Wastech et pouvoir discrétionnaire : La Cour suprême du Canada se prononce sur l’obligation d’exercer un pouvoir discrétionnaire contractuel de bonne foi

12 Fév 2021 13 MIN DE LECTURE

La bonne foi exige qu’une partie exerce un pouvoir discrétionnaire contractuel de manière raisonnable et non d’une manière qui n’est pas conforme aux objectifs pour lesquels il est conféré – même lorsque le contrat prévoit en lui-même un pouvoir discrétionnaire absolu. C’est ce qu’ont déclaré les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada (la CSC) dans l’affaire Wastech Services Ltd. c. Greater Vancouver Sewerage District (2021 CSC 7). (L’affaire Wastech a été entendue en même temps qu’une autre affaire, qu’Osler a commentée ici.) Dans l’affaire Wastech, la CSC a cherché à clarifier la portée de l’obligation d’exercer des pouvoirs discrétionnaires contractuels de bonne foi précédemment reconnue dans l’affaire Bhasin c. Hrynew (2014 CSC 71). En rejetant l’appel, la CSC a estimé que l’intimée n’avait pas violé l’obligation de bonne foi, même si les actions de cette dernière avaient effectivement privé l’appelante des profits prévus au contrat, parce que la conduite reprochée respectait le cadre et l’objectif du pouvoir discrétionnaire négocié par les deux parties. Les juges majoritaires de la CSC ont soutenu que :

  • Les pouvoirs discrétionnaires aux termes d’un contrat doivent être exercés raisonnablement et d’une manière liée à l’objectif de leur octroi.
  • Un exercice déraisonnable d’un pouvoir discrétionnaire est celui qui est en dehors de l’éventail des choix liés à son objectif sous-jacent, et qui constitue un manquement à l’obligation de bonne foi.
  • Lorsque le texte sur le pouvoir discrétionnaire n’indique pas explicitement l’objectif de l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire, cet objectif peut être déterminé en se rapportant au contrat, interprété dans son ensemble.
  • Selon les conditions du contrat et l’objectif qui sous-tend l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire, le terme « raisonnable » peut encore signifier « pour l’avantage économique exclusif d’une partie ». En effet, même l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui annule substantiellement l’avantage attendu de l’autre partie dans le cadre d’un contrat (une norme énoncée dans des affaires précédentes) peut être raisonnable selon le marché des parties.
  • Les parties ne peuvent pas se soustraire à cette obligation. Même un pouvoir discrétionnaire vraisemblablement absolu doit être exercé de manière raisonnable dans le cadre de l’objectif de l’octroi du pouvoir.

Faits

En 1996, le Greater Vancouver Sewerage and Drainage District (Metro) a conclu un contrat de service de 20 ans avec Wastech Services Ltd. (Wastech) pour le transport des déchets. Wastech devait transporter des déchets vers trois installations d’élimination des déchets : Vancouver, Burnaby et Cache Creek. Wastech a obtenu des tarifs de transport différents selon l’endroit où les déchets étaient transportés : des tarifs plus bas pour le transport sur une courte distance vers Vancouver et Burnaby, et un tarif plus élevé pour le transport sur une longue distance vers Cache Creek. Le contrat accordait précisément à Metro le « pouvoir discrétionnaire absolu » pour répartir les déchets entre les installations. Le contrat contenait une clause d’arbitrage.

Le paiement au titre du contrat a été déterminé en se rapportant : (i) aux coûts d’exploitation réels de Wastech (le CE réel); (ii) au « ratio d’exploitation cible » (le RE cible), qui codifie un ratio d’exploitation cible de 11 pour cent; et (iii) à un éventail ou une « fourchette » établi de bénéfice d’exploitation réel à l’extérieur du RE cible. Si le RE réel de Wastech se situait dans la fourchette, mais était supérieur ou inférieur au RE cible, les parties avaient convenu de répartir l’excédent ou le déficit de manière égale par un « paiement de rajustement ». Si le bénéfice d’exploitation réel de Wastech pour une année se situait en dehors de la fourchette (qu’il était nettement inférieur ou nettement supérieur au RE cible), Wastech recevrait ou paierait un « rajustement hors de la fourchette » pour ramener les bénéfices prévus pour l’année suivante dans la fourchette.

Il est important de noter que le contrat n’a jamais garanti que Wastech atteindrait le RE cible. En effet, en négociant le contrat, les deux parties étaient conscientes que des scénarios pourraient survenir qui empêcheraient Wastech d’atteindre le RE cible. Les deux parties croyaient qu’un tel scénario était fort improbable, et elles ont alors convenu de ne pas inclure de disposition de rajustement sur ce scénario.

