La lutte contre la criminalité en col blanc continuera de prendre forme en 2024

11 Déc 2023 12 MIN DE LECTURE

En 2023, le Canada a continué de faire l’objet de critiques de la part de la communauté internationale pour son laxisme apparent dans ses mesures d’application de la loi visant à lutter contre la criminalité en col blanc. Comme nous l’avons mentionné l’an dernier, le rapport bisannuel de Transparency International (TI) intitulé Exporting Corruption 2022 [PDF] a mis à jour des lacunes quant à l’application des lois contre la corruption transnationale au Canada. Ce rapport recommandait au Canada de consacrer davantage de ressources à l’application de ces lois, d’appliquer plus rigoureusement sa Loi sur la corruption d’agents publics étrangers (LCAPE) et d’améliorer son régime d’accords de réparation. Cette tendance s’est poursuivie en 2023. Le Canada est tombé à la 14e place dans le rapport annuel intitulé Corruption Perceptions Index [PDF] que TI a publié en janvier 2023. Ce rapport classe 180 pays et territoires selon le niveau perçu de corruption dans leur secteur public. TI n’a pas été le seul organisme à critiquer le Canada cette année. Les Nations Unies et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se sont également inquiétées des résultats du Canada en matière de lutte contre la criminalité économique.

Néanmoins, certains événements survenus en 2023 témoignent d’une évolution au niveau de la réglementation et de l’application de la loi au Canada. Ces événements suggèrent que des améliorations seront sans doute apportées en 2024 aux outils d’application de la loi au Canada. Les entreprises doivent garder à l’esprit que les réformes à venir viseront à accroître la capacité des autorités à détecter diverses formes de criminalité économique, ainsi qu’à mener des enquêtes et intenter des poursuites en lien avec celles‑ci. Compte tenu de ces changements, les entreprises devraient se fixer comme priorité de bien connaître leurs obligations, existantes et nouvelles, et de mettre en œuvre de manière proactive les politiques et pratiques nécessaires pour les respecter.

Évolution de l’application des lois contre la corruption

Deux décisions judiciaires d’importance rendues en 2023 apportent des précisions fort utiles au sujet de l’interprétation des infractions en matière de corruption en vertu du Code criminel et de la LCAPE.

En février 2023, dans la décision Bebawi c. R., la Cour d’appel du Québec a précisé les conditions d’un verdict de culpabilité pour fraude en matière de corruption en vertu du Code criminel. Dans l’affaire Bebawi, la fraude consistait en un stratagème complexe de versement de pots-de-vin et de commissions clandestines à des agents étrangers pour obtenir des contrats. M. Bebawi a soutenu que certains actes dont il avait été reconnu coupable ne constituaient pas une fraude puisqu’ils ne portaient pas atteinte aux intérêts financiers de ses victimes. La Cour d’appel n’a pas accepté ce point de vue et a soutenu que si les agissements répréhensibles avaient pu causer un préjudice économique – ou tout au moins poser un risque de préjudice économique – cela suffisait pour les considérer comme une fraude au sens de l’article 380 du Code criminel. Cette décision souligne que des actes de corruption peuvent faire l’objet de poursuites pour fraude, même s’ils n’occasionnent pas de pertes financières directes.

En mars 2023, dans la décision R. v. Arapakota (en anglais), la Cour supérieure de justice de l’Ontario a apporté des précisions sur l’infraction de corruption d’agents publics étrangers prévue à l’alinéa 3(1)(a) de la LCAPE. La Cour a précisé que l’« avantage » offert ou conféré à un agent public aux fins de l’infraction devait être un gain matériel ou tangible non négligeable ou un avantage économique important. Elle a également statué que l’expression « en contrepartie » à l’alinéa 3(1)(a) supposait que le paiement soit offert en échange de l’avantage reçu. Dans l’affaire Arapakota, il était allégué que l’accusé avait offert à un agent public botswanais et à sa famille un voyage de New York à Orlando. Le voyage avait été offert en contrepartie de la remise, par l’agent public, de lettres confirmant la résiliation d’un contrat entre le gouvernement botswanais et un fournisseur de services électroniques existant et l’intention du gouvernement botswanais de faire plutôt affaire avec la société de l’accusé. La Cour a jugé que le voyage constituait un avantage non négligeable. Toutefois, le lien entre le voyage et la remise de ces lettres par l’agent public n’était pas suffisant pour satisfaire à l’exigence de contrepartie nécessaire pour déclarer l’accusé coupable de l’infraction prévue à l’alinéa 3(1)(a).

