Un tribunal statue que le cabinet fédéral a outrepassé ses pouvoirs en qualifiant au sens large de « toxiques » les articles manufacturés en plastique

27 Nov 2023 12 MIN DE LECTURE

Le 16 novembre 2023, dans l’affaire Coalition pour une utilisation responsable du plastique c. Canada (Environnement et Changements climatiques), la Cour fédérale a statué que le cabinet fédéral a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris un décret (le « décret ») inscrivant les « articles manufacturés en plastique » (AMP) sur la liste des substances toxiques de l’annexe 1 de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999) (la « LCPE »).[1]

La Cour a conclu qu’il était à la fois déraisonnable et inconstitutionnel d’inscrire les AMP sur la liste de l’annexe 1 parce qu’il s’agit d’une catégorie trop vaste. Elle a également conclu qu’en refusant les demandes de constitution d’une commission de révision en vertu de la LCPE avant la prise du décret, le ministre de l’Environnement et du Changement climatique a pris une décision déraisonnable qui manquait de justification et de transparence.

La Cour a annulé le décret et l’a déclaré nul à la date à laquelle il a été pris (le 23 avril 2021). Cette décision constitue une rare condamnation du processus décisionnel du cabinet et une contribution importante au droit constitutionnel et environnemental canadien. Le gouvernement fédéral a néanmoins l’intention d’interjeter appel et reste déterminé à continuer de réglementer les plastiques.

Caractère raisonnable du décret

La Cour a conclu que le décret inscrivant la vaste catégorie des AMP sur la liste des substances toxiques de l’annexe 1 était déraisonnable parce que le cabinet ne pouvait pas – question de fait – être convaincu que tous les AMP inclus dans la portée du décret étaient toxiques au sens de la LCPE.

La Cour a examiné le régime et les dispositions pertinentes de la LCPE et conclu que le cabinet doit être convaincu qu’une substance ou une catégorie de substances satisfait les deux conditions suivantes pour être ajoutée à l’annexe 1 :

  • elle revêt le sens de « substance » ou de « catégorie de substances » de la LCPE (la première condition);
  • elle est toxique au sens de la LCPE (la deuxième condition).

En ce qui concerne la première condition, la Cour a conclu que la catégorie des AMP semble plus vaste que la définition de « substance » à l’alinéa 3(1)f) de la LCPE, sur laquelle le gouvernement s’est fondé pour soutenir que le décret était raisonnable.

Pour ce qui est de la deuxième condition, la Cour a conclu que la portée du décret était trop large lorsqu’on le considérait dans le cadre du régime des substances toxiques en vertu de la partie 5 de la LCPE et de son interprétation par la Cour suprême du Canada dans R. c. Hydro-Québec. La Cour a souligné que la partie 5 de la LCPE fournit un outil de triage permettant « d’éliminer, parmi le très grand nombre de substances potentiellement nocives pour l’environnement ou la vie humaine, celles qui posent des risques importants de ce genre ». La Cour a souligné que, conformément à l’objectif de la LCPE, seules les substances qui sont toxiques « au sens réel » (c.-à-d. au-delà du simple effet nocif potentiel) peuvent être inscrites sur la liste de l’annexe 1.

Alors que la portée du décret était fondée sur l’énoncé, dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) qui l’accompagnait, selon lequel « tous les articles manufacturés en plastique ont le potentiel de devenir de la pollution plastique », le REIR ne faisait référence qu’à un petit nombre d’articles précis (cordes, filets, attaches de câble, sacs de plastique, anneaux de plastique) décrits dans la littérature scientifique comme ayant des effets nocifs sur certains animaux. De l’avis de la Cour, le cabinet n’aurait pas pu être d’avis, à partir des données scientifiques, que tous les AMP sont toxiques au sens de la LCPE. En inscrivant la vaste catégorie des AMP sur la liste des substances toxiques de l’annexe 1, le cabinet a outrepassé ses pouvoirs en vertu de la LCPE et rendu le décret déraisonnable.

Caractère raisonnable de la décision de refuser une commission de révision

En vertu de la LCPE, un avis d’opposition peut être présenté au ministre pour demander une commission de révision dans certaines circonstances, y compris dans les 60 jours suivant la publication obligatoire d’un projet de décret dans la Gazette du Canada. La constitution d’une commission de révision est laissée à la discrétion du ministre.

