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Le 1er octobre 2018, le gouvernement du Canada a annoncé l’aboutissement des négociations entourant la modernisation de l’ALENA, qui deviendra l’Accord États-Unis–Mexique–Canada (AEUMC). Les premiers analystes sont d’avis que le Canada a su tirer son épingle du jeu durant les négociations, que le secteur automobile canadien a été privilégié au détriment de l’industrie laitière et que le Canada a fait d’importantes concessions dans le domaine de la propriété intellectuelle. Cette constatation est juste en ce qui concerne la PI, mais il convient de noter que le Canada avait déjà fait bon nombre de ces mêmes concessions dans le Partenariat transpacifique (PTP). Une remarque plus flatteuse à l’égard du gouvernement canadien serait que le Canada a résisté aux demandes très excentriques des États-Unis dans le domaine de la PI et a courbé l’échine uniquement sur quelques questions touchant des secteurs d’activités précis dans le but de faire progresser les négociations d’un accord qui servirait encore mieux l’intérêt général.
Le chapitre sur la PI (publié sur le site Web du représentant américain au commerce, en anglais seulement) compte 63 pages et nécessitera une lecture très attentive; il faudra en réalité des années avant de pouvoir mesurer le plein impact de ces nouvelles dispositions. Le chapitre sur la PI reprend les dispositions incluses dans le PTP, à quelques différences près, tout en rétablissant des dispositions dont l’application avait été suspendue et en ajoutant de nouvelles exigences. À première vue, les dispositions les plus importantes pour le Canada énoncées dans le chapitre sur la PI sont les suivantes :
- une protection de 10 ans pour les données sur les médicaments biologiques (à l’heure actuelle, la durée de la protection est de huit ans au Canada);
- une protection des droits d’auteur pendant une période de 70 ans suivant le décès de l’auteur (comparativement à 50 ans à l’heure actuelle au Canada);
- l’ajustement de la durée des brevets en cas de délais au Bureau des brevets (une nouveauté au Canada);
- d’importantes sanctions au civil et au pénal pour la divulgation de secrets commerciaux qui pourraient nécessiter l’adoption de nouvelles lois
- des mesures à la frontière visant les produits de contrefaçon et piratés applicables aux biens en transit
- aucune obligation pour le Canada d’adopter un régime d’avis et retrait applicable aux fournisseurs de services Internet
Le texte qui suit est un résumé plus détaillé des dispositions relatives à la PI contenues dans l’AEUMC qui diffèrent de celles énoncées dans le PTP (dans l’ordre de leur présentation dans le texte).
Dispositions générales
L’AEUMC établit un cadre institutionnel pour assurer une coopération entre les trois pays signataires en matière de PI, notamment sur des questions jamais abordées auparavant dans des accords commerciaux. L’alinéa 20.B.3 de l’AEUMC prévoit la création d’un nouveau comité sur les droits en matière de PI, qui sera composé de représentants gouvernementaux américains, mexicains et canadiens. Ce comité devra composer avec un large éventail de questions liées à la coopération dans le domaine de la PI, notamment en vue de faire ce qui suit :
- élaborer des stratégies pour réduire les cas de violation de droits de PI et des mécanismes efficaces pour éliminer les incitatifs sous-jacents à la perpétration de tels actes de violation;
- renforcer les mesures de protection des droits de PI à la frontière;
- échanger sur la valeur des secrets commerciaux;
- accroître l’équité du processus permettant d’établir le lieu du procès en cas de litiges relatifs aux brevets;
- coordonner la reconnaissance et la protection des indications géographiques.
Marques de commerce
Les dispositions relatives aux marques de commerce proposées dans l’AEUMC sont les mêmes que celles énoncées dans le PTP. La réforme du système d’enregistrement des marques de commerce au Canada afin qu’il tienne compte des traités internationaux sur les marques de commerce est déjà bien avancée.
Indications géographiques
L’AEUMC ajoute plusieurs garanties procédurales que les parties sont tenues d’intégrer dans leur processus administratif afin de protéger et de reconnaître les indications géographiques (IG). Contrairement aux autres types de PI, les États-Unis assurent une protection rigoureuse des IG, ce qui n’est pas le cas de l’Union européenne. Les dispositions relatives aux IG sont établies pour limiter la disponibilité des IG là où des objections légitimes sont soulevées.
