Auteurs(trice)
Associé, Droit du travail et de l’emploi, Toronto
Sociétaire, Droit du travail et de l’emploi, Toronto
Associée, Droit du travail et de l'emploi, Ottawa
Le télétravail poursuit son évolution, à l’heure où le nomadisme numérique et les modes hybrides se généralisent dans de nombreuses entreprises. Pour les employeurs, ces conditions de travail posent de nouveaux défis organisationnels et juridiques. Il est désormais essentiel pour les employeurs de limiter les risques associés au télétravail et aux environnements de travail hybrides, tout en atteignant les objectifs de flexibilité qui sont maintenant exigés par les employés dans de nombreux contextes.
À l’heure actuelle, les préférences des employés ne représentent plus le seul moteur du télétravail; les organisations lui reconnaissent également certains avantages, surtout depuis la pandémie. Alors que les instances d’arbitrage débattent des nouveaux enjeux que ne cesse de soulever le télétravail, il est impératif pour les organisations de concilier leurs décisions organisationnelles et les considérations juridiques importantes.
Essor du cumul de postes à l’ère du télétravail
Aux yeux de nombreux employés, le télétravail offre la souplesse nécessaire pour leur permettre d’accepter un autre emploi (autrement dit, le « cumul de postes »). Or, la loi limite de façon importante les droits des employés de remplir d’autres fonctions, même en télétravail. Certains contrats de travail écrits exigent ainsi que l’employé travaille exclusivement pour l’employeur. Cela dit, même lorsque le contrat de travail ne prévoit pas une telle restriction, les employés tentés d’accepter un emploi additionnel qui empiète sur leurs responsabilités existantes envers leur employeur doivent savoir que la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a rendu une décision récente (disponible en anglais seulement) à cet égard. En effet, la Cour a confirmé que le congédiement de l’employée était « justifié » parce que cette dernière négligeait son travail en s’acquittant de son deuxième emploi pendant les heures de bureau.
Nonobstant cette décision, le cumul de postes ne justifie pas toujours le licenciement motivé de l’employé. Ainsi, il est essentiel pour les employeurs – tout au moins ceux qui souhaitent empêcher les employés de travailler ailleurs pendant les heures qu’ils devraient leur consacrer – d’inscrire dans les conditions d’emploi que l’employé ne doit pas occuper un autre poste pendant les heures de travail. En outre, l’employeur peut aussi restreindre le cumul de postes uniquement dans les cas où l’autre emploi risque d’entraîner un conflit d’intérêts réel ou apparent.
L’un ou l’autre de ces objectifs sera atteint au moyen de contrats de travail valides et exécutoires, assortis de conditions claires. Il est également primordial de mettre en place des politiques claires et de les appliquer uniformément pour encadrer les activités professionnelles extérieures et les conflits d’intérêts.
Importance de mettre en œuvre des politiques et pratiques de gestion du rendement ambitieuses
Les politiques et pratiques de gestion et d’évaluation du rendement sont des outils importants pour définir les attentes des employeurs et rendre compte des problèmes de rendement, à condition qu’elles soient équitables, transparentes et appliquées de façon uniforme. La formalisation des processus est d’autant plus importante que les personnes qui travaillent à distance ont souvent des contacts quotidiens moins fréquents avec les membres de la direction. Bien mises en œuvre, les politiques de gestion du rendement peuvent aussi mettre au jour les enjeux de productivité et d’engagement des employés découlant du cumul de postes.
Se doter de politiques de gestion du rendement bien rédigées offre de nombreux avantages, notamment la capacité d’encadrer l’efficacité et la constance du rendement des employés, en particulier dans le cadre du télétravail, où les contrôles réguliers peuvent s’avérer difficiles à mener sur le plan logistique. Ces politiques peuvent également fournir des données servant à mesurer les progrès de chacun ou, au contraire, l’incapacité d’un employé à remplir les objectifs d’amélioration. Enfin, ces politiques et les procédures qui s’y rattachent permettent de veiller à ce que les mesures disciplinaires ou décisions de licenciement ne revêtent pas de caractère discriminatoire, et ainsi justifier un licenciement « justifié ».
