Auteurs(trice)
Associé, Droit commercial, Toronto
Associée, Énergie, Calgary
Sociétaire, Construction, Infrastructure et Énergie, Toronto
Sociétaire, Affaires réglementaires, environnement, Autochtones et territoire ; Litige, Calgary
Sociétaire, Affaires réglementaires, Autochtones et environnement, Calgary
Associée, Affaires réglementaires, Autochtones et environnement, Calgary
En vue de soutenir les efforts internationaux visant à limiter les changements climatiques, le gouvernement du Canada s’efforce de faire en sorte que l’économie du pays atteigne la carboneutralité d’ici 2050. Le gouvernement fédéral s’est ainsi fixé comme première cible de ramener, d’ici 2030, les émissions pour l’ensemble de l’économie à un niveau inférieur de 55 % à 60 % à celui des émissions de 2005. L’un des piliers du plan de transition énergétique du Canada est le développement rapide d’une capacité supplémentaire de production d’électricité à émissions faibles ou nulles.
Pour assurer le développement de sources de production d’électricité à émissions faibles ou nulles, le Canada prévoit adopter en 2024 le Règlement sur l’électricité propre (REP) dans le cadre de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999) (LCPE), règlement qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2025. Dans un premier temps, le REP exigerait seulement que les propriétaires d’installations de production d’électricité visés s’enregistrent auprès du ministre de l’Environnement et du Changement climatique et soumettent des rapports annuels sur les émissions. Toutefois, à compter du 1er janvier 2035, sous réserve des exemptions en vigueur, le REP interdirait effectivement toute forme de production d’électricité qui ne serait pas à émissions faibles ou nulles.
La proposition du gouvernement fédéral de réglementer directement la production d’électricité, laquelle relève de la compétence des provinces selon la constitution du Canada, a provoqué la colère d’un certain nombre de gouvernements provinciaux. Compte tenu des divergences d’intérêts et de vision entre le gouvernement fédéral et divers gouvernements provinciaux, ainsi que de la récente décision de la Cour suprême du Canada (CSC) dans Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, on peut s’attendre à d’autres contestations et différends.
Bien que l’avenir du REP semble incertain, les investissements dans la production d’électricité à émissions faibles ou nulles progressent à bon train sur l’ensemble du territoire canadien. Les projets sont variés : approvisionnement en énergie renouvelable en Colombie-Britannique, en Nouvelle-Écosse et au Québec ; acquisition de capacités de stockage par batteries à des fins commerciales en Ontario ; construction de petits réacteurs (nucléaires) modulaires en Alberta, au Nouveau-Brunswick, en Ontario et en Saskatchewan ; projets de captage et de stockage du carbone en Alberta. De plus, l’évolution des achats d’électricité des entreprises continue d’accélérer le développement des énergies renouvelables, en particulier en Alberta.
Pour l’heure, le gouvernement fédéral et certains gouvernements provinciaux ne s’entendent pas sur la question du rythme nécessaire et de l’orientation technologique à privilégier pour passer d’une production d’électricité émettrice de CO2 à une production à émissions faibles ou nulles. Il est toutefois évident que les deux paliers de gouvernement auront pour priorité, dans la prochaine année, de déterminer l’orientation du secteur de l’électricité, et de résoudre l’impasse plus large et évolutive entre Ottawa et les provinces en matière de compétence sur les politiques climatiques.
Bouquet énergétique en matière d’électricité
En vertu de l’alinéa 92A(1)c) de la Loi constitutionnelle de 1867, les assemblées législatives provinciales détiennent la compétence exclusive de légiférer en matière de production d’électricité. Cette délégation, combinée à la répartition variable des ressources naturelles permettant de produire de l’électricité dans les provinces canadiennes, a conduit à un bouquet énergétique de production d’électricité très disparate à l’échelle du pays. Certaines provinces, dont la Colombie-Britannique, Terre-Neuve-et-Labrador, l’Ontario et le Québec, dépendent principalement de la production d’électricité sans émissions, comme l’énergie hydroélectrique, nucléaire, éolienne et solaire. D’autres, comme l’Alberta, la Nouvelle-Écosse et la Saskatchewan, sont fortement tributaires de sources d’électricité émettrices, comme le gaz naturel.
En 2020, bien que les producteurs d’électricité à émissions faibles ou nulles aient généré 84 % des 575 000 gigawattheures (GWh) d’électricité produits au Canada, les 62 100 kilotonnes de dioxyde de carbone (CO2) émises annuellement par la production d’électricité au pays représentaient 9,2 % des émissions nationales totales. Étant donné que la capacité de production d’électricité au Canada devrait augmenter d’environ 40 % entre 2030 et 2050, des investissements supplémentaires dans les capacités de production d’électricité non émettrices seront nécessaires pour parvenir à réduire les émissions totales de la production d’électricité au pays.
