La Cour suprême du Canada démontre la souplesse de l’attribution d’actes à une société dans un contexte de faillite et d’insolvabilité

31 Oct 2024 13 MIN DE LECTURE

Doit-on attribuer à une société l’intention frauduleuse ou toute autre intention malveillante de ses âmes dirigeantes? La réponse à cette question est d’une importance capitale dans plusieurs contextes où l’« intention » de la société entraîne des conséquences juridiques particulières.

Dans deux affaires récentes, à savoir les affaires Aquino c. Bondfield Construction Co.[1] et Scott c. Golden Oaks Enterprises Inc.,[2] la Cour suprême du Canada a affiné la théorie de l’attribution d’actes à une société et démontré que le résultat de l’analyse peut être totalement différent, selon le contexte dans lequel la question est posée. En confirmant le cadre analytique souple et téléologique à appliquer, la Cour suprême a examiné, pour la première fois, l’application de la théorie dans un contexte de faillite et d’insolvabilité, notamment pour déterminer si la société avait effectivement l’intention de frustrer les créanciers, intention requise pour l’application de la disposition relative aux opérations sous-évaluées.

Les principaux points à retenir de ces affaires sont les suivants :

  • Les tribunaux doivent toujours appliquer la théorie de l’attribution d’actes à une société de manière téléologique, contextuelle et pragmatique, en tenant compte du contexte et de l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée (ou combattue).
  • Les tribunaux attribueront à une société l’intention d’une personne qui en est une « âme dirigeante » lorsque cela est nécessaire de le faire pour donner effet à l’objet de la loi applicable au contexte. En revanche, ils ne le feront pas si une telle attribution risque de miner ou de contrecarrer la politique générale de la loi en question.
  • Plus précisément, pour ce qui est de l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société en vertu de l’article 96 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la LFI)[3] — qui s’applique également en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la LACC)[4] —, les deux exceptions traditionnelles (pour cause de « fraude » et d’« absence d’avantage ») sont inapplicables (arrêt Aquino).
  • Dans d’autres circonstances, les tribunaux peuvent refuser d’attribuer les connaissances ou les actes d’une âme dirigeante à une société lorsque cela minerait la politique générale ou l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée, par exemple lorsque l’attribution des actes frauduleux d’un mandant d’une société rendrait une réclamation prescrite par la loi avant même que la société (ou le syndic de faillite) n’ait connaissance de la réclamation et n’ait la possibilité de la présenter (arrêt Scott).

La théorie de l’attribution d’actes à une société

La théorie de l’attribution d’actes à une société permet à un tribunal d’imputer les actes ou l’intention de l’âme dirigeante d’une société à la société elle-même dans des circonstances où l’intention de la société est pertinente pour une conséquence juridique particulière.

Le critère relatif à l’attribution d’actes à une société a été élaboré pour la première fois dans un contexte pénal, dans le cadre de l’affaire Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine.[5] Il prévoit que les actes frauduleux d’une personne peuvent être attribués à une société si deux conditions sont remplies :

  1. l’auteur de la faute était l’âme dirigeante de la société
  2. les actes fautifs de l’âme dirigeante doivent avoir été accomplis dans le cadre du secteur d’activités qui lui a été attribué

Toutefois, dans l’affaire Canadian Dredge, la Cour a estimé que l’attribution n’était pas appropriée lorsque la personne avait commis un acte complètement frauduleux envers la société (l’« exception pour cause de fraude ») ou lorsque ses actes n’avaient pas pour but de procurer un avantage à la société (l’« exception pour cause d’absence d’avantage »).[6] Ce critère se voulait un moyen terme permettant de tenir les sociétés responsables de leurs actes criminels, le cas échéant, sans pour autant les obliger à répondre des actes criminels de chacun de leurs employés.[7]

Par la suite, dans l’affaire Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Séquestre de),[8] la Cour a adapté le critère relatif à l’attribution d’actes à la société au contexte civil, en soulignant qu’il s’agissait d’un « moyen par lequel des actes peuvent être attribués à une société pour la fin ou la défense particulière en cause ».[9] La Cour a également nuancé le critère en affirmant que les tribunaux conservaient le pouvoir discrétionnaire de s’abstenir d’attribuer des actes à une société pour des considérations relatives à l’intérêt public, c’est-à-dire lorsque l’attribution minerait la politique générale de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée.[10] Néanmoins, dans l’affaire Christine DeJong Medicine Professional Corp. c. DBDC Spadina Ltd.,[11] la Cour a déclaré que « bien que la présence de considérations relatives à l’intérêt public puisse alourdir le fardeau incombant à la partie qui demande que soient imputés à une société les actes d’une âme dirigeante de cette dernière, l’arrêt Canadian Dredge établit des critères minimaux qui doivent toujours être respectés ».[12]

Affaire Aquino c. Bondfield Construction Co.