En 2011, selon ses propres intérêts commerciaux et économiques internes, Metro a modifié la répartition des déchets, en envoyant plus de déchets à Vancouver et à Burnaby et beaucoup moins à Cache Creek. Cette modification a réduit les frais de transport de Wastech et a fait passer le RE réel de Wastech à 4 pour cent, après rajustements, ce qui était bien inférieur au RE cible de 11 pour cent.

Wastech a entamé une procédure d’arbitrage, soutenant (en partie) que la conduite de Metro avait violé le contrat en ne tenant pas compte comme il se doit de ses intérêts contractuels légitimes, ce qui, selon elle, violait le principe directeur de la bonne foi. Wastech a réclamé des dommages-intérêts compensatoires qui lui permettraient de faire passer son bénéfice d’exploitation au RE cible.

La sentence arbitrale et les appels

Appliquant la décision alors récente de la CSC dans l’arrêt Bhasin, l’arbitre a estimé que les pouvoirs discrétionnaires dans le cadre d’un contrat doivent être exercés de bonne foi et « en prenant en compte comme il se doit les intérêts contractuels légitimes » de l’autre partie. L’arbitre a en outre déclaré que, bien que la répartition des déchets par Metro était honnête et raisonnable du point de vue de Metro, cette dernière a exercé son pouvoir discrétionnaire sans tenir compte comme il se doit des attentes légitimes de Wastech. Metro a donc violé le devoir de bonne foi et a été condamnée à payer à Wastech des dommages-intérêts compensatoires représentant sa perte d’occasion d’atteindre le RE cible.

En appel, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déterminé qu’il n’y avait aucun fondement contractuel pour conclure que Metro n’avait pas tenu compte comme il se doit des intérêts commerciaux de Wastech et a annulé la décision de l’arbitre. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rejeté l’appel subséquent.

La décision de la Cour suprême du Canada

Les juges majoritaires et les autres juges de la Cour suprême du Canada ont rejeté l’appel. Néanmoins, ce faisant, la CSC a clarifié l’obligation de toutes les parties contractantes d’exercer des pouvoirs discrétionnaires contractuels de façon « raisonnable ». Comme l’obligation d’honnêteté en matière d’exécution contractuelle, que la CSC avait reconnue dans l’arrêt Bhasin et réitérée récemment dans l’arrêt C.M. Callow Inc c. Zollinger (2020 CSC 45), cette obligation découle du principe directeur de bonne foi qui s’applique à tous les contrats en common law. Ce principe directeur n’est pas une condition implicite et il n’est donc pas possible de s’y soustraire.

L’obligation d’exercer un pouvoir discrétionnaire contractuel de bonne foi est violée lorsque ce pouvoir est exercé « de façon déraisonnable ». Quelle que soit l’étendue ou le contenu du pouvoir discrétionnaire, et même lorsque celui-ci semble absolu, tous les exercices d’un pouvoir discrétionnaire contractuel sont limités par l’obligation de bonne foi. L’obligation exige que la partie qui exerce un pouvoir discrétionnaire agisse « de façon raisonnable ». Une partie qui exerce son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable viole ses obligations contractuelles.

Les juges majoritaires ont soutenu qu’un exercice « déraisonnable » du pouvoir discrétionnaire n’est pas lié à l’objectif qui sous-tend l’octroi de ce pouvoir. Lorsque cet objectif n’est pas clairement indiqué dans le texte du pouvoir discrétionnaire en soi, les tribunaux peuvent l’interpréter en examinant le contrat dans son ensemble. Lorsque l’octroi du pouvoir discrétionnaire peut faire l’objet d’une mesure objective (comme des questions liées « à la capacité opérationnelle, à l’achèvement d’une structure, à l’utilité mécanique ou à la qualité marchande »), la gamme des issues « raisonnables » sera relativement plus réduite que lorsque le pouvoir discrétionnaire est subjectif ou moins susceptible de faire l’objet d’une évaluation objective.

Surtout, les juges majoritaires de la CSC ont rejeté la théorie selon laquelle une partie ne peut pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour « annuler substantiellement » l’avantage du contrat pour l’autre partie. Il s’agissait d’une norme qui avait été énoncée dans des affaires précédentes et qui a été invoquée par Wastech en appel. Un comportement qui a cet effet peut néanmoins être conforme à l’objectif du marché des parties et à l’octroi du pouvoir discrétionnaire. Toutefois, le fait que l’exercice du pouvoir discrétionnaire annule l’avantage du contrat peut être pertinent comme élément de preuve pour démontrer que le pouvoir discrétionnaire a été exercé d’une façon étrangère aux objectifs contractuels pertinents.

La confirmation par la CSC (conforme aux arrêts Bhasin et Callow) que l’obligation de bonne foi n’équivaut pas à une obligation fiduciaire est aussi un élément essentiel. Ainsi, l’obligation de bonne foi n’exigeait pas que Metro subordonne ses intérêts à ceux de Wastech dans l’exercice de ses pouvoirs discrétionnaires. Un contrat peut attribuer des pouvoirs discrétionnaires pour permettre à chaque partie de servir son propre intérêt, même si l’exercice de ces pouvoirs discrétionnaires cause une perte ou un préjudice à l’autre partie. Les juges majoritaires ont également souligné à plusieurs reprises que l’obligation de bonne foi n’a pas pour but de conférer aux parties contractantes des avantages non négociés.