Projet de règlement sur l’électricité propre
Le nouveau REP interdira aux unités de production d’électricité concernées d’émettre plus de 30 tonnes de CO2 par GWh d’électricité produite en moyenne au cours d’une année civile (« interdiction d’émissions »). Même si les exigences d’enregistrement et de déclaration du REP entrent en vigueur le 1er janvier 2025, l’interdiction d’émissions ne s’appliquera en aucun cas avant le 1er janvier 2035. Certaines unités existantes bénéficient d’un délai supplémentaire, d’une durée maximale de 20 ans à compter de la date de mise en service.
Une fois en vigueur, le REP s’appliquera à toute unité de production d’électricité dotée d’une capacité de 25 mégawatts (MW) ou plus qui produit de l’électricité à partir de combustibles fossiles et qui est raccordée à un réseau électrique assujetti aux normes de la North American Electric Reliability Corporation (NERC). Dans le cadre du REP, les combustibles fossiles sont définis explicitement comme incluant l’hydrogène gazeux et excluant la biomasse et le biogaz.
Le gouvernement fédéral a indiqué que les critères d’application ont été pensés de façon à exclure les unités de production pour lesquelles il ne devrait exister aucune solution de rechange non émettrice appropriée d’ici 2035. Les critères d’application excluent les unités de production d’une capacité inférieure à 25 MW, souvent utilisées pour approvisionner en électricité et en chaleur des établissements tels que des hôpitaux et des campus. Sont également exclues les unités hors réseau, c’est-à-dire non raccordées à un réseau électrique assujetti aux normes de la NERC, soit principalement des génératrices au diesel approvisionnant des collectivités isolées et de grands complexes industriels.
Conformément aux attentes du Canada, le REP table sur le fait que les nouvelles capacités de production au gaz naturel développées aujourd’hui auront une capacité de captage et de stockage du carbone de 95 % d’ici 2035. À supposer que cette hypothèse se concrétise, ces unités seraient conformes à l’interdiction d’émissions lorsque celle-ci entrera en vigueur. Cependant, la technologie de captage et de stockage du carbone au Canada est embryonnaire et tributaire de la certitude des tarifs du carbone à long terme. Pour les propriétaires d’unités de production électrique émettrices de carbone, elle constitue une source d’imprévisibilité majeure. C’est particulièrement vrai pour les propriétaires qui pourraient devoir assumer des coûts importants liés à des actifs délaissés si la durée de vie utile de leurs unités, habituellement de l’ordre de 45 ans, est réduite à 20 ans en raison du REP, voire à une période encore plus courte dans le cas des génératrices au gaz en cours de développement.
L’interdiction d’émissions prévoit diverses exemptions. Sont notamment concernées les unités de production « au compteur » (behind-the-meter) dont les exportations nettes sont de 0 GWh par année civile, les unités qui ne brûlent pas de charbon fonctionnant moins de 450 heures par année civile et n’émettant pas plus de 150 kilotonnes de CO2 par année civile, et les génératrices requises pour fonctionner en cas d’urgence. Vous trouverez plus de détails sur le REP dans notre article de blogue (en anglais).
Dans le cas d’une unité de production d’électricité non exemptée, les manquements à l’interdiction d’émissions constituent une infraction en vertu de la LCPE et peuvent être passibles d’amendes comprises entre 100 000 $ et 12 millions de dollars.
Contestation en justice attendue
Le REP n’a pas été bien accueilli par les gouvernements de l’Alberta et de la Saskatchewan, les deux provinces qui dépendent le plus des combustibles fossiles pour la production d’électricité.
Malgré la croissance importante de la capacité de production d’énergie renouvelable de l’Alberta au cours des dernières années, la production d’électricité au gaz naturel en 2022 représentait encore environ 64 % de la production d’électricité de la province. Dans un communiqué publié le 10 août 2023, la première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, a contesté la constitutionnalité du REP. Elle a également annoncé son intention d’utiliser la Loi sur la souveraineté de l’Alberta dans un Canada uni (traduction) (loi sur la souveraineté) qui n’a pas encore passé le test des tribunaux, pour empêcher l’application des échéances du REP. En réaction, le gouvernement fédéral a déclaré que, bien que des consultations puissent entraîner certains ajustements du REP, aucune exemption ne sera prévue pour des provinces précises.
