Auteurs(trice)
Associé, Affaires réglementaires, Autochtones et environnement, Calgary
Associée, Litiges, Calgary
Résumé
Le 29 juin 2021, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu sa décision dans l’affaire Yahey c. Colombie-Britannique selon laquelle les droits des Premières Nations de la rivière Blueberry (Blueberry River First Nations [BRFN]) aux termes du traité no 8, dans le nord-est de la Colombie-Britannique, avaient été enfreints par les effets cumulatifs des développements industriels sur le territoire traditionnel de Blueberry, y compris la foresterie, le pétrole et le gaz, l’énergie renouvelable et l’agriculture. Cette décision marque une rupture considérable par rapport aux affaires antérieures portant sur les effets cumulatifs et l’atteinte aux droits issus de traités. Selon l’issue de tout appel, les risques réglementaires pourraient augmenter de manière importante dans le cadre de nouveaux projets d’infrastructure dans le nord-est de la Colombie-Britannique, et pourraient s’étendre à d’autres régions du Canada où des demandes de règlement similaires pourraient être déposées.
Contexte
Les BRFN sont une Première nation relativement petite du nord-est de la Colombie-Britannique, dont la réserve est située à environ 80 kilomètres au nord-ouest de Fort St. John. Les BRFN comptent environ 190 membres vivant dans la réserve et 295 membres vivant à l’extérieur de la réserve.[1] Le territoire traditionnel des BRFN s’étend sur environ 38 000 kilomètres carrés, de la frontière entre l’Alberta et la Colombie-Britannique à l’est, jusqu’aux contreforts des montagnes Rocheuses à l’ouest, au sud jusqu’à la rivière de la Paix, et au nord et à l’est jusqu’à Pink Mountain, la rivière Chef-Sikanni, Lily Lake et Tommy Lakes. Cette région comprend la majeure partie de la zone gazière de Montney en Colombie-Britannique, des terres agricoles, diverses municipalités (dont Fort St. John et Dawson Creek), des zones forestières actives, des projets hydroélectriques (dont le site C) et plusieurs mines. Le territoire des BRFN se trouve également dans la zone établie dans le traité no 8, que les ancêtres des BRFN ont signé en 1900. Le territoire traditionnel des BRFN chevauche également, à des degrés divers, les territoires revendiqués par plusieurs autres groupes autochtones qui n’étaient pas parties à la procédure devant la Cour.
En 2015, les BRFN ont déposé une action civile visant, entre autres :
- à obtenir une déclaration dans laquelle le gouvernement de la Colombie-Britannique admet qu’il a enfreint les droits des BRFN aux termes du traité no 8, et plus particulièrement, que la province n’a pas respecté les promesses orales de la Couronne selon lesquelles les signataires autochtones pourraient pratiquer librement la chasse, le piégeage et la pêche après la signature du traité, comme si ce dernier n’avait jamais existé, et que le traité ne leur obligerait en aucune manière à changer leur mode de vie;
- à interdire à la Colombie-Britannique d’approuver tout autre développement sur son territoire traditionnel.
Après une série de demandes infructueuses soumises avant le procès, y compris deux demandes des BRFN visant à interdire certaines actions de la Couronne en attendant l’issue du procès et une demande de révision judiciaire, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a tenu un procès complet afin d’examiner la demande civile des BRFN. Le procès a donné lieu à 70 jours de témoignages d’experts et de témoins profanes, à des dizaines de milliers de pages d’observations écrites et à 25 jours de plaidoirie.
Décision sommaire
Le 29 juin 2021, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu une décision de 511 pages : Yahey v British Columbia, 2021 BCSC 1287 (Yahey). La juge Burke, au nom de la Cour, a déclaré que les effets cumulatifs de tous les types de développement industriel ayant eu lieu sur le territoire des BRFN ont eu des répercussions importantes sur les terres, l’eau, les poissons et la faune de la région, ainsi que sur l’exercice des droits des BRFN aux termes du traité no 8. Plus particulièrement, elle a indiqué que les droits issus de traités des BRFN de pratiquer la chasse, la pêche et le piégeage de manière significative sur le territoire traditionnel des BRFN ont été considérablement et significativement diminués, de sorte que les droits des BRFN aux termes du traité no 8 ont été enfreints (paragraphes 1116 et 1132).