En appliquant ces principes aux faits de cette affaire, la CSC a conclu que Metro avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable. Aucune tromperie ou conduite arbitraire n’a été alléguée. Metro a seulement agi dans son propre intérêt. Bien que la clause sur les pouvoirs discrétionnaires ne précise pas d’objectif, les juges majoritaires ont analysé le contrat dans son ensemble, en accordant une attention particulière aux attendus, et ont examiné les négociations menant au contrat pour interpréter l’objectif de la clause. Les attendus décrivaient l’intention commune des parties de « maximiser l’efficacité et réduire les coûts », en signalant que l’objectif de la disposition accordant à Metro le « pouvoir discrétionnaire absolu » relatif à la répartition des déchets était de lui donner toute la souplesse nécessaire pour atteindre ces objectifs. De plus, les négociations précontractuelles des parties ont révélé que Wastech et Metro ont envisagé la vague possibilité que Metro n’envoie que très peu de déchets au site d’enfouissement de Cache Creek, mais ont choisi de ne pas prévoir cette éventualité.

La CSC a rejeté l’argument de Wastech, qui avait été accepté par l’arbitre, selon lequel des obligations supplémentaires ou plus larges devraient s’appliquer étant donné les aspects relationnels à long terme de l’accord qui exigeaient sans doute la confiance et la coopération des parties. Nonobstant ces considérations, les parties ont choisi de structurer soigneusement leur relation et de répartir précisément les risques. Le contrat ne garantissait pas que Wastech atteindrait le RE cible; en fait, le mécanisme de « paiement de rajustement » a clairement démontré que les deux parties comprenaient que l’exercice du pouvoir discrétionnaire par Metro pouvait faire en sorte que le RE cible ne serait pas atteint certaines années. Bien que ce résultat soit peu probable, les parties ont déterminé que ce serait Wastech qui assumerait ce risque. En réclamant des dommages-intérêts compensatoires qui garantissaient principalement le RE cible chaque année, Wastech demandait un avantage qu’elle n’avait pas négocié, et qu’elle avait, en fait, laisser tomber.

Les juges minoritaires, tout en approuvant le résultat et en convenant que les parties s’attendent généralement à ce que le pouvoir discrétionnaire contractuel soit exercé de façon raisonnable, ont soutenu que le pouvoir discrétionnaire contractuel est toujours défini par l’intention des parties. Ainsi, lorsqu’un contrat révèle une intention claire de conférer un pouvoir discrétionnaire absolu, les tribunaux doivent donner effet à cette intention.

Conséquences pratiques

  • L’exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire peut constituer une violation de contrat, même lorsque l’octroi du pouvoir discrétionnaire est illimité ou expressément absolu. Il reste à voir comment la décision des juges majoritaires sera appliquée à l’interprétation des contrats qui autorisent expressément une partie à exercer son pouvoir discrétionnaire sans contrainte (p. ex., « à sa discrétion absolue », « de façon déraisonnable » ou « pour une raison quelconque ou sans raison »), en particulier lorsque les parties peuvent indiquer qu’une telle formulation est compatible avec un objectif contractuel clair pour structurer le pouvoir discrétionnaire de cette façon. En effet, une telle formulation ouverte peut indiquer ce qui constitue normalement la bonne foi dans les circonstances.
  • Il est important de clarifier l’objectif des pouvoirs discrétionnaires. Étant donné que l’objectif du pouvoir discrétionnaire déterminera la portée du caractère raisonnable, les parties devraient rédiger les dispositions sur les pouvoirs discrétionnaires avec soin et envisager d’inclure expressément une déclaration d’intention liée à chaque pouvoir discrétionnaire et à d’autres conditions connexes. Lorsqu’elles exercent un pouvoir discrétionnaire dans le cadre de contrats existants, les parties devraient examiner la façon dont le caractère raisonnable d’un tel exercice pourrait être évalué par un tribunal à la lumière des attendus du contrat et d’autres facteurs contextuels.
  • En évaluant l’objectif du pouvoir discrétionnaire, les tribunaux peuvent être prêts à prendre en considération des preuves extrinsèques pertinentes pour les intentions des parties. Les juges majoritaires dans l’affaire Wastech ont examiné non seulement les conditions du contrat lui-même, mais aussi les preuves des négociations précontractuelles des parties, malgré la présence d’une clause d’« intégralité de l’entente » dans le contrat. Cependant, il ne semble pas que l’admissibilité de ces preuves ait été contestée dans l’affaire Wastech.