Le 27 novembre 2023, Danielle Smith, Premier ministre de l’Alberta, a présenté une proposition à l’assemblée législative de l’Alberta pour une résolution invoquant la loi sur la souveraineté. Cette résolution demandait notamment au conseil des ministres de l’Alberta d’ordonner à toutes les entités provinciales de ne pas reconnaître la validité constitutionnelle du REP, de ne pas l’appliquer et de ne pas collaborer pour sa mise en œuvre, de quelque manière que ce soit, « dans la mesure permise par la loi ». L’Alberta devrait également utiliser tous les moyens juridiques nécessaires pour s’opposer au REP, y compris des contestations judiciaires. Bien que l’Alberta n’ait pas encore entamé une telle contestation judiciaire, il reste à voir jusqu’à quel point le gouvernement de l’Alberta va faire pression.
La résolution propose également que le gouvernement crée une société d’État provinciale pour garantir un approvisionnement en électricité fiable et abordable. Un tel projet pourrait nécessiter soit la construction de nouvelles centrales, soit l’achat et la réduction des risques liés aux actifs de production existants détenus par le secteur privé qui seraient autrement assujettis au REP. La résolution a toutes les chances d’être adoptée, étant donné que le Parti conservateur uni de Mme Smith détient la majorité des sièges à l’Assemblée législative de l’Alberta.
La décision de la CSC rendue dans Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact (Renvoi relatif à la LEI) pourrait influer sur la constitutionnalité du REP, ce qui rendrait inutile la résolution de Mme Smith d’invoquer la loi sur la souveraineté. La CSC a jugé inconstitutionnel le volet « projets désignés » de la Loi sur l’évaluation d’impact (LEI), en fondant sa décision sur deux facteurs principaux. Premièrement, la LEI n’a pas pour objet de réglementer les « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » parce que ces effets n’orientent pas la prise de décisions en vertu de la LEI. Deuxièmement, les « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » énoncés dans la LEI ne cadre pas avec la compétence législative fédérale. La CSC a conclu que le volet « projets désignés » de la LEI visait essentiellement à réglementer les effets négatifs potentiels sur les plans environnementaux, sanitaires, sociaux et économiques, ce qui outrepasse les limites de la compétence fédérale, et qu’il est donc inconstitutionnel.
La CSC a ajouté que la matière d’intérêt national dont la constitutionnalité a été confirmée dans Renvoi relatif à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre ne signifiait pas que le gouvernement fédéral avait un pouvoir illimité, en vertu de la constitution, de réglementer de façon exhaustive les émissions de gaz à effet de serre.
Notamment, la CSC a conclu dans Renvoi relatif à la LEI que la prise en compte des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » a donné aux décideurs « un pouvoir pratiquement absolu de réglementer les projets en tant que tels, peu importe si le Parlement a compétence pour réglementer une activité concrète donnée dans son entièreté ». L’étendue de ce pouvoir a amené la CSC à conclure qu’il outrepassait la compétence fédérale.
Comme suggéré par le gouvernement de l’Alberta, une ou plusieurs provinces pourraient s’estimer justifiées de contester le REP en raison de l’interdiction effective d’exploiter une unité de production d’électricité qui n’est pas à émissions faibles ou nulles, comme le gaz naturel ou le charbon sans dispositifs d’atténuation. Le REP pourrait être considéré comme une tentative du gouvernement fédéral de réglementer directement les émissions de gaz à effet de serre attribuables à la production d’électricité d’une manière ressemblant davantage à l’approche suivie dans la LEI, jugée inconstitutionnelle, qu’à l’approche de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, jugée constitutionnelle.
Le REP cherche à réglementer directement toutes les unités de production d’électricité à partir de combustibles fossiles, qu’elles relèvent ou non de chefs de compétence fédérale traditionnellement reconnus. La portée du REP est telle que les mesures de réglementation s’appliqueraient à une unité de production d’électricité située entièrement dans une province et qui n’a pas d’incidence sur les territoires domaniaux, les pêches, les oiseaux migrateurs ou les peuples autochtones. Les pouvoirs conférés par le REP englobent également tout le cycle de vie de l’unité de production d’électricité. Ces facteurs semblent étayer les parallèles entre les parties inconstitutionnelles de la LEI et le REP.
Aucune contestation du REP n’a encore été entreprise et le règlement n’est pas encore en vigueur. Toutefois, les acteurs du secteur ont tout intérêt à suivre, dans les mois qui viennent, l’issue des concertations sur le projet de règlement et les prochains épisodes du bras de fer entre Ottawa et les provinces au sujet des politiques climatiques.