Un tribunal canadien rejette à nouveau l’approche « problème et solution » adoptée pour évaluer l’admissibilité d’un objet dans le cadre d’une demande de brevet mise en œuvre par ordinateur

22 Juin 2022 8 MIN DE LECTURE
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L’un des problèmes les plus épineux du droit moderne des brevets est celui de définir les limites de ce qui constitue un objet brevetable. Il y a plus de 40 ans, la Cour suprême des États-Unis a publié la fameuse formule selon laquelle « tout ce qui est fait par l’homme sous le soleil » est susceptible d’être breveté. Cependant, l’émergence de brevets portant sur des méthodes commerciales et des méthodes de diagnostic médical a remis en question cette approche et a conduit au rejet de nombreuses demandes de brevet.

Au cours des dernières années, l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’OPIC) a déterminé la brevetabilité de demandes de brevet mises en œuvre par ordinateur et d’autres demandes de brevet en déterminant le problème et la solution exposés dans la demande. C’est cette approche « problème et solution » qui a conduit l’OPIC à rejeter nombre de telles demandes. Des demandeurs ont tenté de surmonter de tels refus de l’OPIC en incluant des aspects matériels de l’ordinateur dans leurs revendications.

En août 2020, dans l’affaire Yves Choueifaty v. Attorney General of Canada, 2020 FC 837 (Choueifaty) (disponible en anglais seulement), la Cour fédérale a rejeté l’approche « problème et solution » de l’OPIC en faveur d’une interprétation téléologique des revendications, telle que celle énoncée par la Cour suprême du Canada dans Whirlpool Corp c. Camco Inc, 2000 CSC 67 (Whirlpool) et Free World Trust c. Électro Santé, 2000 CSC 66 (Free World).

Le 17 juin 2022, la Cour fédérale a rendu sa décision dans l’affaire Benjamin Moore & Co. v. Attorney General of Canada, 2022 FC 923 (Benjamin Moore) (disponible en anglais seulement), et, pour la deuxième fois a rejeté l’approche « problème et solution ». La Cour a accueilli des appels des décisions du commissaire aux brevets (le commissaire) selon lesquelles les demandes de brevet canadiennes no 2 695 130 (la demande 130) et no 2 695 146 (la demande 146) ne portaient pas sur des objets admissibles à la protection par brevet. La Cour a demandé au commissaire de réexaminer l’admissibilité de l’objet des deux demandes en utilisant un critère en trois volets proposé par un intervenant, soit l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada (IPIC).

Les décisions du commissaire étaient fondées sur l’approche « problème et solution »

La demande 130 et la demande 146 concernent le système de sélection de couleurs de Benjamin Moore; il s’agit d’une méthode de sélection de couleurs mise en œuvre par ordinateur qui utilise des relations dérivées expérimentalement pour assurer l’harmonie et l’émotion des couleurs.

En mai 2020, la Commission d’appel des brevets (la Commission) a rendu deux décisions recommandant que les deux demandes soient rejetées parce que les revendications visaient un objet non brevetable. La Commission a appliqué le cadre « problème et solution » et a conclu qu’un ordinateur n’était pas un élément essentiel des revendications, même s’il était expressément inclus dans celles-ci. Le commissaire a accepté les conclusions de la Commission et a refusé les demandes.

En août 2020, dans l’affaire Choueifaty, la Cour a expressément rejeté l’approche « problème et solution » appliquée à la demande 130 et à la demande 146.

Les parties ont proposé des approches de rechange

Benjamin Moore a porté les deux décisions en appel, affirmant que le commissaire avait fait erreur en utilisant l’approche « problème et solution » au lieu de déterminer les éléments essentiels des revendications. L’appelant a demandé à la Cour de renvoyer l’affaire à l’OPIC pour un réexamen conformément aux principes établis dans les affaires Free World, Whirlpool et Shell Oil Co c. Commissaire des brevets, [1982] 2 RCS 536 (Shell Oil).