Les dispositions ajoutées à l’alinéa 20.E.2 contribuent à assurer une meilleure équité dans le cadre des procédures administratives servant à contester ou à demander l’annulation d’IG, en accordant suffisamment de temps aux personnes intéressées pour contester une demande de protection d’IG et en exigeant la rédaction des raisons justifiant les décisions rendues dans le cadre des procédures d’opposition et d’annulation.
L’alinéa 20.E.4 de l’AEUMC fournit des lignes directrices permettant de déterminer si un terme constitue un terme usuel ou un nom commun pour un produit sur le territoire américain, mexicain ou canadien. Des critères supplémentaires (en sus de ceux inclus dans le PTP) sont énumérés dans cette disposition; par exemple, si le terme est utilisé dans les normes internationales pertinentes ou si une quantité suffisante d’un produit a été importée d’un endroit autre que le territoire désigné dans la demande d’IG. Ces ajouts aux dispositions sur le terme usuel auront probablement pour effet de resserrer encore davantage la protection des IG.
Brevets
L’alinéa 20.F.1 de l’AEUMC règle certaines questions portant sur l’objet brevetable. Un segment de la disposition analogue figurant dans le PTP, qui autorise les parties à limiter les demandes de brevets uniquement aux nouveaux procédés relatifs à l’utilisation d’un produit connu, n’apparaît pas dans l’AEUMC. Dans le cadre de l’AEUMC, une partie ne peut pas limiter les demandes visant des nouveaux procédés relatifs à l’utilisation d’un produit connu à ceux qui ne font pas appel à l’utilisation du produit comme telle.
Des dispositions relatives à l’ajustement de la durée de protection des brevets en raison de délais du Bureau des brevets ont par ailleurs été ajoutées dans l’AEUMC. Une disposition similaire avait été établie dans le PTP, mais son application a été suspendue lorsque les États-Unis se sont retirés de l’accord. L’alinéa 20.F.9 permet l’ajustement de la durée d’un brevet afin de compenser les délais dans le processus de délivrance des brevets supérieurs à cinq ans suivant la date du dépôt de la demande, ou supérieurs à trois ans suivant une requête d’examen, selon le dernier de ces événements à survenir. En pratique, ce changement procurera une meilleure protection aux titulaires de brevets forcés d’attendre très longtemps avant d’obtenir leur brevet, mais, en revanche, il pourrait bien complexifier l’établissement de la date d’expiration du brevet accordé. Le Canada dispose de quatre ans et demi pour procéder à ce changement.
La disposition qui concerne le plus particulièrement les frais médicaux est celle portant sur la période garantie de protection du marché relativement aux nouveaux médicaments biologiques. À l’heure actuelle, la période garantie de protection au Canada est de huit ans. L’alinéa 20.F.14 exige une période de garantie de protection du marché d’au moins 10 ans, à compter de la date de la première autorisation de mise en marché du produit. Ce changement est largement considéré comme la plus importante concession faite par le Canada dans le chapitre sur la PI. Le Canada dispose de cinq ans pour procéder à ce changement.
Dessins industriels
L’alinéa 20.G.2 de l’AEUMC prévoit une période de grâce d’un an, suivant la date de dépôt, pour la présentation des nouveaux dessins industriels par le déposant d’un dessin industriel ou par une personne à qui le déposant d’un dessin industriel a transmis les renseignements. Les présentations faites durant cette période n’empêcheront pas l’enregistrement d’un dessin industriel pour lequel une demande a été déposée durant la période de grâce.
La protection des dessins industriels est garantie pour une période d’au moins 15 ans aux termes de l’alinéa 20.G.4 de l’accord.
Le Canada a apporté des modifications à la Loi sur les dessins industriels, lesquelles modifications prendront effet plus tard cette année, et ces nouvelles exigences ont déjà été intégrées à la nouvelle loi.