Il s’agit des plus importantes précisions apportées par les tribunaux canadiens sur les infractions de corruption depuis plusieurs années.

On peut s’attendre à d’autres développements à la suite de l’évaluation du Canada dans le cadre du cycle d’évaluation de Phase 4 prévu par la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption, qui a pris fin en octobre 2023. En tant que signataire de la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption, le Canada fait l’objet d’un suivi quant à la mise en œuvre et l’application de la Convention. Ce suivi est effectué par le Groupe de travail de l’OCDE sur la corruption, dans le cadre d’un système d’examen par les pays pairs. L’examen le plus récent a révélé que l’application de la législation canadienne en matière de corruption transnationale « reste extrêmement limitée », seules deux personnes et quatre entreprises ayant été sanctionnées depuis l’entrée en vigueur de la LCAPE, il y a près de 25 ans.

Les recommandations issues du rapport [PDF en anglais] du groupe de travail de l’OCDE invitent notamment le Canada à adopter une loi sur la protection des lanceurs d’alerte en matière de corruption transnationale et à mettre en place un mécanisme permettant d’engager la responsabilité de la direction d’une entreprise qui manque à son obligation de contrer la corruption transnationale (à l’instar du délit de « manquement à l’obligation de prévenir la corruption » prévue par la loi du Royaume-Uni intitulée Bribery Act). Le rapport recommande également au Canada de publier les points clés des affaires de corruption transnationale réglées, quel que soit le mode de résolution, et de tenir des statistiques sur la détection d’infractions de corruption transnationale et d’infractions connexes, et sur les enquêtes et les poursuites s’y rapportant. Le rapport recommande également au Canada de s’assurer que son régime d’accords de réparation (voir notre article de blogue, en anglais) – la version canadienne des accords de poursuites différées – atteigne tout son potentiel en publiant des directives appropriées et en veillant à ce qu’il ne soit pas rendu inopérant par des politiques administratives contraires.

On ne sait pas quelles mesures le gouvernement et les organismes de réglementation canadiens prendront en réponse aux conclusions de l’OCDE, mais il est probable que les recommandations formulées dans le rapport donneront lieu à d’autres développements. Il pourrait notamment s’agir de mesures renforcées de lutte contre la corruption transnationale et du recours plus fréquent à des accords de réparation.

Modifications du régime de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes au Canada

En 2023, plusieurs réformes législatives ont été introduites pour donner du mordant au régime canadien de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LRPC-FAT). Il s’agit notamment de propositions visant à renforcer les mécanismes de détection des infractions et les mécanismes d’enquête et de poursuite, et à introduire des sanctions plus lourdes pour les contrevenants.

En mars 2023, dans le cadre de son budget de 2023, le gouvernement fédéral a proposé des modifications à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LRPC-FAT) et au Code criminel afin de renforcer les capacités du Canada en matière d’enquête, d’application de la loi et d’échange de renseignements dans le domaine de la lutte contre le recyclage des produits de la criminalité. Ces projets de réforme visent notamment à augmenter les pouvoirs de surveillance réglementaire du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE). Ces pouvoirs comprennent la possibilité d’imposer des sanctions administratives pécuniaires aux administrateurs, aux dirigeants et aux mandataires des contrevenants.

Ces réformes législatives proposent également de créer une nouvelle agence, l’Agence canadienne des crimes financiers, qui sera chargée de mener des enquêtes et de faire appliquer la loi relativement à des crimes financiers complexes et de grande envergure. Cette proposition fait suite à la création d’autres organismes spécialisés dans l’application de la loi au Canada ces dernières années, notamment celle du Serious Frauds Office en Ontario, en 2019, et celle du Groupe consultatif spécial des équipes intégrées-polices des marchés financiers de la GRC, à Toronto, en 2021.

En juin 2023, le ministère des Finances a publié un livre blanc [PDF] annonçant sa consultation sur le renforcement du Régime canadien de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. Ce document sollicite l’avis du public sur la viabilité, l’élaboration et la mise en œuvre des modifications proposées du régime LRPC‑FAT au Canada. Il est notamment proposé d’élaborer une approche pancanadienne de la transparence en matière de propriété véritable et de définir le mandat et la structure de l’Agence canadienne des crimes financiers. Ce livre blanc propose également de modifier l’infraction de blanchiment des produits de la criminalité afin de mieux lutter contre le blanchiment des produits de la criminalité par des tiers et de créer des infractions supplémentaires pour les crimes à motivation économique et les crimes motivés par le profit, comme l’hameçonnage ou la mystification.

