La Cour suprême resserre la notion de discrimination et renforce la liberté d’expression

24 Nov 2021 7 MIN DE LECTURE

Des propos offensants peuvent engendrer la responsabilité civile de celui qui les tient lorsque la victime en subit un préjudice. Cette responsabilité relève généralement du droit de la diffamation, suivant lequel l’auteur doit réparer le préjudice qu’il cause à la réputation de sa victime. Qu’en est-il lorsque les propos sont non seulement offensants, mais basés sur un motif de discrimination, comme le handicap de la victime? L’auteur est-il coupable de discrimination au sens de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (la Charte)?

Dans l’arrêt Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), la Cour suprême du Canada donne une réponse nuancée à cette question. Selon la majorité[1], tous les propos offensants ne sont pas discriminatoires même s’ils reposent sur un motif de discrimination et causent un préjudice personnel à la victime. Il faut une atteinte au droit de la victime à la sauvegarde de sa dignité, lequel doit être concilié avec la liberté d’expression de l’auteur.

Contexte

L’affaire concerne des remarques de l’humoriste Mike Ward aux dépens de Jérémy Gabriel. Au moment des faits, M. Gabriel est mineur et mène une carrière de chanteur. Par ailleurs, il est né avec le syndrome Treachers Collins. Ce syndrome lui a causé des malformations à la tête et une surdité sévère. À l’époque, M. Ward présente un spectacle et diffuse des capsules vidéos au cours desquels il se moque de M. Gabriel en référant à son handicap. Les parents de M. Gabriel en viennent à porter plainte au nom de ce dernier auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. La plainte pour discrimination fondée sur le handicap est soumise au Tribunal des droits de la personne qui condamne M. Ward à des dommages-intérêts moraux et punitifs. Cette condamnation est ensuite confirmée par une majorité de la Cour d’appel.

Motifs et conclusions

La Cour réitère les critères de la discrimination. Pour établir une discrimination, le plaignant doit démontrer trois éléments :

  • Il fait l’objet d’une différence de traitement, soit une distinction, exclusion ou préférence par rapport aux autres;
  • La différence de traitement repose sur un motif de discrimination énuméré à l’art. 10 de la Charte (p. ex. le sexe, la race, la religion, le handicap); et
  • La différence de traitement compromet l’exercice ou la reconnaissance, en pleine égalité, d’une liberté ou d’un droit que lui confère la Charte (p. ex. le droit du plaignant à la sauvegarde de sa dignité)[2].

L’analyse de la majorité porte principalement sur le troisième critère, à l’égard duquel elle apporte deux précisions. Dans un premier temps, la majorité cerne la portée du droit à la sauvegarde de la dignité que M. Gabriel prétend compromis en raison des blagues de M. Ward. Pour la majorité, ce droit ne protège pas une personne en particulier contre un préjudice émotionnel. Il protège plutôt « l’humanité de chaque personne dans ses attributs les plus fondamentaux » (par. 57). Selon la majorité, cette humanité qui revient à chacun est ce qui distingue la civilisation de la barbarie. Un commentaire irrespectueux ou offensant pour la victime ne suffit pas à violer sa dignité, même si elle en subit un préjudice émotionnel. La conduite reprochée doit être évaluée objectivement et revêtir une certaine gravité, au point de « révolter la conscience de la société » (par. 58).

Dans un deuxième temps, le troisième critère de discrimination exige une conciliation entre le droit du plaignant à la sauvegarde de sa dignité et la liberté d’expression du défendeur, conformément à l’art. 9.1 de la Charte. Or, la liberté d’expression est fondamentale pour une société démocratique et elle protège même l’expression impopulaire, désobligeante ou répugnante. Ainsi, la liberté d’expression exige une certaine tolérance de l’auditoire. La tolérance requise s’arrête seulement lorsque cela s’avère nécessaire pour prévenir un préjudice précis et sérieux. Le préjudice en question doit dépasser les seules souffrances de la victime. Il doit plutôt s’agir d’une menace à l’acceptation sociale de la victime ou du groupe auquel elle appartient. En ce sens, le préjudice qui justifie de limiter la liberté d’expression est de nature sociale plutôt que personnelle.

