Auteurs(trice)
Associée, Litiges, Vancouver
Sociétaire, Litiges, Vancouver
Sociétaire, Fiscalité, Calgary
Associé, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Le 19 juillet 2024, la Cour suprême du Canada (CSC) a rendu une décision importante concernant l’admissibilité à des dommages-intérêts en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés pour un préjudice causé par une loi qui est déclarée inconstitutionnelle subséquemment. Dans sa décision rendue par une courte majorité dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Power, la CSC a conclu que les gouvernements peuvent être tenus responsables de dommages-intérêts lorsqu’une loi était clairement inconstitutionnelle au moment de son adoption, ou si elle a été adoptée de mauvaise foi ou constituait un abus de pouvoir.
Le présent bulletin d’Osler traite des répercussions juridiques et pratiques de ce jugement sur les gouvernements et les secteurs touchés par les modifications législatives.[1]
Contexte
En 1996, l’intimé, Joseph Power, a été déclaré coupable de deux actes criminels. Il a été condamné et a purgé sa peine. Des années après sa libération, l’intimé a demandé une suspension de son casier judiciaire, mais sa demande a été refusée en raison d’une loi qui le rendait rétroactivement inadmissible en permanence à la suspension de son casier judiciaire.
Les tribunaux provinciaux et fédéraux ont depuis déclaré inconstitutionnelle cette loi rétroactive pour violation de l’alinéa 11 h) (protection contre le « double péril ») et 11 i) (droit de bénéficier de la peine la moins sévère) de la Charte. M. Power a déposé une action en dommages-intérêts contre le Canada en vertu du par. 24(1) de la Charte pour préjudice causé par la loi rétroactive. Il soutenait que la loi avait été adoptée de mauvaise foi, de façon abusive et en connaissance de son inconstitutionnalité.
En réponse à l’action de M. Power, le Canada a présenté une motion sur une question de droit en posant deux questions :
- La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que des représentants et des ministres du gouvernement ont préparé et rédigé un projet de loi que le législateur a adopté et qui a subséquemment été déclaré inopérant par un tribunal en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
- La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que le législateur a adopté un texte législatif qui a par la suite été déclaré inopérant par un tribunal en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
La Cour du Banc du Roi et la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick ont toutes deux répondu par l’affirmative à ces questions. Les deux tribunaux ont conclu qu’ils étaient liés par le jugement rendu en 2002 par la CSC dans l’affaire Mackin c. Nouveau-Brunswick (ministre des Finances), qui a établi que les gouvernements ne bénéficient que d’une immunité limitée contre les dommages-intérêts en vertu de la Charte concernant l’adoption de lois inconstitutionnelles. Le Canada a interjeté appel devant la CSC.
Motifs de la majorité
La juge en chef Wagner et la juge Karakatsanis sont les auteurs des motifs invoqués par la majorité de cinq juges.[2] Ils reformulent les deux questions que le Canada a posées en appel comme une seule question : les dommages-intérêts peuvent-ils constituer une réparation appropriée et équitable, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charteconcernant l’adoption d’une loi déclarée inconstitutionnelle subséquemment?
Les juges de la majorité ont conclu que l’imposition de dommages-intérêts contre l’État pour dépassement de ses pouvoirs juridiques constitue une exigence importante de la primauté du droit. Bien que les principes constitutionnels de la souveraineté parlementaire, de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire soient importants, ils ne sont pas absolus : ils doivent être contrebalancés par le principe de la suprématie de la Constitution et le rôle des tribunaux en tant que gardiens de la Constitution.
Les juges de la majorité ont rejeté l’argument du Canada selon lequel l’affaire Mackin ne constituait pas une autorité contraignante. Les juges de la majorité ont également refusé d’infirmer la décision rendue dans l’affaire Mackin. Même si le pouvoir législatif doit être indépendant du pouvoir judiciaire pour s’acquitter de ses fonctions institutionnelles, une immunité absolue pour les préjudices causés par une loi inconstitutionnelle porterait atteinte aux principes qui régissent la conformité du gouvernement à la Charte et le rôle des tribunaux dans l’application de ses garanties fondamentales. Par contre, une immunité limitée concilie l’importance de la souveraineté et du privilège parlementaires avec la Charte, en veillant à ce que ces principes ne soient pas plus généraux que ceux qui sont justifiés pour le fonctionnement d’une démocratie constitutionnelle.