Dans l’affaire Aquino, la Cour suprême a examiné la théorie de l’attribution d’actes à une société dans le contexte de la nécessité de démontrer qu’une opération sous-évaluée au titre de l’article 96 de la LFI avait pour but « de frauder ou de frustrer un créancier ou d’en retarder le désintéressement ». Bien que M. Aquino, âme dirigeante de deux sociétés, ait transféré des millions de dollars hors des sociétés par le biais de fausses factures, la Cour a refusé d’appliquer les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage et a attribué les actes et les intentions de M. Aquino aux sociétés.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a rejeté une application stricte et mécanique de la théorie de l’attribution d’actes à une société en faveur d’une approche « téléologique, contextuelle et pragmatique » suivant laquelle un tribunal doit prendre en considération le contexte et l’objet de la loi au titre de laquelle l’attribution est sollicitée. Le tribunal peut devoir adapter la règle générale d’attribution et ses exceptions au contexte juridique particulier dans lequel elle est appliquée. Le juge Jamal (écrivant au nom de la Cour) a précisé que les brefs motifs oraux de la Cour dans l’arrêt DeJong, où la préoccupation de la Cour « était de rejeter l’idée que les tribunaux disposent d’un pouvoir discrétionnaire absolu pour assouplir l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société sur le fondement des circonstances factuelles de l’affaire en cause »,[13] ne devraient pas être interprétés comme s’éloignant de « l’approche téléologique, contextuelle et pragmatique suivie depuis longtemps » et reconnue dans l’arrêt Canadian Dredge et, par la suite, dans l’arrêt Livent aux fins de l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société.

Dans l’affaire Aquino, suivant cette approche téléologique, il fallait considérer l’objet de l’article 96 de la LFI comme un outil permettant de protéger les créanciers contre le dépouillage des actifs par un débiteur et de restituer au débiteur les actifs qu’il a transférés de manière inappropriée (ou leur valeur) en vue de leur distribution équitable à l’ensemble des créanciers. L’application mécanique des exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage priverait les créanciers du bénéfice de cette protection légale et minerait ainsi l’objet de l’article 96. Pour déterminer l’exigence d’« intention » de l’article 96, la Cour a donc estimé que le test applicable consistait « simplement à déterminer si la personne était l’âme dirigeante et si elle a accompli les actes dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué ».[14] Si ces critères sont respectés, « les actes, les connaissances, l’état d’esprit ou l’intention de l’âme dirigeante devraient être attribués à la société, peu importe si les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage sont en cause ».[15]

Le fondement d’une telle détermination était propre à la politique générale sous-jacente de l’article 96 de la LFI, qui aurait été mise en échec si les exceptions pour cause de fraude ou d’absence d’avantage avaient empêché l’attribution des intentions de M. Aquino à la société. Cependant, le raisonnement sous-tendant cette décision ne se limite pas nécessairement aux restructurations effectuées en vertu de la LFI : la Cour a explicitement rejeté, notamment, l’approche étroite de la Cour d’appel, qui avait jugé que les exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage ne s’appliquaient pas en vertu de la LFI parce que la société n’était rien de plus qu’un « ensemble d’actifs à liquider », suggérant ainsi que les exceptions ne s’appliquaient pas uniquement dans le contexte des procédures d’insolvabilité « liquidatives », dans lesquelles les actifs de la société débitrice doivent être entièrement distribués aux créanciers. La Cour a plutôt adopté une approche large, estimant que son raisonnement s’appliquait également dans le contexte d’une procédure d’insolvabilité de restructuration, telle qu’une restructuration d’entreprise effectuée en vertu de la LACC, dans laquelle il reste une certaine possibilité pour la société débitrice de sortir intacte de la procédure.[16]

Affaire Scott c. Golden Oaks Enterprises Inc.

Appliquant la même approche souple, téléologique et pragmatique que celle préconisée dans l’arrêt Aquino, la Cour suprême du Canada est parvenue à la conclusion opposée dans l’affaire Scott, où elle a refusé d’attribuer l’intention frauduleuse d’une âme dirigeante à la société. Ce faisant, la Cour a confirmé que le même critère d’attribution d’actes à une société s’appliquait aussi bien aux sociétés unipersonnelles, soit les sociétés ayant un seul administrateur, un seul dirigeant et un seul actionnaire, qu’aux sociétés à actionnariat étendu. En d’autres termes, il n’y a pas de présomption que l’intention d’un seul administrateur, dirigeant et actionnaire sera attribuée à une société unipersonnelle, car une telle présomption ne tiendrait pas compte du principe fondamental de la personnalité morale distincte des sociétés.

