Auteurs(trice)
Conseiller spécial, Calgary
Associé, Droit des sociétés, Toronto
Associé, Fiscalité, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Sociétaire, Droit de la concurrence et investissement étranger, Toronto
Sociétaire, Concurrence, commerce et investissement étranger, Toronto
Avocat-conseil, Litiges, Toronto
L’esclavage moderne, et plus particulièrement le travail forcé, est un problème mondial. L’Organisation internationale du Travail estime que 28 millions de personnes dans le monde étaient soumises au travail forcé en 2021. Cette forme d’esclavage moderne est présente dans presque tous les pays du monde et fait fi des frontières ethniques, culturelles et religieuses. Le Canada est loin d’être à l’abri de ce fléau. Selon le rapport sur les risques entourant les chaines d’approvisionnement de 2023 de Vision mondiale (en anglais seulement), la valeur des importations canadiennes de produits courants, comme les appareils électroniques et les vêtements, qui risquent d’être produits par le travail des enfants ou le travail forcé a augmenté pour atteindre 48 milliards de dollars en 2021. L’augmentation des importations de marchandises « à risque » est due aux changements climatiques, aux conflits, à la COVID-19 et à l’inflation.
Le gouvernement du Canada, à l’instar d’autres pays, a adopté des mesures visant à lutter contre l’esclavage et d’autres formes de travail forcé dans ses chaînes d’approvisionnement. Le projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes, appelée « Loi sur l’esclavage moderne » du Canada (la Loi), a été adopté en troisième lecture à la Chambre des communes et devrait entrer en vigueur le 1er janvier 2024. Les institutions et entités désignées devront déposer leurs premiers rapports (décrits ci-dessous) au plus tard le 31 mai 2024. Les entités qui ne respectent pas l’obligation de faire rapport prévue par la Loi seront passibles d’une amende et risquent d’entacher leur réputation et d’engager la responsabilité de leurs administrateurs et dirigeants.
Le présent blogue résume la Loi à grands traits et indique ce à quoi les entreprises doivent s’attendre une fois qu’elle sera entrée en vigueur.
Contexte
Le Canada a ratifié plusieurs conventions internationales qui interdisent diverses formes de travail forcé, que le gouvernement s’est efforcé de traduire en politiques nationales[1]. La Loi fait partie d’un ensemble de textes législatifs que le Parlement a examinés et qui visent à lutter contre le recours aux diverses formes de travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement[2].
En 2018, le Sous-comité des droits internationaux de la personne de la Chambre des communes (le sous-comité SDIR) a publié un rapport [PDF; en anglais seulement] sur le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement. Le sous-comité SDIR y recommandait, entre autres, que le gouvernement « tire parti des leçons apprises par d’autres administrations qui appliquent une loi sur les chaînes d’approvisionnement » pour élaborer des initiatives législatives et politiques qui incitent les entreprises à éliminer le recours à toute forme de travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement mondiales.
Depuis le rapport du sous-comité SDIR, le Canada a fait des efforts pour inclure des engagements concernant le travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement au moyen des accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux qu’il a conclus. Par exemple, dans le cadre de la mise en œuvre par le gouvernement du Canada du chapitre 23 de l’Accord commercial entre le Canada, les États-Unis et le Mexique (ACEUM), le gouvernement a modifié le Tarif des douanes afin d’interdire l’importation de marchandises extraites, fabriquées ou produites entièrement ou en partie par le travail forcé.
La Loi s’inscrit dans le cadre de tendances nationales et mondiales plus larges visant à promouvoir une conduite responsable de la part des entreprises (voir l’article paru précédemment, intitulé New Canadian foreign investment promotion and protection model expands responsible business conduct provisions (Le nouveau modèle canadien de promotion et de protection des investissements étrangers élargit les dispositions relatives à la conduite responsable des entreprises)). Un certain nombre d’autres pays, notamment les États-Unis (en anglais seulement), l’Australie (en anglais seulement) et le Royaume-Uni (en anglais seulement), ont mis en œuvre des lois visant à lutter contre le travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement. Au pays, le Canada a également mis sur pied le Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises (OCRE), qui a pour mandat d’encourager les entreprises à respecter certaines normes internationales relatives aux droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement, et de recevoir et d’examiner les plaintes concernant la conduite des entreprises canadiennes faisant affaire à l’étranger en ce qui concerne certaines questions relatives aux droits de la personne dans les chaînes d’approvisionnement.
