Stimuler les ventes en évitant les écueils

14 Nov 2019 10 MIN DE LECTURE

Les défis particuliers aux agrégateurs de services de livraison de nourriture dans des systèmes de franchise

Grubhub, est une conséquence de « l’effet Amazon ». Ce terme a été inventé pour décrire les répercussions du cybercommerce ou des marchés numériques sur le modèle d’affaires physique traditionnel. L’arrivée de cette « technologie perturbatrice » signifie que les entreprises doivent faire face à cette importante transformation du marché pour demeurer concurrentielles.

Les systèmes de franchise ne font pas exception à cette nécessité de s’adapter, mais les franchiseurs de repas-minute, de restauration rapide haut de gamme et d’autres types de restaurants pourraient devoir relever des défis bien particuliers lorsque viendra le moment de s’ajuster aux services de livraison de nourriture tiers, au sein de leurs systèmes de franchise. Ils feront face à des défis juridiques, logistiques et relationnels qui n’existent pas dans un réseau de restaurants ne comportant que des installations liées à la chaîne. Comme dans tout changement apporté à un système, certains franchisés accueilleront la nouvelle technologie à bras ouverts. D’autres seront ambivalents et, espérons-le, un faible pourcentage d’entre eux se montrera réfractaire au changement.

Discussion

Il existe de nombreuses questions sur les plans commercial et juridique que les franchiseurs devront régler lorsqu’ils songeront à faire appel à des fournisseurs de service de livraison de nourriture et à la façon de s’y prendre. Chacune d’elles est présentée en détail ci-dessous.

Sélection de l’agrégateur

Le franchisage vient ajouter de la complexité lorsqu’un franchiseur doit sélectionner au moins un agrégateur. Au Canada, les franchiseurs ont l’obligation d’agir de bonne foi en common law et, dans six provinces, l’obligation de négocier équitablement. Les tribunaux ont noté que l’obligation de négocier équitablement est une codification de l’obligation d’agir de bonne foi, et qu’aux termes de ces deux obligations, le franchiseur pourrait agir dans son propre intérêt, pourvu que, ce faisant, il tienne compte des intérêts légitimes du franchisé. Il en résulte donc de nombreuses questions, notamment : Quelle est l’incidence de cette obligation dans la sélection d’un agrégateur? Quel est le meilleur moment pour décider de s’associer à un agrégateur? Qu’arrive-t-il si l’agrégateur n’offre pas la couverture de tous les secteurs géographiques où les franchisés d’un franchiseur exercent leurs activités? Le franchiseur est-il tenu de sélectionner un autre agrégateur? Le franchiseur pourrait-il faire appel à l’agrégateur, tout en excluant les territoires qui ne sont pas couverts? Parmi les éléments importants à prendre en compte dans la sélection d’un agrégateur, il y a l’évaluation des commissions, des services de livraison, de la nature des données sur le client que l’agrégateur partagera, du soutien au marketing et du traitement des plaintes des clients.

Conditions du contrat de franchisage

Les franchiseurs doivent non seulement négocier une entente commerciale avec un agrégateur, mais aussi la relation juridique avec leurs franchisés avant de signer quelque entente que ce soit avec l’agrégateur.

Les franchiseurs pourraient être limités par les conditions de leurs contrats de franchisage dans ce qu’ils peuvent promettre à l’agrégateur. Par exemple, les agrégateurs tentent souvent d’obtenir une relation exclusive avec la marque, et une participation dans tous les emplacements. Les franchiseurs qui souhaitent forcer la participation des franchisés au programme de livraison pourraient se trouver confrontés à des ententes qui ne tiennent pas compte d’activités de cybercommerce, comme les applications de livraison de nourriture. Dans bien des cas, ces ententes sont antérieures de beaucoup à l’invention des agrégateurs en tant que modèle d’affaires. De plus, étant donné que la plupart des contrats de franchisage sont d’une durée de cinq à dix ans, les franchiseurs pourraient être dans l’incapacité d’attendre au renouvellement suivant pour inscrire leurs franchisés sur les formulaires d’entente actualisés qui traitent expressément des ventes en ligne et du recours aux agrégateurs. Par conséquent, les franchiseurs devront déterminer avec soin ce qu’ils peuvent exiger ou non de leurs franchisés en ce qui concerne les services de livraison de nourriture. Les franchiseurs courent le risque qu’en l’absence de base contractuelle à un changement de système, le consentement de leurs franchisés soit requis pour instaurer le recours aux agrégateurs. Le cas échéant, les franchiseurs devront élaborer des stratégies de rechange pour susciter la participation des franchisés (p. ex. allègement limité des redevances pour les ventes en ligne ou autres incitatifs). Les franchiseurs devront prévoir des dispositions détaillées dans leurs contrats de franchisage afin de tenir compte de circuits de distribution de rechange comme les services de livraison assurés par des tiers. De nombreuses questions devraient être abordées directement dans les contrats de franchisage, notamment :

  • la capacité bien établie du franchiseur à exiger la participation du franchisé au service de livraison;
  • l’absence de problèmes d’empiétement découlant de la livraison par l’agrégateur sur le territoire d’un franchisé, par ailleurs exclusif;
  • le traitement des plaintes de clients liées aux livraisons effectuées par l’agrégateur;
  • le fait que les franchisés ne se fassent pas attribuer de territoire de livraison virtuel; et
  • la détermination claire de la responsabilité des frais et des paiements à l’agrégateur.

