La Cour suprême entendra les arguments sur le caractère exécutoire des clauses d’arbitrage

24 Mai 2019 6 MIN DE LECTURE

La Cour suprême du Canada a accordé hier une autorisation de pourvoi contre l’arrêt rendu dans la cause Uber Technologies Inc., et al. v. David Heller (l’action collective contre Uber). Le différend porte sur une clause d’arbitrage du contrat de services de chauffeur Uber, qui exige que toute réclamation soit soumise à l’arbitrage aux Pays-Bas, quelle que soit son importance.

Les tribunaux canadiens ont durant longtemps reconnu l’application de conventions d’arbitrage librement conclues, y compris dans le cas de contrats d’adhésion, sous réserve des restrictions de la loi. La décision de la Cour suprême pourrait préciser l’étendue des exceptions à ce principe dans le cas de contrats conclus dans un contexte de déséquilibre du pouvoir de négociation. Cette décision pourrait dès lors avoir des répercussions importantes dans les domaines où il n’est pas interdit d’avoir recours à l’arbitrage obligatoire, si le pouvoir de négociation est inégal. Par exemple, les relations de travail, les contrats de consommation (ailleurs qu’en Ontario, où la Loi sur la protection du consommateur interdit l’arbitrage obligatoire) ou les contrats de franchise.

Le pourvoi est formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (CAO) dans la cause Heller v. Uber Technologies Inc.[1] (en anglais seulement), où la Cour a jugé que la clause d’arbitrage était invalide et inexécutoire. Dans un précédent bulletin d’actualités d’Osler, nous avons examiné certaines conséquences de cet arrêt, ainsi que quelques mesures pratiques que devraient prendre les employeurs et les entreprises qui retiennent les services d’entrepreneurs ou de consultants indépendants, pour actualiser les clauses d’arbitrage de leurs contrats.

Contexte

Dans l’action collective contre Uber, les demandeurs cherchaient à obtenir une somme de 400 millions de dollars en dommages-intérêts, en plus d’une déclaration de la Cour selon laquelle les chauffeurs d’Uber sont des employés d’Uber et qu’ils ont ainsi droit aux protections et aux avantages prescrits par la Loi sur les normes d’emploi (LNE).

Les contrats conclus entre les demandeurs et Uber comportent une clause stipulant que les différends doivent être soumis à l’arbitrage en application de la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international ou, au besoin, de la Loi de 1991 sur l’arbitrage. Pour obtenir un arbitrage, les chauffeurs canadiens étaient tenus de payer 14 500 dollars américains au titre des droits de dépôt et des frais d’administration et de faire arbitrer leur différend aux Pays-Bas.

En première instance

Ainsi, Uber a réussi à obtenir, en 2018, une suspension de l’action collective proposée au profit de l’arbitrage. Pour accorder cette suspension, le juge Perell s’est appuyé sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans la cause Seidel c. TELUS Communications Inc.,[2] ainsi que sur l’arrêt de la CAO dans la cause Wellman v. TELUS Communications Company,[3] (en anglais seulement), selon lesquels, en l’absence de disposition contraire de la loi, les tribunaux doivent donner effet aux conventions d’arbitrage librement conclues, même dans le cas de contrats d’adhésion.

En appel

La CAO a infirmé la décision de suspension. Elle a jugé que la clause d’arbitrage était invalide et inexécutoire en se fondant sur deux motifs : 1) la clause constitue une renonciation contractuelle à la norme d’emploi et 2) elle est inéquitable en common law.

En ce qui concerne le premier motif (la renonciation à la LNE), la Cour déclare que l’article 5 de la LNE interdit aux parties de renoncer par contrat à une norme d’emploi. Plus précisément, un employé ne peut renoncer contractuellement aux dispositions de la LNE qui lui permettent de déposer une plainte en matière de normes du travail auprès du ministère du Travail qui procédera à l’enquête.

Le second motif (l’iniquité) a une portée nettement plus large, car celui-ci remet en cause de façon générale le caractère exécutoire des clauses d’arbitrage. La CAO a appliqué les critères d’appréciation du caractère inéquitable d’un contrat, établis dans Titus v. William F. Cooke Enterprises Inc.[4] (en anglais seulement) et a jugé que la clause d’arbitrage était inéquitable pour les raisons suivantes :

  1. [Traduction] elle constitue une opération manifestement inéquitable et injuste;
  2. rien ne démontre que l’appelant a obtenu des conseils professionnels, juridiques ou autres, avant de conclure le contrat de services, et il n’est pas raisonnable de croire qu’il l’a fait;
  3. il existe une importante inégalité de pouvoir de négociation entre l’appelant et Uber;
  4. Uber a sciemment et intentionnellement stipulé une clause d’arbitrage qui l’avantage au détriment de ses chauffeurs.

La CAO fonde sa décision sur l’arrêt Douez c. Facebook, Inc.[5] de la Cour suprême (Douez). Dans Douez, la Cour suprême a examiné le caractère exécutoire d’une clause d’attribution de compétence et proposé une démarche pour déterminer s’il y a lieu de donner effet à une telle clause. Dans un premier temps, la partie qui invoque la clause doit établir que celle-ci est valide, claire et exécutoire et qu’elle s’applique à la cause d’action dont le tribunal est saisi. C’est à ce moment que les questions relatives à l’iniquité doivent être soulevées. Dans un second temps, si la validité de la clause est établie, la partie adverse a le fardeau de démontrer qu’il existe des motifs sérieux de ne pas donner effet à la clause d’attribution de compétence. Cette démonstration repose sur des facteurs comme les inconvénients pour les parties, l’équité entre les parties et l’intérêt de la justice.

Devant la Cour suprême

L’audition de cette cause sera l’occasion pour la Cour suprême de préciser l’étendue de l’application des principes qu’elle a énoncés dans Douez. La Cour suprême pourrait aussi décider de revisiter les critères concurrents, mais pas nécessairement incompatibles, relatifs à la notion d’iniquité établie dans Titus v. William F. Cooke Enterprises Inc.[6] et Morrison v. Coast Finance Ltd. (en anglais seulement)[7] Il faut espérer que cette décision apportera des éclaircissements plus que nécessaires à tous ceux qui souhaitent prévoir dans leurs contrats des mécanismes de règlement extrajudiciaire des différends, dont des clauses d’arbitrage.

 


[1] 2019 ONCA 1

[2] 2011 CSC 15

[3] 2017 ONCA 433

[4] 2007 ONCA 573

[5] 2017 CSC 33

[6] 2007 ONCA 573

[7] 1965 CanLII 493 (BC CA)