Golden Oaks Enterprises Inc. prétendait être une entreprise légitime de location avec option d’achat de propriétés résidentielles, mais elle était en réalité un stratagème de type Ponzi suivant lequel elle prêtait de l’argent à des taux déraisonnablement élevés à des investisseurs, qu’elle remboursait en recrutant de nouveaux investisseurs. Certains investisseurs ont participé au stratagème en aidant à recruter de nouveaux investisseurs. Lorsque le stratagème s’est effondré, le syndic de faillite a intenté des actions contre les investisseurs participants pour recouvrer les sommes que Golden Oaks leur avait versées en commissions et en intérêts illégaux. Les investisseurs ont affirmé que les actions étaient prescrites parce qu’elles avaient été introduites plus de deux ans après le versement des sommes en question. Ils ont soutenu que M. Lacasse, à titre de seul administrateur, actionnaire et dirigeant de la société, était au courant de ces paiements au moment où ils ont été effectués (du fait qu’il opérait le stratagème frauduleux) et que la connaissance de ces faits par M. Lacasse devait être attribuée à la société.

La Cour a toutefois conclu que le fait d’attribuer les connaissances de M. Lacasse à Golden Oaks ne favoriserait ni l’objectif de la règle de la possibilité de découvrir les faits qui est énoncée au paragraphe 5(1) de la Loi de 2002 sur la prescription des actions[17] ni l’objet de la LFI. L’objectif de cette règle est d’éviter la création d’une injustice en rendant irrecevable l’action d’une personne avant même que celle-ci ne soit en mesure de l’intenter. Dans l’affaire Scott, le fait d’attribuer les connaissances de M. Lacasse à Golden Oaks aurait pour effet de prescrire les réclamations de Golden Oaks avant même que la société (ou son syndic de faillite) n’ait pu, de façon réaliste, les faire valoir. Comme l’a expliqué la Cour, même si M. Lacasse, qui contrôlait Golden Oaks, était au courant des paiements illégaux, il n’aurait pas poursuivi les investisseurs à un moment où cela aurait révélé le stratagème qu’il orchestrait et dont il profitait.

La politique générale sous-jacente de la LFI — qui vise à aider à préserver et à maximiser la valeur des actifs du débiteur et à les distribuer parmi ses créanciers de façon équitable — a également appuyé le refus de la Cour d’attribuer les connaissances de M. Lacasse à la société aux fins de l’application du délai de prescription. Attribuer les connaissances de M. Lacasse à Golden Oaks priverait le syndic d’un recours qui augmenterait la valeur des actifs de la société susceptibles d’être distribués et qui ne profiterait qu’aux créanciers de la société.

Points à retenir

Dans les arrêts Aquino et Scott, la Cour suprême a démontré la souplesse de la théorie de l’attribution d’actes à une société, en la modifiant au besoin dans un contexte de faillite et d’insolvabilité pour s’assurer qu’elle ne porte pas atteinte à la politique générale de la législation en matière de faillite et d’insolvabilité. Ces arrêts devraient apporter un réconfort bienvenu aux créanciers dont les recouvrements peuvent être touchés par l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société dans des circonstances particulières.

Par exemple, l’application automatique des exceptions pour cause de fraude et d’absence d’avantage dans l’affaire Aquino aurait pu limiter considérablement l’utilité de l’article 96 de la LFI pour les créanciers. Parallèlement, dans l’arrêt Scott, la Cour a démontré que, lorsque l’application de la théorie de l’attribution d’actes à une société minerait la politique générale du contexte législatif sous-jacent, l’attribution devait être refusée.

Le rejet par la Cour de l’approche étroite adoptée par la Cour d’appel dans l’affaire Aquino démontre que ce raisonnement s’applique largement et doit être pris en compte à l’avenir dans les procédures d’insolvabilité, que celles-ci visent la liquidation ou la restructuration de la société. Il convient également de noter que la Cour a confirmé le principe de la personnalité morale distincte des sociétés, même dans le contexte des sociétés unipersonnelles.

Les entreprises devront être attentives à la possibilité que les intentions de certains cadres supérieurs puissent servir de base à l’annulation de transferts abusifs, même si ces intentions ne sont pas partagées, ni même connues, par d’autres initiés au sein de la société.


[1] Aquino c. Bondfield Construction Co., 2024 CSC 31.

[2] Scott c. Golden Oaks Enterprises Inc., 2024 CSC 32.

[3] L.R.C. 1985, ch. B-3.

[4] L.R.C. 1985, ch. C-36.

[5] Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 RCS 662.

[6] Arrêt Canadian Dredge, p. 704.

[7] Arrêt Aquino, par. 66, citant l’arrêt Canadian Dredge, p. 701.

[8] Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Séquestre de), 2017 CSC 63.

[9] Arrêt Livent, par. 97 (les italiques sont de nous).

[10] Arrêt Livent, par. 104.

[11]Christine DeJong Medicine Professional Corp. c. DBDC Spadina Ltd., 2019 CSC 30.

[12] Arrêt DeJong, par. 2.

[13] Arrêt Aquino, par. 74 (les italiques sont de nous).

[14] Arrêt Aquino, par. 89.

[15] Arrêt Aquino, par. 89.

[16] Arrêt Aquino, par. 92-96.

[17] L.O. 2002, ch. 24, Annexe B.