Lorsque le projet de décret a été publié dans la Gazette du Canada, 52 demandes de constitution d’une commission de révision ont été présentées au ministre et 62 avis motivés d’opposition ont été déposés, faisant valoir, entre autres, que l’Évaluation scientifique de la pollution plastique d’Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) n’avait pas fourni une preuve suffisante que tous les AMP visés par le décret étaient toxiques. La réponse du ministre aux avis d’opposition n’a pas répliqué à cet argument.

La Cour a considéré qu’il s’agissait d’un « argument central » qui remettait en question le caractère suffisant des données scientifiques sur lesquelles reposait le décret. En ne répondant pas à cet argument, le ministre a laissé planer de l’incertitude quant à savoir s’il en avait tenu compte lorsqu’il a refusé de constituer une commission de révision. Compte tenu de ce manque de transparence et d’exhaustivité, le refus du ministre est déraisonnable.

Constitutionnalité du décret

Les demandeurs ont également contesté la constitutionnalité du décret au motif qu’il ne relevait pas de la compétence fédérale en matière de droit criminel en vertu du paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.

S’appuyant sur des éléments de preuve extrinsèques du REIR préliminaire et sur l’ensemble des études et des rapports gouvernementaux qui ont précédé le décret, la Cour a conclu que le caractère véritable du décret consistait à inscrire les AMP sur la liste des substances toxiques de la LCPE afin que ces articles puissent être réglementés pour gérer les dommages environnementaux potentiels associés au fait qu’ils deviennent de la pollution plastique.

La Cour a ensuite cherché à savoir si le caractère véritable du décret relève de la compétence fédérale en matière de droit criminel, qui exige que le décret comporte les trois éléments suivants : 1) il doit avoir un objet de droit criminel; 2) il doit prévoir une interdiction; 3) et une sanction qui l’appuie.

La Cour a conclu que le caractère véritable du décret n’avait pas d’objet de droit criminel. La Cour a expliqué que l’objet de la restriction doit être réellement dangereux si l’on veut invoquer la compétence en matière de droit criminel. Dans le cas contraire, la restriction n’est rien d’autre qu’une réglementation économique, qui ne satisfait pas au critère relatif à la compétence fédérale en matière de droit criminel. L’intention de la LCPE est que seules les substances qui sont toxiques « au sens réel », c’est-à-dire qui posent des risques importants pour l’environnement ou la vie humaine, figurent sur la liste des substances toxiques, et non d’autres substances potentiellement nocives. La Cour a conclu que le décret n’avait pas d’objet de droit criminel parce qu’il reflétait la « nature large et exhaustive de la catégorie des articles manufacturés en plastique », y compris des articles pour lesquels il n’y a pas de crainte raisonnable de préjudice environnemental, ce qui élimine le mécanisme de filtrage de la toxicité sur lequel reposait la compétence en matière de droit criminel en vertu de la LCPE.

Enfin, la Cour a examiné si la constitutionnalité du décret pouvait être confirmée en vertu de la théorie de l’intérêt national justifiant l’exercice de la compétence fédérale en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement (POBG). Elle a conclu que cette théorie n’était pas une question justiciable parce qu’elle n’avait pas été soulevée par les parties elles-mêmes, mais par l’Alberta et la Saskatchewan en leur qualité d’intervenantes. Quoi qu’il en soit, la Cour a conclu que le décret ne pouvait être confirmé en vertu de la compétence en matière de POBG parce qu’il ne satisfaisait pas au critère de l’intérêt national, puisqu’il n’avait pas une unicité, une particularité et une indivisibilité qui le distinguaient clairement des matières d’intérêt provincial et qu’aucune preuve n’existait de l’incapacité des provinces d’aborder cette question.