Les franchiseurs qui songent à offrir des incitatifs relativement à la livraison de nourriture devraient envisager d’exiger que les franchisés signent un addenda portant sur ces questions.

Empiétement

Dans le cadre de son examen d’un contrat de franchisage, un franchiseur doit tenir compte des questions d’empiétement, particulièrement du fait que le territoire d’exploitation de l’agrégateur ne correspondra probablement pas aux territoires que le franchiseur a accordés à ses franchisés.

Si un franchiseur a accordé l’exclusivité d’un certain territoire à un franchisé, y a-t-il empiétement sur ce territoire si un agrégateur y livre les produits d’un autre franchisé? S’il s’agit d’une source de préoccupation, il est peu probable que le franchiseur soit en mesure de gérer la question. De nombreux agrégateurs font appel à des entrepreneurs indépendants comme services de messagerie et ils ne sont pas disposés à exercer le contrôle nécessaire pour les obliger à servir un emplacement particulier.

Même si un franchisé ne s’est pas vu accorder de droits exclusifs et qu’un franchiseur s’est réservé le droit de conclure des ventes sur Internet, un franchiseur pourrait tout de même s’exposer à des réclamations si, lorsqu’il exerce ses droits contractuels, il n’a pas rempli son obligation d’agir de bonne foi et de façon équitable. Advenant l’existence d’un argument contractuel visant à faire participer les agrégateurs à la relation de franchisage, les franchiseurs auront rempli leur obligation d’agir de bonne foi et de façon équitable s’ils établissent qu’en prenant la décision de faire appel à des agrégateurs, ils avaient tenu compte de l’incidence que cela aurait sur les franchisés. Il est à noter que la mauvaise foi est considérée comme une conduite contraire aux normes de la société en matière d’honnêteté, de rationalité ou d’équité.

Redevances

Les franchiseurs doivent décider s’ils exigeront des redevances sur le plein prix d’achat des produits vendus par l’entremise de l’agrégateur, reconnaissant que les franchisés pourraient être réticents à payer le plein prix des redevances, en plus des frais de service facturés par les agrégateurs. Cette décision dépendra, en partie, des conditions du contrat de franchisage.

Protection de la marque

Par ailleurs, l’essor du cybercommerce et l’augmentation de la demande de livraisons de nourriture pourraient susciter des questions concernant la marque, la réputation et la cote d’estime du système de franchise. Il existe une possibilité que les clients changent d’allégeance, étant donné que l’opération de livraison se passe entre l’agrégateur et le client. Comme le dernier point de contact du client n’est pas avec la marque elle-même, les clients pourraient s’attacher davantage à l’utilité de l’agrégateur et à sa marque, au détriment de leur fidélité à la marque de la franchise. De plus, permettre aux services de messagerie des agrégateurs d’être les derniers points de contact entre un restaurant franchisé et ses clients signifie que le restaurant a réduit ses contrôles sur les normes de service à la clientèle. L’occasion, pour des systèmes de franchise, d’atteindre une « clientèle héritée » appartenant à l’agrégateur pourrait ne pas compenser la perte de fidélité des clients existants.

Un manque d’uniformité dans le système de franchise, quant à la participation d’agrégateurs ou à l’absence de celle-ci, pourrait également avoir une incidence sur la marque du franchiseur : les clients pourraient être ennuyés ou déçus de changer d’emplacement et être frustrés lorsque la marque n’est pas uniformément disponible parmi leurs applications privilégiées en matière de livraison. Le fait que la nourriture subisse mal le transport ou qu’elle arrive froide pourrait nuire à la perception de la marque, et peut-être même aux franchisés qui ont préparé la nourriture, même si ce n’est pas leur faute. De plus, les clients qui veulent manger au restaurant, mais se trouvent coincés au milieu du tourbillon des opérations de ramassage et de livraison (il pourrait être difficile, pour certains restaurants, de préparer des commandes à livrer et de s’occuper de la clientèle en salle) risquent de décider de ne pas retourner à cet établissement. Par conséquent, l’augmentation des ventes en ligne pourrait être contrebalancée par la perte de revenus en salle. Si le franchiseur contrôle la relation avec l’agrégateur, il pourrait se trouver dans la situation peu enviable d’être l’intermédiaire en cas de différend entre le franchisé et l’agrégateur. Les franchiseurs devraient exiger que l’agrégateur convienne dans le contrat de signaler sans délai toute plainte des clients ou des services de messagerie de l’agrégateur lorsqu’ils sont sur les lieux de la franchise.

Les applications ou les agrégateurs de services de livraison de nourriture tiers sont en train de révolutionner le secteur de la restauration. La promesse de commodité pour les clients, l’accès à la clientèle existante de l’agrégateur et la possibilité d’une autre source de revenus constituent des propositions attrayantes pour tout restaurant. Même si tous les restaurants auront à faire face à ce changement, celui-ci présente des défis particuliers et uniques pour les systèmes de franchise. Pour relever correctement ces défis, il faut prendre des mesures à cet effet. Afin d’éviter la tension que peut créer sur la relation de franchise le partenariat avec un agrégateur, les franchiseurs devraient, lorsque c’est possible, collaborer avec leurs franchisés concernant les problèmes liés à la livraison de nourriture, en visant l’objectif commun de stimuler les ventes.

Cet article a été publié à l’origine dans Who's Who Legal le 14 novembre 2019 (disponible en anglais seulement).