Le Canada a toujours été critiqué pour son contrôle limité de l’application de ses lois en matière de travail forcé. Il a également été critiqué pour ne pas avoir créé une présomption selon laquelle tous les produits provenant du Xinjiang sont des produits issus du travail forcé, et pour ne pas avoir imposé aux importateurs l’obligation correspondante de réfuter cette présomption pour toutes les importations en provenance de la région, comme cela a été fait aux États-Unis. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a rejeté les demandes visant à imposer une interdiction par présomption, et l’approche de l’ASFC a toujours été confirmée par les tribunaux.
La Loi sur l’esclavage moderne en un coup d’œil : Principale obligation
La Loi introduit une obligation de faire rapport qui s’applique aux institutions fédérales et à certaines entités du secteur privé qui fabriquent, vendent, distribuent ou importent des marchandises au Canada ou qui contrôlent des entités qui le font. Bien que ces institutions et entités déclarantes doivent rédiger et publier des rapports contenant les informations prescrites, la Loi n’exige pas de ces institutions ou entités qu’elles apportent des changements à leurs chaînes d’approvisionnement. Au contraire, selon le résumé législatif du gouvernement [PDF] (le résumé), la Loi compte sur la transparence pour encourager l’adoption de pratiques exemplaires.
Plus précisément, la Loi :
- énonce une obligation de faire rapport qui s’applique à certaines institutions fédérales et entités du secteur privé;
- crée un régime d’inspection qui s’applique à certaines entités.
La Loi crée également un régime de contrôle d’application et modifie le Tarif des douanes.
La Loi s’appuie sur les mesures déjà prises par le gouvernement pour limiter l’importation de marchandises extraites, fabriquées ou produites en tout ou en partie par le travail forcé, conformément aux obligations qui lui incombent en vertu de traités multilatéraux et d’accords de libre-échange, y compris l’ACEUM. Jusqu’à l’entrée en vigueur de la Loi, le Tarif des douanes du Canada continue d’interdire l’importation de marchandises issues du travail forcé. En outre, le Canada a imposé des sanctions limitées à la Chine en ce qui concerne la région autonome ouïgoure du Xinjiang (Xinjiang), en raison d’allégations de travail forcé dans la région.
Obligation de faire rapport – institutions fédérales et entités déclarantes
La Loi établit un cadre de déclaration pour deux catégories d’entités : (1) les institutions fédérales et (2) certaines entités du secteur privé.
Les institutions fédérales sont soumises au cadre de déclaration établi par la Loi si elles produisent[3], achètent ou distribuent des marchandises au Canada ou à l’étranger.
Les entités du secteur privé sont soumises à une obligations similaire en vertu de la Loi si : (1) elles atteignent les seuils prescrits, et (2) elles exercent certaines activités. Ce test en trois parties est essentiellement le suivant :
- L’entité produit-elle, vend-elle ou distribue-t-elle des marchandises au Canada ou à l’étranger, ou contrôle-t-elle une entité qui exerce de telles activités? Dans la négative, l’entité importe-t-elle au Canada des marchandises produites à l’étranger ou contrôle-t-elle une entité qui exerce de telles activités?
- Dans l’affirmative, l’entité est-elle inscrite à la cote d’une bourse de valeurs au Canada ou possède-t-elle des actifs ou un établissement ou fait-elle autrement affaire au Canada?
- Dans l’affirmative, a-t-elle atteint au moins deux des trois seuils suivants à l’un de ses deux derniers exercices : (1) elle a possédé des actifs d’une valeur d’au moins 20 millions de dollars, (2) elle a généré des revenus d’au moins 40 millions de dollars, ou (3) elle a employé au moins 250 employés?