Les employeurs doivent établir un équilibre entre la défense de leurs intérêts au moyen de politiques de gestion du rendement et leurs obligations en vertu des lois sur les droits de la personne afin de s’assurer que les politiques et les outils de gestion du rendement n’entraînent pas de discrimination. Dans certaines situations, cela peut comporter l’obligation de vérifier si un enjeu de rendement est lié à un besoin d’accommodement.
Télétravail dans d’autres territoires
Dans les milieux de travail où les employés ne sont pour ainsi dire pas tenus de se rendre au bureau, ceux‑ci demandent de plus en plus à travailler à distance à partir d’autres territoires, comme une province ou un pays autre que celle ou celui où ils ont été embauchés. En général, le droit applicable est celui du territoire dans lequel travaille l’employé. Par conséquent, il est recommandé aux employeurs de consulter un conseiller juridique local afin de s’assurer qu’ils comprennent et sont en mesure d’évaluer convenablement les risques associés au fait de permettre à un employé dont le lieu de travail est limité ou inexistant de travailler à distance à partir du territoire visé. De manière générale, les employeurs ont intérêt à envisager les risques liés à l’applicabilité des contrats de travail et d’autres questions organisationnelles avant de permettre le télétravail dans d’autres territoires.
Comme le libellé des contrats de travail est généralement propre à un territoire donné, les modalités du contrat ne sont parfois pas applicables dans d’autres territoires. Par conséquent, lorsque les employés passent d’un territoire à un autre, il arrive que l’employeur ne puisse plus se prévaloir des conditions du contrat de travail. La responsabilité de l’employeur peut s’en trouver accrue. À titre d’illustration, une clause de résiliation du contrat de travail rédigée pour être applicable dans le territoire de l’employeur (p. ex. en Ontario) pourrait être jugée inapplicable en vertu de la loi du territoire de l’employé (p. ex. le Québec). D’un point de vue pratique, l’employé pourrait ainsi avoir droit à des indemnités de départ additionnelles par rapport à ce qui avait été négocié à l’origine.
Les lois sur les droits de la personne, la rémunération des employés et la santé et la sécurité au travail représentent quelques exemples de textes législatifs relatifs à l’emploi qui varient d’un territoire à l’autre. Même si, de façon générale, elles sont semblables à l’échelle du Canada, les lois comportent certaines nuances qui doivent être prises en compte pour veiller au respect des obligations applicables lorsque l’employé travaille dans un autre territoire que celui de l’employeur. Les employeurs doivent donc prendre connaissance de toutes les lois susceptibles de s’appliquer, pas seulement celles en vigueur dans la province où ils mènent leurs activités, afin de s’assurer qu’ils sont en mesure de s’y conformer.
Au-delà des règles juridiques locales du droit du travail, d’autres points sont à prendre en considération, comme les conséquences fiscales pour l’employé et l’employeur, la protection de la vie privée et des données, les questions d’immigration, la protection des secrets commerciaux, les avantages sociaux et les assurances.
En raison de tous ces risques, il est recommandé aux employeurs de consulter un conseiller juridique dans le territoire où l’employé compte travailler. Ils devraient ainsi revoir leurs contrats et politiques de travail afin de s’assurer de leur applicabilité, en plus de se doter de politiques et/ou d’ententes claires concernant le télétravail, sans oublier de les communiquer aux employés avant toute mise en place de modalités de télétravail. De telles politiques devraient établir des limites appropriées au télétravail des employés.
Gestion de l’impératif de retour au bureau
De nombreux employeurs continuent de se heurter à la réticence des employés à l’égard du retour au bureau. Cette situation pose la question inévitable de savoir dans quelle mesure et dans quelles conditions un employeur peut forcer les employés à revenir travailler dans ses locaux.
En général, les employeurs ont la possibilité d’imposer un retour au bureau en l’absence d’un droit contractuel permettant à l’employé de travailler à distance. Du côté des syndicats, un arbitre a récemment confirmé (disponible en anglais seulement) que la détermination des « meilleures conditions de travail » fait partie des responsabilités et droits fondamentaux de l’employeur. La décision souligne que la direction, en vertu de sa fonction, peut exercer son jugement commercial et effectuer des choix concernant l’organisation du travail ainsi que la santé et la sécurité des employés. Si un employeur détermine que le télétravail complet ne représente pas les meilleures conditions de travail, il appartient à la direction de décider de ce qui constitue une organisation optimale du travail pour l’entreprise.