L’IPIC, en sa qualité d’intervenant, a également affirmé que le commissaire avait fait erreur en appliquant l’approche « problème et solution » et a proposé le cadre simple suivant pour évaluer la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur :

  1. interpréter la revendication de manière téléologique;
  2. établir si la revendication interprétée dans son ensemble consiste uniquement en un simple principe scientifique ou une conception théorique ou encore si elle comprend une application pratique qui utilise un principe scientifique ou une conception théorique;
  3. si la revendication interprétée comprend une application pratique, évaluer la revendication interprétée en fonction des autres critères de brevetabilité : les catégories législatives et les exclusions judiciaires, ainsi que la nouveauté, l’évidence et l’utilité.

L’intimé a admis que le commissaire avait fait erreur en appliquant l’approche « problème et solution », mais a demandé à la Cour de renvoyer l’affaire à l’OPIC pour un réexamen conformément à l’affaire Choueifaty. L’intimé n’a pas pris position sur le cadre proposé par l’IPIC, mais a fait valoir que la Cour ne devrait pas imposer un cadre particulier.

La Cour adopte le cadre en trois étapes de l’IPIC

La Cour a convenu avec toutes les parties que le commissaire avait fait erreur en appliquant l’approche « problème et solution » pour évaluer l’admissibilité de l’objet dans les demandes 130 et 146 et qu’il aurait dû suivre les conclusions dans l’affaire Choueifaty et appliquer une interprétation téléologique.

La Cour a adopté le cadre juridique proposé par l’IPIC, qui était conforme aux arrêts Free World, Shell Oil et Canada (Procureur général) c. Amazon.com, Inc., 2011 CAF 328 (Amazon).

La Cour a également conclu que le commissaire avait fait erreur en établissant uniquement les aspects nouveaux des revendications et en déterminant que ces aspects nouveaux ne sont pas brevetables en tant que simples principes scientifiques ou conceptions théoriques. En vertu des affaires Free World et Whirlpool, il est exigé que l’interprétation des revendications soit faite avant de procéder à l’analyse de la nouveauté, de sorte que l’accent mis sur des éléments prétendument nouveaux soit une erreur lorsque c’est fait dans le cadre de l’analyse de l’admissibilité d’un objet.

La Cour a noté que le cadre défini dans cette décision garantirait une application cohérente de la loi pour les demandes de brevet et les brevets délivrés ainsi que pour les inventions mises en œuvre par ordinateur et d’autres types d’inventions.

Principaux points à retenir

S’appuyant sur l’arrêt Choueifaty, la décision rendue dans l’affaire Benjamin Moore devrait mettre fin à toute utilisation de l’approche « problème et solution » par l’OPIC pour déterminer l’admissibilité de l’objet dans le cas de demandes de brevet mises en œuvre par ordinateur.

L’affaire Benjamin Moore apporte également de la clarté en incluant un cadre pour évaluer l’admissibilité à la protection par brevet d’inventions mises en œuvre par ordinateur. La question principale consistera à savoir si les revendications correctement interprétées renferment une « application pratique » qui utilise un principe scientifique ou une conception théorique. Dans la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Amazon, qui portait également sur l’admissibilité de l’objet d’une invention mise en œuvre par ordinateur, il a été jugé que l’« application pratique » était quelque chose dotée d’une existence physique ou quelque chose étant une manifestation d’un effet ou changement discernable.

La décision précise également que l’évaluation de l’admissibilité de l’objet dans le cas d’inventions mises en œuvre par ordinateur ne se limite pas à établir les aspects nouveaux des revendications et à déterminer si ces aspects nouveaux sont brevetables. Tous les éléments essentiels des revendications doivent être déterminés selon les principes énoncés dans les affaires Free World et Whirlpool.

Il n’est pas clair si cette décision permettra aux demandeurs d’établir plus facilement l’admissibilité de l’objet; cependant, le cadre de l’IPIC rendra beaucoup plus difficile pour l’OPIC de réintégrer des éléments de son approche « problème et solution » dans l’analyse. Il est possible que la décision fasse passer l’objectif de l’OPIC, lors de l’examen d’inventions mises en œuvre par ordinateur, de l’admissibilité de l’objet à d’autres critères de brevetabilité tels que, par exemple, l’antériorité, l’évidence, l’utilité et le caractère suffisant du mémoire descriptif.

Cette décision peut faire l’objet d’un appel.