Points pratiques à retenir

Après avoir pris le décret le 22 juin 2022, le cabinet fédéral a publié le Règlement interdisant les plastiques à usage unique en vertu de la LCPE (le « Règlement sur les plastiques »), qui prévoit des restrictions sur la fabrication, l’importation, l’exportation et la vente de plastiques à usage unique. Dans un bulletin d’actualités Osler précédent, nous avons précisé que le Règlement sur les plastiques transforme la réglementation des produits en plastique au Canada. La Coalition pour une utilisation responsable du plastique (entre autres) a également contesté le Règlement sur les plastiques pour des motifs de droit constitutionnel et administratif.[2] Sa contestation n’a cependant pas encore été entendue. Le Règlement sur les plastiques est plus ciblé que le décret, mais la décision sur celui-ci aura sans doute un impact sur le résultat de cette contestation. Le Règlement sur les plastiques énumère six catégories de plastiques à usage unique, qui ont toutes les chances d’être interdits d’ici la fin de 2025. Il reste à voir si l’approche plus étroite du Règlement sur les plastiques résistera à un examen judiciaire.

Malgré ces défis et d’autres encore, le gouvernement fédéral cible la réglementation des plastiques depuis quelques années. La réglementation des plastiques coïncide avec des efforts internationaux, y compris l’objectif actuel des Nations Unies de rédiger un traité mondial sur les plastiques, qui devrait être réalisé d’ici la fin de 2024. Par conséquent, nonobstant la décision de la Cour fédérale, le gouvernement fédéral continuera probablement de considérer la réglementation des plastiques comme prioritaire. Le ministre Steven Guilbeault a déjà laissé entrevoir que le gouvernement fédéral interjettera appel de la décision.

À l’instar de la mise en application du Règlement sur les plastiques, la décision de la Cour dans cette affaire et la récente décision de la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact (dont nous avons discuté ici) peuvent également avoir des répercussions sur l’inscription d’autres substances à la liste des substances toxiques de l’annexe 1 et sur d’autres initiatives environnementales fédérales prévues en vertu de la LCPE, y compris le Règlement sur l’électricité propre, critiqué pour son empiètement sur les compétences provinciales.[3]

En rejetant l’argument voulant que le décret puisse être confirmé en vertu de l’exercice de la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement, la Cour a souligné que la Cour suprême du Canada avait déjà statué, dans l’arrêt Hydro-Québec, que la LCPE relève de la compétence du gouvernement fédéral en matière de droit criminel, ce qui signifie qu’un décret pris en vertu de la LCPE doit également relever de cette compétence. Un décret pris en vertu de la LCPE ne peut être justifié en vertu de la théorie de l’intérêt national. C’est ainsi que la décision de la Cour selon laquelle l’objet de la restriction doit être vraiment dangereux « au sens réel » si l’on veut invoquer la compétence en matière de droit criminel peut influencer la façon dont un tribunal interprétera la constitutionnalité du Règlement sur l’électricité propre et d’autres ajouts à l’annexe 1.

Enfin, les parties ne s’entendent pas sur les réparations qu’il est possible d’obtenir relativement à cette affaire. Elles ont convenu qu’une mesure de réparation déclaratoire pouvait être accordée, mais ne se sont pas entendues sur la question de savoir si d’autres mesures de réparation peuvent être ordonnées et, plus précisément, si cette décision avait pour effet de considérer les AMP comme n’ayant jamais été ajoutés à l’annexe 1. La Cour fédérale a convenu avec les défendeurs que si elle exerçait le pouvoir – qui appartient au cabinet – d’« inscrire » des substances sur la liste actuelle de l’annexe 1 ou de les « radier » de cette liste, elle outrepasserait la compétence qui lui est conférée par la loi. L’argument de la Cour sur les réparations qu’elle peut accorder en matière de contrôle judiciaire peut éclairer les contestations futures, mais il permet aussi de mieux comprendre les conséquences à tirer de cette affaire, à savoir qu’elle n’a pas pour effet de radier les AMP de l’annexe 1 de la LCPE et que le gouvernement devra y donner suite.


[1]Sujet abordé dans un bulletin d’actualités Osler précédent, y compris ce qui est inclus dans l’expression définie « articles manufacturés en plastique » (AMP).

[2] Petro Plastics Corporation Ltd et al. c. Canada (Procureur général), dossier judiciaire no T-1468-22.

[3]Sujet abordé dans un bulletin d’actualités Osler précédent.