Il a également été proposé de modifier le Code criminel pour répondre aux défis posés par les actifs numériques. Les modifications proposées permettraient la saisie d’actifs numériques et prévoiraient expressément leur recevabilité en preuve, et elles étendraient la portée des ordonnances de communication au Canada pour qu’elles s’appliquent également hors du Canada.

En mars 2023, le gouvernement fédéral a déposé le projet de loi C-42 visant à créer un registre de la propriété effective des sociétés, accessible au public, sous le régime de la Loi canadienne sur les sociétés par actions. L’instauration de ce registre – réclamée ces dernières années par des organisations internationales et sectorielles comme TI – fait suite aux révélations de blanchiment d’argent dans des fuites de données, comme celles des Panama Papers et des FinCEN files, et au rapport final de la Commission Cullen. Elle reflète la tendance actuelle du secteur à contribuer à l’évolution et à l’application de la législation canadienne en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, ainsi qu’à l’accroissement de la transparence en matière de propriété véritable à l’échelle mondiale. Notre article Conséquences des exigences relatives au registre de transparence pour les capital-investisseurs fournit des précisions à ce sujet.

Les entreprises canadiennes doivent s’attendre à ce que ces propositions se concrétisent au cours de la prochaine année, sous forme de nouvelles lois et de nouveaux organismes de réglementation. Il est également probable que des changements seront apportés aux lois et aux organismes de réglementation actuels afin d’en accroître l’efficacité. Toutes ces mesures visent à augmenter la transparence et à mieux sanctionner les infractions liées au blanchiment des produits de la criminalité.

Développements en matière de diligence dans la chaîne d’approvisionnement et de droits de la personne

Compte tenu de l’évolution de la législation et de son application en 2023, il est plus que jamais nécessaire pour les sociétés de veiller au respect des diverses lois visant à lutter contre la criminalité économique d’un bout à l’autre de leurs chaînes d’approvisionnement. Comme nous l’expliquons dans notre article intitulé « Chaînes d’approvisionnement, « amilocalisation » et coopération avec les alliés », la loi sur l’esclavage moderne adoptée au Canada imposera aux institutions gouvernementales et à certaines entités privées de nouvelles obligations de communication d’informations concernant le recours au travail forcé et au travail des enfants par les membres de leur chaîne d’approvisionnement.

L’adoption de la Loi sur l’esclavage moderne signale que les infractions en matière de chaînes d’approvisionnement et de droits de la personne feront l’objet d’une surveillance accrue et de mesures d’application de la loi plus rigoureuses. En 2023, le Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises (OCRE), qui examine les plaintes concernant d’éventuelles violations des droits de la personne par des sociétés canadiennes exerçant des activités à l’étranger dans les secteurs de l’habillement, des mines et du pétrole et du gaz, a commencé à examiner 15 plaintes et a publié des rapports d’évaluation initiale à l’égard de huit d’entre elles. Les procédures en cours à l’égard de sept des quinze plaintes comprennent des enquêtes d’établissement des faits indépendantes sur les sociétés canadiennes concernées.

Malgré ces efforts, le Canada continue de subir des pressions pour qu’il renforce l’application de la loi en ce qui concerne les droits de la personne et la chaîne d’approvisionnement. En septembre 2023, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage a critiqué [PDF en anglais] l’approche actuelle du Canada en ce qui a trait à la diligence raisonnable des sociétés canadiennes en matière de droits de la personne, notamment le manque d’efficacité et d’indépendance de l’OCRE.

Les organismes d’application de la loi attendent de plus en plus des sociétés qu’elles prennent des mesures appropriées pour assurer la conformité non seulement au sein de leur organisation, mais aussi à tous les niveaux de leur chaîne d’approvisionnement et de leurs activités. Ces mesures comprennent notamment des vérifications diligentes à l’égard de leurs fournisseurs et de leurs partenaires commerciaux et l’obtention de déclarations et de garanties de conformité dans les ententes contractuelles. Cette vérification diligente doit porter non seulement sur l’esclavage moderne et les droits de la personne, mais aussi sur la corruption et d’autres formes de criminalité économique.

Les questions relatives à la chaîne d’approvisionnement et aux droits de la personne demeureront probablement au premier plan de la réglementation et de l’application des lois en 2024. Il ne fait aucun doute que les autorités surveilleront de près les entreprises et les efforts qu’elles déploient pour respecter le nouveau régime canadien de lutte contre l’esclavage moderne.