Droits d’auteur
L’alinéa 20.H.6 de l’AEUMC donne aux États-Unis, au Mexique et au Canada la possibilité d’adapter les droits légaux des artistes-interprètes et des producteurs de phonogrammes dans les diffusions par le biais de la transmission analogique et d’autres moyens non interactifs. Toutefois, contrairement au PTP, un paragraphe a été ajouté à cet article afin d’exiger que toute limitation ou transmission non interactive ne porte pas atteinte au droit de l’artiste-interprète ou du producteur de phonogrammes d’obtenir une rémunération équitable.
L’alinéa 20.H.7 fixe la durée de la protection des droits d’auteur à pas moins de 70 ans suivant le décès de l’auteur, et prévoit deux formules supplémentaires pouvant servir au calcul de la durée de la protection, si celle-ci n’est pas fondée sur la vie d’une personne physique. Ces prolongations de la durée de la protection des droits d’auteur étaient également prévues dans le PTP, mais leur application a été suspendue lorsque les États-Unis se sont retirés de l’accord. Le Canada dispose de deux ans et demi pour procéder à ce changement.
La disposition contenue dans le PTP intitulée « Équilibre des régimes de droit d’auteur et de droits connexes » ne figure pas dans l’AEUMC. Cette disposition exige de chacune des parties qu’elle s’efforce d’établir un juste équilibre dans son régime de droit d’auteur et de droits connexes, en tenant compte de l’environnement numérique et des utilisations à des fins légitimes, y compris la critique, la communication de nouvelles et l’accès aux œuvres publiées pour les personnes ayant une déficience visuelle. La législation canadienne en matière de droits d’auteur est reconnue pour créer un équilibre entre les auteurs et les utilisateurs, et il est intéressant de souligner que les États-Unis refusent d’inclure un tel énoncé de principe dans l’AEUMC.
Certaines dispositions relatives aux mesures électroniques visant à protéger les droits d’auteur étaient comprises dans le PTP, mais leur application a été suspendue lorsque les États-Unis se sont retirés de l’accord. Ces dispositions ont été rétablies, dans certains cas en une version modifiée, dans l’AEUMC. L’alinéa 20.H.11 traite des mesures de protection technologiques (MPT). Les dispositions relatives aux MPT contenues dans l’AEUMC semblent instaurer des règles plus strictes que celles énoncées dans le PTP en ce qui a trait aux exceptions permises pour les activités de bonne foi, dressant une liste des activités ou des circonstances ne portant pas atteinte aux droits d’auteur. Une autre disposition a avoir été rétablie dans l’AEUMC est l’alinéa 20.H.12, lequel traite de la protection de l’information sur le régime des droits (IRD). Cet article définit ce qu’est l’information sur le régime de droits et exige de chaque partie qu’elle établisse des recours légaux adéquats et efficaces en cas d’utilisation abusive de l’information sur le régime de droits.
Secrets commerciaux
Le paragraphe 20.I de l’AEUMC comprend de nouvelles dispositions détaillées qui concernent la protection des secrets commerciaux et leur application par le biais de recours civils et pénaux. Les principales exigences en matière de protection des secrets commerciaux sont les suivantes :
- aux termes de l’alinéa 20.I.1 de l’AEUMC, une partie ne peut limiter la durée de la protection des secrets commerciaux;
- l’alinéa 20.I.5 oriente le traitement judiciaire de la confidentialité des secrets commerciaux, dans la mesure où il empêche les juges de divulguer de l’information revendiquée comme constituant un secret commercial avant de donner au plaideur l’occasion d’expliquer sous scellé les raisons pour lesquelles il tient à protéger la confidentialité de cette information;
- l’alinéa 20.I.7 interdit à une partie de décourager ou d’empêcher, sur une base volontaire, la délivrance de licences d’utilisation de secrets commerciaux ou le transfert de secrets commerciaux.
Le système entourant les secrets commerciaux envisagé dans l’AEUMC s’inspire de la loi fédérale des États-Unis intitulée Defend Trade Secrets Act of 2016 et de la loi Uniform Trade Secrets Act adoptée par certains États américains. Reste à savoir si les exigences relatives aux secrets commerciaux établies dans l’AEUMC obligeront le Canada ou les provinces à adopter une nouvelle loi sur les secrets commerciaux.
