Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Toronto
Conseiller spécial, Ottawa
Sociétaire, Recherche, Toronto
Les perspectives économiques et financières ont rarement été aussi incertaines qu’elles le sont aujourd’hui. Les conséquences de la COVID-19, le conflit en Ukraine, la montée en flèche du prix du pétrole, la propagation de pressions inflationnistes et l’augmentation des taux d’intérêt forment une combinaison de risques complexe pour tous, mais surtout pour l’immobilier commercial.
Il y a deux ans, alors que la réalité de la pandémie de COVID-19 commençait à devenir claire, des économistes s’inquiétaient raisonnablement de la possibilité d’une période semblable à la Grande Dépression des années 30. De bonnes décisions ont permis d’éviter ce scénario pénible. Par contre, l’arrêt et la reprise d’une économie s’avèrent plus difficiles qu’on ne le croyait.
En automne 2020, l’économie avait déjà enregistré une reprise de 97 % à 98 % par rapport à sa position prépandémie. Pour ce 2 % de l’économie, les conditions étaient évidemment très difficiles, mais les 98 % ne maintenaient pas simplement un positionnement défensif : ils prenaient de l’expansion, en créant de nouveaux emplois pendant la pandémie. Ces emplois se trouvaient au sein d’un large éventail de services professionnels : technologies de l’information, services juridiques, ingénierie, soins médicaux et personnels. Certaines personnes sans emploi se sont trouvé une place dans les 98 % de l’économie toujours en marche, ce qui a causé un manque de main-d’œuvre généralisé à la suite de la réouverture des 2 % restant.
La situation présente un risque d’augmentation de l’inflation nationale, indépendamment de l’inflation mondiale. Les pressions inflationnistes mondiales sont apparues dès le début de 2021, principalement en raison de fermetures sporadiques sur toute la planète qui ont entraîné des problèmes de chaîne d’approvisionnement, puis une augmentation des prix de plusieurs biens. Tout indiquait que ces pressions se résorberaient vers la moitié de 2022, mais la forte hausse des prix des marchandises engendrée par l’invasion russe en Ukraine a déçu ces attentes.
Maintenant, la crainte principale concernant les politiques vise l’inflation, particulièrement le risque que l’inflation mondiale s’intègre à l’inflation nationale, et la portée des conséquences des efforts déployés par les banques centrales mondiales pour contenir l’inflation. Ces conséquences incluent des taux d’intérêts beaucoup plus élevés et une croissance économique ralentie, peut-être même une récession, et donc une période de stagflation. Bref, les perspectives à court terme de l’immobilier ont beaucoup changé en peu de temps.
Les changements structurels qui surviennent sous la surface de l’économie ajoutent à l’incertitude. La découverte que, avec les bons outils, la majorité de notre travail peut se faire à distance est le legs le plus précieux de la pandémie. Cette réalisation, ainsi que le manque généralisé de main-d’œuvre, transfère le pouvoir du marché des mains des employeurs à celles des employés. Les entreprises tentent toujours de déterminer l’espace de bureaux dont elles auront besoin lorsqu’elles atteindront un équilibre entre le travail à domicile, le travail au bureau et les exigences de distanciation sociale. Combien de travailleurs doivent être présents pour répondre aux exigences d’exploitation? Combien de jours par semaine les autres employés viendront-ils au bureau? Lorsqu’ils se présenteront, s’attendront-ils à avoir leur espace habituel ou accepteront-ils un arrangement de travail rotationnel? Comment pouvons-nous accueillir tous les employés s’ils se présentent la même journée? Comment pouvons-nous recréer les conditions pour le travail d’équipe, le mentorat et la génération de synergies qui encouragent l’innovation dans l’entreprise? Les réponses à ces questions diffèrent selon l’entreprise, principalement entre les entreprises stables et en croissance, et auront des conséquences importantes sur la demande d’espace de bureaux, surtout au cœur du centre-ville.