Néanmoins, les refus de revenir dans les locaux de l’employeur doivent être traités avec soin, au cas par cas. Afin d’atténuer le risque de congédiement injustifié, les employeurs doivent consulter un conseiller juridique avant de déterminer la meilleure stratégie à adopter en cas de refus. Pour diminuer la résistance aux politiques de retour au bureau, les meilleures stratégies restent celles fondées sur les relations avec les employés, de nature incitative : repas gratuits, activités sociales et incitations financières, notamment. Cependant, avec une politique de retour au bureau bien rédigée et bien mise en œuvre, les employés comprendront mieux les conditions et les attentes quant au retour. Pour les nouveaux employés, le lieu de travail peut être clairement établi au moyen d’un contrat de travail qui énonce les attentes concernant la possibilité de travailler à distance, le cas échéant.
Dans le cas des milieux de travail hybrides, l’engagement des employés à l’égard d’un plan de retour au bureau ou leur présence en personne peut être un critère légitime à prendre en compte, entre autres, dans les évaluations du rendement. Dans certains cas, toutefois, il sera nécessaire de tenir compte de l’incapacité d’un employé de se présenter au travail en personne pour un motif de bonne foiau regard de la législation sur les droits de la personne.
Demandes d’accommodement « en vogue »
Au cours des derniers mois, nous avons constaté une forte augmentation du nombre de demandes d’accommodement liées aux droits de la personne pour le télétravail complet ou partiel. Pour l’essentiel, ces demandes d’accommodement invoquent un handicap ou une situation familiale particulière.
Les demandes de télétravail complet ou partiel comme accommodement fondé sur un motif de protection en vertu de la législation sur les droits de la personne doivent être traitées avec prudence et séparément des demandes de télétravail pour d’autres raisons (non liées aux droits de la personne). Lorsque les employés font de telles demandes d’accommodement, l’employeur doit les examiner de bonne foi, au cas par cas. Chaque demande doit être enregistrée suivant le processus d’accommodement établi par l’employeur.
Il ne faut toutefois pas oublier que les employés n’ont pas nécessairement droit à la forme d’accommodement demandée. Les employeurs sont uniquement tenus d’offrir des accommodements raisonnables pour répondre à des besoins attestés qui se fondent sur un motif de protection en vertu des lois sur les droits de la personne. Les employeurs ne sont pas tenus de tenir compte des préférences des employés. Autrement dit, un employé n’a pas à se voir accorder le droit de travailler à distance au seul motif qu’il en fait la demande.
De plus, d’autres accommodements pourraient convenir selon la situation. Par exemple, un employé qui fait une demande de télétravail fondée sur un besoin attesté en lien avec sa situation familiale peut se voir proposer un horaire de travail réduit, si cette mesure répond adéquatement au besoin attesté.
Navettage, ou la nouvelle frontière des demandes d’accommodement
Avec l’avènement du télétravail, de nombreux employés considèrent le navettage comme une responsabilité supplémentaire imposée par les impératifs de retour au bureau. En dépit de cette résistance, le navettage demeure la seule responsabilité des employés.
Ainsi, les employeurs n’ont pas à rembourser ni à rémunérer les trajets des employés, même s’ils imposent un retour au bureau. À titre d’exemple, la Commission des relations de travail de l’Ontario s’est récemment appuyée (disponible en anglais seulement) sur les lignes directrices du ministère du Travail de la province pour confirmer que les trajets entre le domicile et le lieu de travail ne sont pas considérés comme du travail, sauf dans certaines circonstances exceptionnelles, notamment les exigences imposées par l’employeur concernant le covoiturage, l’utilisation des véhicules de l’entreprise et les ramassages/livraisons sur le trajet vers ou depuis le lieu de travail.
Perspectives à retenir
Depuis la pandémie de COVID‑19, les attentes et les normes relatives au télétravail évoluent rapidement. Face à ces circonstances inédites et changeantes, il est recommandé aux employeurs de limiter leur exposition au risque en faisant appel à des conseillers juridiques spécialisés et dignes de confiance. Il est également important de vérifier et de mettre à jour les politiques internes, notamment celles qui encadrent le télétravail. Enfin, les employeurs ont intérêt à actualiser régulièrement leurs modèles de contrats de travail afin de veiller à leur applicabilité compte tenu des évolutions du droit.