La règle générale anti-évitement (RGAE) du Canada a pour fonction d’annuler les avantages fiscaux découlant des opérations d’évitement fiscal « abusives ». Il s’agit d’opérations qui satisfont techniquement aux exigences de la loi, mais sont jugées contraires à l’esprit de la législation ou de ses dispositions particulières ou à la politique qui les sous-tend. Depuis son introduction, il y a plus de 30 ans, la RGAE s’est avérée efficace pour empêcher l’évitement fiscal abusif. Les tribunaux canadiens ont élaboré un cadre analytique rigoureux pour l’application de la RGAE, cherchant constamment à trouver un équilibre entre le besoin de certitude des entreprises en matière de planification fiscale et la volonté du gouvernement de lutter contre les abus.
Pour l’essentiel, le cadre actuel de la RGAE a maintenu cet équilibre. L’administration fiscale canadienne n’a perdu que 24 affaires à ce jour environ, bien qu’elle ait établi une cotisation à l’égard de contribuables sous le régime de la RGAE dans plus de 1 300 affaires.
Malgré ce bilan, le gouvernement fédéral a proposé des modifications importantes visant à « moderniser » la RGAE. Ces modifications, qui doivent entrer en vigueur en 2024, auront une incidence sur l’application de la RGAE à l’avenir. Les décisions rendues par la Cour suprême du Canada et d’autres tribunaux concernant la RGAE existante continueront probablement à fournir des indications générales sur l’application de cette disposition. Les modifications proposées marquent toutefois une nouvelle ère dans l’évolution de la RGAE et soulèvent des questions d’interprétation que devront étudier les entreprises se livrant à des activités de planification fiscale au cours des prochaines années.
Décisions récentes de la Cour suprême
Tel qu’elle a été interprétée et appliquée jusqu’à présent, la RGAE a permis de décourager l’évitement fiscal abusif tout en préservant le principe établi de longue date, récemment confirmé par la Cour suprême dans l’arrêt Loblaw Financial Holdings, selon lequel les contribuables ont le droit d’organiser leurs affaires de manière à réduire au minimum l’impôt à payer. Le fonctionnement de la nouvelle RGAE devra être examiné dans le contexte de cette jurisprudence, et la façon dont ses aspects modifiés seront interprétés à la lumière des récentes décisions de la Cour suprême dans les affaires Alta Energy et Deans Knight Income Corp. reste à voir. Nous examinons les arrêts Loblaw et Alta Energy plus en détail dans notre Rétrospective de l’année juridique 2021.
Dans l’arrêt Deans Knight, la Cour suprême a affirmé que l’analyse de la RGAE, si elle est menée de manière rigoureuse, permet de garantir un degré de certitude raisonnable dans la planification fiscale. Les motifs de la majorité rappellent également que, dans les dossiers mettant en cause la RGAE, les contribuables doivent regarder au-delà du texte des dispositions pertinentes pour déterminer les intentions du Parlement. L’historique législatif, par exemple, est susceptible de jouer un rôle très important dans le discernement de la politique sous-tendant ces dispositions et pourrait l’emporter sur l’interprétation claire et par ailleurs non ambiguë du texte. En effet, compte tenu du rôle étendu accordé par la Cour à la recherche de l’intention du législateur dans l’arrêt Deans Knight et des indications qu’elle a données dans cette décision, on peut s’interroger sur la nécessité de la modernisation de la RGAE.
Le changement est néanmoins inévitable. La dernière version des modifications proposées a été publiée le 28 novembre 2023 et devrait s’appliquer aux opérations conclues après le 1er janvier 2024. Les modifications comprennent l’introduction d’un nouveau préambule pour faciliter la résolution des questions d’interprétation, un seuil d’établissement de l’évitement fiscal inférieur et un nouveau critère de « substance économique » à appliquer pour déterminer s’il y a abus.
Les modifications proposées imposent également une pénalité et prolongent le délai de prescription normal dans certaines circonstances.
La RGAE modifiée
À l’heure actuelle, la RGAE s’applique lorsque deux conditions sont remplies. D’abord, il doit y avoir à la fois un « avantage fiscal » et une « opération d’évitement ». Cette dernière est actuellement définie comme étant une opération entreprise principalement à des fins fiscales. Dès l’entrée en vigueur de la RGAE modifiée, une opération d’évitement sera une opération dont « l’un des principaux objets » est l’obtention d’un avantage fiscal. Ensuite, il doit être démontré que l’opération d’évitement ou la série d’opérations dont elle fait partie constitue un « abus » de certaines dispositions fiscales ou de la législation dans son ensemble.
Le fardeau de réfuter les deux premières conditions incombe au contribuable, tandis que celui d’établir l’existence d’un abus incombe à l’administration fiscale.
