendue par la Cour supérieure dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judiciaire d’une décision de l’AMP qui refusait de délivrer à une entreprise une autorisation de contracter/sous-contracter avec un organisme public.

La Cour supérieure aura donc l’occasion de se pencher, notamment, sur la « question sérieuse » suivante : est-ce que l’inscription automatique au Registre des entreprises non admissibles aux contrats publics (« RENA ») peut constituer une peine cruelle et inusitée au sens de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »).

Décision en cours d’instance rendue par la Cour supérieure

Les Entreprises JRMorin inc. (« Morin ») est une compagnie qui œuvre dans le domaine de l’excavation et de la voirie et près de 70% de ses revenus proviennent de contrats publics.

Le 16 août 2016, Morin présente à l’AMP une demande d’autorisation de contracter/sous-contracter avec des organismes publics pour des contrats de construction dépassant cinq millions et des contrats de service dépassant un million.

Près de 24 mois plus tard, l’AMP transmet un préavis de refus à Morin. Cette dernière a par ailleurs l’occasion de fournir ses observations écrites à l’encontre d’un tel refus.

Le 25 avril 2019, l’AMP refuse de délivrer l’autorisation demandée par Morin. Ce refus a pour effet d’inscrire automatiquement Morin au RENA, empêchant donc cette dernière de soumissionner et contracter/sous-contracter avec un organisme public.

Morin se pourvoi alors en contrôle judiciaire de la décision rendue par l’AMP devant la Cour supérieure et demande, dans l’intervalle, le sursis de ladite décision.

En l’espèce, les critères du sursis n’étaient pas contestés. Morin devait démontrer : (1) une apparence de droit suffisante à la mesure demandée ou une question sérieuse, (2) son préjudice irréparable et (3) la balance des inconvénients qui penche en sa faveur entre le refus et l’octroi d’un tel sursis.

Morin a d’abord soulevé l’inconstitutionnalité de l’article 21.2.0.0.1 de la Loi sur les contrats des organismes publics (« LCOP »), lequel se lit comme suit :

21.2.0.0.1. Une entreprise pour laquelle l’Autorité des marchés publics refuse d’accorder ou de renouveler une autorisation visée au chapitre V.2 ou révoque une telle autorisation est inadmissible aux contrats publics à compter de la consignation de cette décision au registre des entreprises non admissibles aux contrats publics pour une durée de cinq ans ou jusqu’à la date qui précède celle où elle devient inscrite au registre des entreprises autorisées, si cette dernière date est moins tardive.

De plus, la personne morale dont l’entreprise visée au premier alinéa détient des actions de son capital-actions qui lui confèrent au moins 50% des droits de vote pouvant être exercés en toutes circonstances devient inadmissible aux contrats publics, pour une durée identique à la durée d’inadmissibilité de l’entreprise, à compter de la consignation de la situation visée au premier alinéa au registre des entreprises non admissibles aux contrats publics.

Selon Morin, cette disposition irait à l’encontre de l’article 12 de la Charte puisqu’elle aurait pour conséquence d’imposer une peine ou un traitement cruel et inusité dans les circonstances. Plus précisément, Morin risque la faillite advenant son inscription au RENA.

Considérant la nature constitutionnelle de l’argument, le Procureur général du Québec (« PGQ ») était mis en cause et ce dernier a fait front commun avec l’AMP.

Morin a également soulevé des manquements de l’AMP à l’équité procédurale et la justice naturelle lors du processus ayant mené à la décision de refuser la délivrance de l’autorisation demandée. Par exemple, l’AMP n’aurait pas divulgué complètement le dossier qu’elle avait obtenu de l’UPAC dans le cadre de ses vérifications.

La Cour supérieure est d’avis que le premier critère était satisfait et que ces questions devaient être étudiées par le juge qui sera saisi du pourvoi en contrôle judiciaire.

Quant aux deux autres critères, la Cour supérieure est aussi d’avis que Morin satisfait à ceux-ci. La Cour a notamment noté qu’il était « troublant de constater que si l’entreprise n’avait pas présenté sa demande en 2016 […] celle-ci ne serait peut-être pas inscrite au RENA, ne serait pas pénalisée et pourrait continuer à exécuter des contrats publics en deçà du seuil de cinq millions ».  

La Cour a alors ordonné le sursis de la décision de l’AMP et elle a ordonné au Président du Conseil du Trésor de radier l’inscription de Morin au RENA, jusqu’à ce qu’un jugement final sur le pourvoi en contrôle judiciaire soit rendu.

La Demande pour permission d’en appeler refusée par la Cour d’appel

Une demande pour permission d’en appeler et de suspendre l’exécution de la décision rendue par la Cour supérieure sont demandées par l’AMP, le PGQ et le Président du Conseil du Trésor. À leur avis, le juge de première instance se serait mépris sur le critère de l’apparence de droit et aurait mal évalué le préjudice subi par Morin. 

Il n’était pas contesté qu’une demande de permission d’en appeler d’un jugement ordonnant le sursis présenté sous l’article 31, alinéa 2 du Code de procédure civile ne peut être accordée que dans des circonstances exceptionnelles lorsque le jugement décide en partie du litige ou lorsqu’il cause un préjudice irréparable à une partie.

La Cour d’appel rejette la demande pour permission d’en appeler et conséquemment, la demande de suspension de l’exécution du jugement de la Cour supérieure. Selon la Cour d’appel, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en considérant comme sérieuses les questions soulevées par Morin, en particulier celle sur la constitutionnalité de l’article 21.2.0.0.1 de la LCOP. De plus, et contrairement aux dires de l’AMP et du PGQ, la Cour supérieure n’a pas privilégié l’intérêt privé de Morin sur l’intérêt public puisqu’elle ne tranche pas le litige sur le fond. Plutôt, le sursis est d’application temporaire et spécifique au cas de Morin.

Commentaires

Le sursis a été ordonné en raison des circonstances spécifiques de cette affaire. Avant de formuler sa demande d’autorisation de contracter avec des organismes publics au-dessus de certains seuils, Morin faisait déjà affaire avec les organismes publics. En fait, 68% de son chiffre d’affaires serait basé sur ces contrats publics.

Or, une inscription au RENA a pour effet d’empêcher Morin de contracter/sous-contracter avec des organismes publics. Il est permis de penser que si Morin avait su les conséquences d’un tel refus, celui-ci n’aurait pas fait une telle demande et n’aurait tout simplement pas mis son modèle d’affaires en péril.

Ce dossier permettra à la Cour supérieure d’apprécier les conséquences que peut avoir une inscription automatique au RENA. La Cour supérieure pourrait également être intéressée par le processus en place à l’AMP lorsqu’il est question d’une telle autorisation, lequel peut sembler quelque peu opaque.

Selon nous, la LCOP et le RENA servent certainement l’intérêt public. Par contre, dans la mesure où le législateur exige une autorisation de l’AMP au-dessus de certains seuils précis, la conséquence automatique d’une inscription au RENA pour tous les contrats, peu importe les montants en cause, pourrait très bien être contraire à l’article 12 de la Charte dans certaines circonstances. Nous suivrons donc ce dossier avec intérêt.