Sur la base de ces observations, la majorité élabore une analyse devant concilier le droit à la sauvegarde de la dignité et la liberté d’expression. À l’étape du troisième critère, pour établir que son droit à la sauvegarde de sa dignité est compromis, le plaignant doit démontrer deux choses :

  • Une personne raisonnable informée des circonstances doit considérer que les propos incitent à mépriser ou à détester l’humanité d’un individu ou un groupe pour un motif de discrimination; et
  • Une personne raisonnable doit considérer que les propos, dans leur contexte, peuvent vraisemblablement mener au traitement discriminatoire de la personne visée.

Dans le cas de M. Gabriel, la majorité reconnaît sans difficulté que le premier critère de discrimination est rencontré. Le spectacle et les capsules de M. Ward traitent distinctement M. Gabriel. Toutefois, la majorité juge que les deux autres critères ne sont pas rencontrés. D’abord, la décision de M. Ward de se moquer de M. Gabriel était motivée par la notoriété de M. Gabriel plutôt que son handicap. Il s’ensuit que la différence de traitement ne reposait pas sur un motif de discrimination[3]. Ensuite, une personne raisonnable informée du contexte humoristique des propos et du style d’humour de M. Ward conclurait que les propos n'incitent pas à mépriser ou détester l’humanité de M. Gabriel, pas plus qu’ils peuvent vraisemblablement mener à un traitement discriminatoire de M. Gabriel[4].

Commentaires

L’arrêt de la Cour suprême représente un resserrement du droit à l’égalité dans le cadre de remarques offensantes basées sur un motif de discrimination. Dans un souci évident de préserver la liberté d’expression, la majorité distingue le droit à la dignité du simple préjudice personnel de la victime. Le droit à la sauvegarde de la dignité se rattache à un préjudice social qui dépasse le seul bien-être de la victime. Certains diront que face à des propos qui exploitent un motif de discrimination pour choquer ou faire rire, cette conception du droit à l’égalité équivaut à nier la souffrance des victimes. D’autres craindront que cette conception renforce le sentiment d’impunité de ceux qui utilisent un motif de discrimination pour provoquer ou divertir. Selon la majorité, une certaine impunité des auteurs et une certaine souffrance des victimes représentent le prix à payer pour vivre dans une société démocratique dans laquelle la liberté d’expression est également une valeur fondamentale.


[1] : 2021 CSC 43. La majorité est formée du juge en chef Wagner et des juges Côté, Moldaver, Brown et Rowe. Les motifs de la majorité sont rédigés conjointement par le juge en chef et la juge Côté.

[2] La démonstration de ces trois critères permet à la victime d’établir un cas de discrimination prima facie. Le fardeau se transporte ensuite sur le défendeur qui peut établir un moyen de défense.

[3] Dans leur dissidence, les juges Abella et Kasirer sont en désaccord avec cette conclusion. Ils critiquent l’approche de la majorité qui met l’accent sur l’intention de l’auteur plutôt que sur l’effet de ses propos. D’après les juges dissidents, il est indéniable que les blagues de M. Ward, dans ses effets, distinguent M. Gabriel des autres non seulement en raison de sa notoriété, mais aussi de son handicap.

[4] Les juges dissidents critiquent également les conclusions de la majorité sur le troisième critère. En particulier, ils critiquent la propension de la majorité à ignorer, dans son évaluation de l’atteinte à la dignité, le préjudice personnel subi par la victime. Les juges dissidents préfèrent le critère de la personne raisonnable qui, mise à la place de la victime, subirait des conséquences personnelles graves à cause des propos en question.