Une entité peut également être désignée comme entité déclarante en vertu du règlement d’application (qui n’a pas encore été adopté).
En quoi consiste l’obligation de faire rapport?
L’entité qui atteint les seuils susmentionnés (entités déclarantes) doit fait rapport au ministre sur les mesures qu’elle a prises au cours de l’exercice précédent pour prévenir ou atténuer le risque relatif au recours au travail forcé ou au travail des enfants à l’une ou l’autre étape de la production de marchandises par l’entité ou de leur importation au Canada.
Pour se conformer au projet de loi S-211, l’entité déclarante doit inclure les informations suivantes dans son rapport annuel :
- sa structure, ses activités commerciales et ses chaînes d’approvisionnement;
- ses politiques et ses processus de diligence raisonnable relatifs au travail forcé et au travail des enfants;
- les parties de ses chaînes commerciales et de ses chaînes d’approvisionnement qui comportent un risque de recours au travail forcé ou au travail des enfants et les mesures qu’elle a prises pour évaluer ce risque et le gérer;
- l’ensemble des mesures qu’elle a prises pour remédier à tout recours au travail forcé ou au travail des enfants;
- l’ensemble des mesures qu’elle a prises pour remédier aux pertes de revenus des familles les plus vulnérables engendrées par toute mesure visant à éliminer le recours au travail forcé ou au travail des enfants;
- la formation donnée aux employés sur le travail forcé et le travail des enfants;
- la manière dont elle évalue l’efficacité de ses efforts pour éviter le recours au travail forcé et au travail des enfants dans ses chaînes commerciales et ses chaînes d’approvisionnement.
Le rapport doit être soumis au plus tard le 31 mai de chaque année. Il doit être approuvé par le corps dirigeant de l’entité déclarante. Pour être approuvé, le rapport doit comporter a) un énoncé qui indique s’il a été approuvé par suite de l’approbation du corps dirigeant et b) la signature d’au moins l’un des membres du corps dirigeant qui a approuvé le rapport. Un rapport conjoint peut être établi par deux entités. Dans ce cas, le rapport doit être approuvé par les deux corps dirigeants.
La Loi exige que le rapport soit rendu public. Le rapport doit être publié à un endroit bien en vue sur le site Web de l’entité. En outre, les sociétés constituées sous le régime de la Loi canadienne sur les sociétés par actions sont tenues de fournir le rapport aux actionnaires, avec leurs états financiers annuels.
Le régime d’inspection
Le régime d’inspection prévu par la Loi donne au gouvernement le pouvoir d’obliger une entreprise à fournir certaines informations ou certains documents pour assurer le respect de la loi, et de faire enquête, s’il y a lieu. La Loi confère également au gouvernement de vastes pouvoirs lui permettant de rendre des ordonnances obligeant l’entreprise à prendre toutes les mesures qu’il juge nécessaires pour assurer le respect de la loi.
Contrôle d’application
Quiconque omet de se conformer à son obligation de faire rapport chaque année ou à un arrêté du ministre l’enjoignant de s’y conformer, entrave l’action des personnes désignées, ne leur apporte pas une assistance raisonnable ou leur fait des déclarations fausses ou trompeuses commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, une amende pouvant aller jusqu’à 250 000 $.
En cas de perpétration par une entité déclarante d’une infraction à la Loi, ceux de ses administrateurs, dirigeants ou mandataires qui l’ont ordonné ou autorisée, ou qui y ont consenti ou participé sont des coauteurs de l’infraction et encourent, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, la peine prévue (pouvant aller jusqu’à 250 000 $), que l’entité ait été ou non poursuivie ou déclarée coupable.
La Loi établit également une présomption selon laquelle les employés ou les mandataires de l’entité sont présumés agir en son nom. Il suffit, pour établir la culpabilité de l’accusé, de prouver que l’infraction a été commise par son employé ou son mandataire, que cet employé ou ce mandataire ait été ou non poursuivi (ou même identifié). La Loi prévoit une exception à cette règle; en effet, nul ne peut être déclaré coupable de l’infraction s’il prouve qu’il a exercé la diligence voulue pour en empêcher la perpétration.