En outre, les juges de la majorité ont clarifié les deux situations dans lesquelles l’État peut être tenu responsable de dommages-intérêts découlant d’une loi inconstitutionnelle. La première situation se présente si la loi était « manifestement inconstitutionnelle », de sorte qu’au moment de son adoption, elle violait clairement les droits garantis par la Charte. Cela suppose une évaluation objective de la loi, en particulier de la nature et de l’étendue de son inconstitutionnalité. Cette évaluation sous-entend généralement que l’État savait que la loi était clairement inconstitutionnelle, ou qu’il a fait preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de son inconstitutionnalité. La seconde situation survient lorsqu’une loi est adoptée de mauvaise foi ou par abus de pouvoir. Les juges de la majorité ont prévenu que ces situations seraient rares. Les juges de la majorité ont aussi insisté sur le fait que le seuil est exigeant, et que le défaut d’un demandeur de plaider des arguments détaillés sera fatal pour son allégation à l’étape des actes de procédure.
Motifs des juges de la minorité
Le juge Jamal, accompagné du juge Kasirer, a exprimé sa dissidence partielle. Après un survol détaillé de l’histoire et de la portée du privilège parlementaire, le juge Jamal a conclu que la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, ne pourrait jamais être tenue responsable en dommages-intérêts pour avoir rédigé des lois portant atteinte à la Charte et ayant été adoptées subséquemment par le Parlement. Toutefois, le juge Jamal a convenu avec la majorité que le gouvernement ne devrait pas jouir d’une immunité absolue contre les dommages-intérêts lorsqu’une loi adoptée viole la Charte, même si ce juge a adopté un seuil plus élevé. Le juge Jamal a conclu que des dommages-intérêts pouvaient être appropriés seulement lorsque la loi était « clairement inconstitutionnelle » au moment de son adoption, en ce sens que l’inconstitutionnalité de la loi n’aurait pas pu faire l’objet d’un débat sérieux.
Le juge Rowe, accompagné de la juge Côté, a exprimé sa dissidence totale, en déclarant par écrit que le gouvernement a droit à une immunité absolue contre les dommages-intérêts dans le cadre de la Charte. Le juge Rowe a soutenu que la préparation d’une loi fait appel à de multiples acteurs des pouvoirs exécutif et législatif du gouvernement, et qu’il y a un chevauchement des fonctions exécutive et législative. Tenir la Couronne responsable, dans l’exercice de sa fonction exécutive, de la rédaction et de l’adoption des lois aurait pour effet de placer les tribunaux dans une position de supervision du travail du Parlement. Cela obligerait les tribunaux à enquêter sur les motifs des parlementaires et des autres personnes qui participent au processus législatif. Le juge Rowe a conclu qu’une immunité absolue est donc nécessaire pour protéger la séparation des pouvoirs et permettre aux parlementaires de s’exprimer librement et d’agir sur des questions d’importance publique sans crainte d’ingérence ou de représailles.
Conséquences
La décision de la CSC a des conséquences importantes sur les gouvernements et les secteurs qui évoluent dans des contextes fortement réglementés.
L’affaire Power réaffirme que les gouvernements peuvent être tenus responsables de dommages-intérêts résultant de lois qui portent atteinte à la Charte. La nature objective du critère établi par la majorité signifie que les tribunaux, avec l’avantage du recul, examineront l’évaluation par le gouvernement de la validité constitutionnelle de ses lois. Par conséquent, la décision dans l’affaire Power exercera une pression sur les gouvernements pour les inciter à examiner attentivement la constitutionnalité des projets de loi proposés, afin de s’assurer qu’ils ne sont pas vulnérables à une allégation d’insouciance ou d’aveuglement volontaire lors de leur adoption à l’égard de leur conformité à la Charte. Il est également possible que les gouvernements recourent de plus en plus à la disposition de dérogation pour se protéger contre les réclamations en dommages-intérêts fondées sur la Charte.
La décision de la CSC peut également donner lieu à des actions collectives en dommages-intérêts pour des lois inconstitutionnelles. Les actions collectives visent généralement à obtenir réparation pour un préjudice causé à un grand nombre de personnes, par exemple en raison d’une loi inconstitutionnelle. En effet, au moins une action collective fondée sur la jurisprudence de l’affaire Mackin précède la décision en la matière rendue par la CSC dans l’affairePower (Canada c. Whaling, 2018 CAF 38).
La décision de la CSC peut offrir un recours aux sociétés qui exercent leurs activités dans des secteurs fortement réglementés si elles sont assujetties à des lois portant atteinte à la Charte.
[1] Osler, Hoskin & Harcourt a représenté la British Columbia Civil Liberties Association dans le cadre de cette procédure. L’équipe d’Osler était composée d’Emily MacKinnon, de Brodie Noga et d’Emily Wang.
[2] Se joignent à eux les juges Martin, O’Bonsawin et Moreau.