Le nouveau critère de substance économique
Les modifications proposées introduisent un nouveau critère pour évaluer si les opérations manquent « considérablement » de substance économique. Elles fournissent également une liste de facteurs à prendre en compte dans cette analyse. Ces facteurs sont tous axés sur la pondération des considérations fiscales par rapport aux avantages économiques des opérations en question. Dans un scénario, le potentiel de gain ou de perte reste inchangé. Dans un autre, la valeur de l’avantage fiscal escomptée dépasse le rendement économique non fiscal escompté. Enfin, la totalité ou la presque totalité de l’opération ou des opérations peut avoir pour objet l’obtention de l’avantage fiscal.
Les modifications proposées prévoient que, si des opérations sont considérées comme manquant considérablement de substance économique, il s’agit d’un « facteur important » qui « tend à indiquer » que les opérations constituent un abus. Il reste à voir si les notes explicatives qui seront publiées avec la législation fourniront des indications supplémentaires sur la manière dont le nouveau critère de substance économique s’appliquera en pratique.
Les tribunaux auront à examiner plusieurs grandes questions d’interprétation concernant la structure du critère dans les années à venir. Il s’agira notamment de déterminer de quelle manière le critère pourrait s’appliquer à chaque opération au sein d’une série par rapport à l’ensemble de la série et, d’un point de vue pratique, la façon dont les contribuables pourront démontrer qu’une opération ne constitue pas un abus, même si elle est jugée manquer considérablement de substance économique.
Dans l’intervalle, les contribuables devront étudier attentivement les facteurs énumérés afin de s’assurer que les opérations entreprises satisfont au critère de substance économique. Pour se préparer à satisfaire au nouveau critère de substance économique, ils doivent examiner de manière proactive s’ils sont en mesure d’apporter la preuve objective, sur la base de l’historique législatif ou d’autres outils d’interprétation, que les opérations étaient envisagées, ou du moins n’étaient pas découragées, à l’époque pertinente.
Pénalité et extension du délai de prescription
Aux termes de la RGAE modifiée, une pénalité substantielle a été introduite pour les opérations tombant sous le coup de la règle. Le délai de prescription normal pour l’établissement d’une cotisation sur le fondement de la RGAE a également été prolongé de trois ans.
La pénalité et le délai de prescription prolongé peuvent être évités si le contribuable divulgue volontairement les opérations en question à l’administration fiscale. Il s’agit d’un changement majeur dans le fonctionnement de la RGAE. Auparavant, il était bien entendu qu’elle ne constituait pas une disposition pénale et que les contribuables ne pouvaient pas procéder à une autocotisation dans le cadre de cette règle.
Un contribuable pourrait également être en mesure d’éviter la nouvelle pénalité associée à la RGAE en vertu d’une exception symbolique de « diligence raisonnable » s’il parvient à démontrer que, au moment où l’opération a été entreprise, elle était « identique ou presque identique » à une opération qui a fait l’objet de directives administratives, de déclarations d’autorités gouvernementales ou de décisions de tribunaux. Toutefois, l’objet et l’utilité de cette exception sont discutables. En tout état de cause, il est très peu probable que la RGAE, et donc la pénalité, se soit appliquée à ces opérations.
Compte tenu des incertitudes introduites par la RGAE modifiée, notamment par l’ajout du critère de substance économique, les contribuables devront se demander sérieusement s’ils devraient déclarer des opérations qu’ils ont prudemment jugées non abusives ou risquer de se voir infliger une pénalité ou d’être soumis à un délai de prescription prolongé.
Observations finales
Sous sa forme actuelle, la RGAE a permis de lutter efficacement contre les abus fiscaux tout en garantissant un degré raisonnable de certitude en matière de planification fiscale. Notons cependant qu’il a fallu près de vingt ans aux tribunaux pour établir et affiner le cadre interprétatif dans lequel la RGAE est actuellement appliquée.
À l’avenir, il continuera d’incomber au pouvoir judiciaire de veiller à ce que l’application de la RGAE modifiée reste fondée sur des principes. Nous prévoyons toutefois qu’il faudra attendre au moins une décennie, voire plus, avant de recevoir des indications supplémentaires de la plus haute cour du pays à cet égard. Pendant ce temps, certains aspects des modifications pourraient aggraver les incertitudes liées à la RGAE et alourdir le fardeau déjà important qui pèse sur les contribuables canadiens sous la forme de coûts de conformité et de litiges.
Pour réduire au minimum ce fardeau, les contribuables ont tout intérêt à adopter une approche très proactive dès les premières étapes de la planification d’une opération. Cette approche devrait comprendre la diligence raisonnable nécessaire pour s’assurer que toute planification fiscale entreprise est pleinement envisagée par les dispositions invoquées. Il faudrait également penser à créer et à conserver une documentation appropriée à l’appui de la planification entreprise, afin de garantir que les dossiers de preuve communiqués à l’administration fiscale au cours de la phase de vérification sont exacts et complets, de manière à réduire les possibilités de différend sur les faits.