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile peut désigner toute personne – individuellement ou au titre de son appartenance à une catégorie déterminée – pour l’exécution et le contrôle d’application de la Loi. Bien qu’une telle personne (généralement un ministère) n’aient pas encore été désignée, il est possible de s’inspirer de la législation existante. Bien que la Loi sur les mesures de transparence dans le secteur extractif (LMTSE) soit axée sur la détection et la dissuasion de la corruption (par opposition au travail forcé) et qu’elle soit limitée au secteur extractif, elle crée des obligations de déclaration similaires pour les entités du secteur privé et prévoit des peines similaires. Dans le résumé, on peut lire que Ressources naturelles Canada – le ministère désigné pour le contrôle d’application de la LMTSE – utilise une « approche axée sur le risque » pour évaluer la conformité des rapports, et applique un « cadre interne d’évaluation des risques » pour déterminer s’il doit procéder à un audit de conformité. Le ministère chargé du contrôle de l’application de la Loi sur l’esclavage moderne pourrait adopter une approche similaire.
Outre les peines prévues par la loi, les entreprises doivent être conscientes du risque d’atteinte à la réputation associé au recours à l’esclavage moderne dans leur chaîne d’approvisionnement; il importe de contrôler avec diligence la chaîne d’approvisionnement pour prévenir la corruption et d’autres formes de crimes économiques. L’un des éléments clés de la Loi est que les entités déclarantes sont tenues de rendre leurs rapports publics. La législation ne prévoit pas de mécanisme permettant au Canada d’exiger des entreprises qu’elles modifient leurs chaînes d’approvisionnement; le Canada compte sur la transparence et le risque d’atteinte à la réputation associé au recours à l’esclavage moderne pour modifier les comportements. On ne devrait donc pas faire abstraction de ce risque.
Principaux enseignements pour les entreprises
Les entreprises ayant un lien avec le Canada doivent s’attendre à ce que cette loi entre en vigueur dès janvier 2024 et à ce que les entités déclarantes soient tenues de déposer leurs premiers rapports d’ici mai 2024. Les entités déclarantes qui ne se conforment pas à cette nouvelle obligation de faire rapport s’exposent à des amendes pouvant aller jusqu’à 250 000 $ CA. Toute partie qui a autorisé l’infraction, ou qui y a consenti ou participé est également passible de peines similaires.
Les entités déclarantes, tout comme les entreprises qui ne sont pas sûres d’en être, devraient se préparer à commencer à faire rapport, et consulter un conseiller juridique externe au sujet de leur obligation en la matière. Si vous avez besoin d’aide ou si vous avez des questions concernant la Loi sur l’esclavage moderne ou toute autre question relative au respect du cadre réglementaire du Canada touchant le commerce et les sanctions, n’hésitez pas à communiquer avec un membre de notre équipe.
[1] Notamment la Convention sur le travail forcé, 1930, la Convention sur l’abolition du travail forcé, 1957, la Convention relative aux droits de l’enfant, la Convention sur l’âge minimum, 1973, et la Convention sur les pires formes de travail des enfants, 1999. Le Canada a également adopté la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail et adhéré à des lignes directrices non contraignantes sur les droits de la personne pour les entreprises, comme les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme [PDF] et les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales (en anglais seulement).
[2] Parmi les autres textes législatifs à l’étude devant le Parlement, mentionnons les suivants : le projet de loi C-243 : Loi concernant l’élimination du recours au travail forcé et au travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement, le projet de loi C-262 : Loi concernant la responsabilité des entreprises de prévenir les incidences négatives sur les droits de la personne qui sont liées à leurs activités commerciales à l’étranger, d’en tenir compte et d’y remédier, et le projet de loi S-204 : Loi modifiant le Tarif des douanes (marchandises en provenance du Xinjiang).
[3] Il est à noter que l’article 2 de la Loi définit le terme « production de marchandises » comme « la fabrication, la culture, l’extraction et le traitement de marchandises ».