Les réponses à ces questions détermineront aussi le niveau quotidien de circulation piétonne au centre-ville. Elles auront un impact sur plusieurs autres entreprises de soutien : restaurants, bars, aires de restauration, détaillants, nettoyeurs à sec, centres d’entraînement et coiffeurs. La liste des gens touchés est très longue. Dans le cas de la vente au détail, la majorité de la transition, pendant la pandémie, vers le commerce en ligne pourrait s’avérer permanente, occasionnant peut-être une demande croissante d’espace d’entreposage et d’exécution (dernier kilomètre). Si les travailleurs passent un plus grand pourcentage de leur temps dans leur quartier, et moins au centre-ville, un tout nouvel équilibre espace commercial et locataires pourrait émerger. Cela pourrait aussi modifier les paramètres des infrastructures de transport – routes, ponts et transport en commun.
Malgré cela, une forte immigration pourrait écarter tous ces facteurs, du moins dans certaines villes. On s’attend à ce que la population canadienne continue à augmenter de plus de 1 % annuellement. Les immigrants ont tendance à s’installer dans nos grandes villes, ce qui accroît la demande en logements achetés ou loués. Ils créent de nouvelles entreprises, ce qui stimule la demande d’immobilier commercial. Bien sûr, ils accroissent la circulation piétonne urbaine, ce qui pourrait atténuer bon nombre des facteurs de réduction mentionnés plus hauts.
Le portrait complet montre qu’il est trop complexe de prévoir l’effet net sur les propriétaires. Tout bien considéré, les perspectives à long terme pour l’immobilier commercial semblent positives, puisque l’économie redémarre sur des assises solides, que tout ralentissement induit pour gérer les pressions inflationnistes devrait être bref et superficiel et que la croissance continue de la population devrait stabiliser le secteur. Toutefois, le potentiel de volatilité extrême demeure élevé, comme l’évolution de la démographie interagit avec une vague de nouvelles technologies et l’intensification de la polarisation politique. Le risque d’inflation plus élevée ou variable perdurera après la situation actuelle liée aux événements en Ukraine. La demande de logements semble susceptible de continuer à exercer des pressions sur le système d’offre, et même si certaines entreprises décident d’utiliser moins d’espace de bureaux, les nouvelles entreprises et celles en croissance en demanderont plus.
En bout de compte, la question des perspectives de l’immobilier commercial n’est peut-être pas la bonne à se poser. Au lieu de se demander quel scénario économique est le plus plausible, il faudrait peut-être s’interroger sur l’étendue des scénarios économiques auxquels nous devons nous préparer. Selon la situation actuelle, nous devrions nous préparer à traverser une période de forte inflation, possiblement une récession, de taux d’intérêt plus élevés et de croissance persistante de la demande de base provenant des flux d’immigration. Les résultats pourraient varier grandement d’une ville à l’autre. Pour pouvoir composer avec la volatilité, il faut essentiellement intégrer de la souplesse, financière et réelle, dans le plan d’affaires. La résilience financière exige une réserve de capital qui permet aux propriétaires de surmonter une crise ou de tirer profit d’une évolution positive. La résilience réelle signifie maintenir un plan d’affaires qui peut facilement être modifié. L’utilisation accrue de bâtiments à usage mixte, nouveaux ou rénovés, pourrait être une solution. Un bâtiment pouvant passer d’un usage à 100 % commercial à un usage à 80 % commercial et à 20 % résidentiel, puis à un ratio de 70/30, et même redevenir entièrement commercial, aurait beaucoup plus de valeur qu’un bâtiment qui ne jouit pas de cette souplesse. Gérer les formalités administratives découlant d’une telle stratégie pourrait devenir une occupation principale pour les propriétaires et les promoteurs immobiliers.
Résultat? À l’heure actuelle, l’incertitude économique et financière est grande, mais elle pourrait augmenter davantage au cours des cinq à dix prochaines années. L’équilibre des risques demeure positif pour le secteur immobilier commercial, principalement parce que l’immigration au Canada devrait aider le marché à se stabiliser. Cependant, la véritable combinaison d’issues pourrait varier énormément, ce qui explique le maintien du maximum de flexibilité du côté de l’offre. Pour ce qui est des investisseurs, l’immobilier devrait demeurer une protection populaire contre la hausse ou la variation de l’inflation dans les années à venir.