Application des droits de PI
Des dispositions ont été ajoutées dans l’AEUMC relativement à l’application des droits de PI et aux mesures de contrôle à la frontière. L’alinéa 20.J.4 est particulièrement ferme à l’égard des dommages-intérêts préétablis en cas de violation de droits de PI, exigeant l’octroi de dommages punitifs entièrement compensatoires pour le préjudice causé par une violation.
L’alinéa 20.J.6 de l’accord traite des mesures prises à la frontière à l’égard des produits de contrefaçon et piratés. Ce problème a été abordé dans une lettre annexe au PTP, mais il fait maintenant l’objet d’une disposition dans le libellé principal de l’AEUMC. Cette disposition autorise les autorités à prendre le contrôle de produits de contrefaçon ou piratés se trouvant dans des cargaisons en transit, entrant ou sortant d’une zone franche ou d’un entrepôt de stockage.
L’alinéa 20.J.8 stipule que l’interception de signaux transmis par satellite ou la création de matériel permettant d’intercepter de tels signaux constituent une infraction criminelle. L’application de cette disposition avait été suspendue aux termes du PTP.
Le Canada n’a pas courbé l’échine sur la question de la responsabilité des fournisseurs de service Internet (FSI). L’alinéa 20.J.11 exige l’établissement de recours légaux en cas de violation de droits d’auteur commise en ligne ainsi que des règles refuges pour restreindre la responsabilité des fournisseurs de service Internet. Le libellé de cette disposition a été renforcé afin de limiter les circonstances dans lesquelles les FSI peuvent se prévaloir des règles refuges, exigeant des fournisseurs de service qu’ils adoptent et appliquent de manière raisonnable certaines politiques et mesures techniques standard, y compris en créant un régime « d’avis et retrait », en plus d’interdire aux FSI de tirer un avantage financier direct d’activités illicites. Bien que la disposition figure dans le libellé de l’AEUMC, une annexe au chapitre sur la PI devrait venir clarifier le fait que le Canada est dispensé de l’application de celle-ci en raison de l’existence du régime d’avis et avis et d’autres mesures de protection prévues dans la loi canadienne sur le droit d’auteur.
Règlement de différends
Une omission importante dans l’AEUMC est l’établissement d’un processus à l’intention des investisseurs leur permettant d’engager une poursuite contre le gouvernement du Canada aux termes d’un mécanisme de règlement investisseur-État (ou permettant aux entreprises canadiennes d’intenter une telle poursuite).
Les chapitres sur le règlement de différends entre les investisseurs et l’État ont été automatiquement inclus dans les accords commerciaux internationaux des années 1990 et 2000, et Eli Lilly est célèbre pour avoir intenter une poursuite contre le gouvernement canadien en réclamant des dommages d’une valeur de 500 millions de dollars aux termes du chapitre sur l’investissement de l’ALENA relativement à l’interprétation par les tribunaux canadiens du terme « utilité » tel qu’il est utilisé dans la Loi sur les brevets du Canada. Bien que l’AEUMC renferme les protections usuelles offertes aux investisseurs et prévoit des mécanismes de règlement des différends entre les membres signataires, l’AEUMC restreint substantiellement la portée du processus de règlement de différends investisseur-État pour ne s’appliquer qu’aux différends opposant les États-Unis et le Mexique.
Conclusion
Bien que les parties se soient entendues sur un accord de principe, l’accord pourrait bien faire l’objet de modifications, notamment à la suite des périodes de consultation que tiendra chaque pays. L’accord devra ensuite être ratifié par chacun des pays signataires de l’AEUMC. Compte tenu des enjeux, les secteurs d’activités et les intérêts lésés par l’accord ont commencé à réagir et à en contester le bien-fondé. Malgré cela, compte tenu de l’importance des échanges commerciaux trilatéraux en Amérique du Nord, la ratification devrait avoir lieu.
Pour plus de renseignements sur les dispositions relatives à la PI dans l’AEUMC, veuillez communiquer avec Nathaniel Lipkus au 416.862.6787 ou à l’adresse [email protected].