Dans un langage qui rappelle la décision de la Cour d’appel de l’Alberta l’an dernier, dans l’affaire Fort McKay, les conclusions de la juge Burke étaient fondées sur son opinion selon laquelle la Colombie-Britannique avait indûment omis de considérer l’honneur de la Couronne en permettant le développement des ressources « à grande échelle » sans d’abord évaluer les préoccupations des BRFN concernant les effets cumulatifs de ce développement :
J’estime que la province est consciente depuis environ deux décennies que les effets cumulatifs du développement dans la partie nord-est de la Colombie-Britannique entraînent des changements dans l’habitat faunique et la qualité de l’eau qui suscitent de graves préoccupations, et qu’à la fin des années 1990, une grande partie du [territoire traditionnel des BRFN] subissait déjà les effets importants du développement industriel. Depuis au moins une décennie, et probablement depuis plus longtemps, la province a également été informée par les BRFN de leurs préoccupations relatives aux effets du développement cumulatif sur [le territoire traditionnel des BRFN], et à l’exercice de leurs droits issus de traités. Bien qu’elle ait été informée des préoccupations des BRFN, j’estime que la province n’a pas répondu de manière à préserver l’honneur de la Couronne et à remplir son obligation d’honorer les promesses faites dans le traité (paragraphe 1750).
[…]
Pour agir avec une prudence ordinaire dans ce cas, la province aurait dû examiner les préoccupations relatives aux effets cumulatifs en élaborant des processus permettant d’évaluer les effets cumulatifs sur [le territoire traditionnel des BRFN] et trouver des moyens de gérer et d’atténuer ces effets. De l’avis de la Cour, pour faire preuve de prudence ordinaire, la province aurait dû interrompre le développement du [territoire traditionnel des BRFN], ou des zones clés du [territoire traditionnel des BRFN], en attendant les résultats de ces travaux. Le fait de permettre au développement d’aller de l’avant, même après avoir été mis au courant de préoccupations considérables et bien fondées, ne pourrait pas être considéré comme un acte de bonne foi, de loyauté ou de prudence ordinaire ni une intention d’agir au mieux des intérêts de Blueberry. La prudence ordinaire exige une planification à long terme, une vision tournée vers l’avenir et la prise en compte des possibles répercussions des décisions actuelles, plutôt que de simplement s’entêter à « garder le cap ». (paragraphe 1805)
La juge Burke a imposé la mesure de redressement déclaratoire suivante :
- En permettant aux effets du développement industriel de s’accumuler et d’avoir un effet préjudiciable sur les droits issus de traités des BRFN, la Colombie-Britannique a manqué à son obligation envers les BRFN aux termes du traité no 8, y compris à ses obligations honorables et fiduciaires. Les dispositifs réglementaires de la Colombie-Britannique permettant d’évaluer et de prendre en compte les effets cumulatifs font défaut et ont contribué au manquement des obligations aux termes du traité no 8.
- La Colombie-Britannique a accaparé les terres à un point tel qu’il n’y a pas suffisamment de terres adéquates sur le territoire traditionnel des BRFN pour permettre à ces dernières d’exercer leurs droits issus de traités de manière significative. La Colombie-Britannique a donc porté atteinte de façon injustifiée aux droits issus de traités des BRFN en permettant aux effets cumulatifs du développement industriel de diminuer de façon significative l’exercice par les BRFN de leurs droits issus de traités sur leur territoire traditionnel.
- La Colombie-Britannique ne peut continuer à autoriser la tenue d’activités qui ne respectent pas les promesses comprises dans le traité, y compris les obligations honorables et fiduciaires de la Colombie-Britannique associées au traité, ou qui portent atteinte de façon injustifiée à l’exercice par les BRFN de leurs droits issus de traités.
- La Colombie-Britannique et les BRFN doivent agir avec diligence lors des consultations et des négociations visant à établir des mécanismes exécutoires en temps opportun pour évaluer et gérer les effets cumulatifs du développement industriel sur les droits issus de traités des BRFN, et pour s’assurer que ces droits constitutionnels sont respectés (paragraphe 1894).
La juge Burke a suspendu le jugement déclaratoire no 3 pour une période de six mois afin de donner aux parties la possibilité de négocier des modifications au régime de réglementation qui reconnaissent et respectent les droits issus de traités des BRFN.
Répercussions
De nombreux aspects de l’arrêt Yahey méritent d’être commentés, mais aux fins du présent bulletin d’actualités, nous nous concentrons sur deux principales répercussions : la démonstration de la juge Burke qu’il y a bel et bien eu atteinte aux droits issus d’un traité et les répercussions potentielles de la décision sur tous les types de développement d’infrastructure au Canada.
Démonstration de l’atteinte aux droits issus de traités
Contrairement à la jurisprudence en matière de droits issus de traités, où les allégations d’atteinte portaient sur un seul texte législatif ou régime réglementaire, la revendication des BRFN était fondée sur les effets cumulatifs d’activités, de projets et de développements dans le nord-est de la Colombie-Britannique au cours des 120 dernières années, y compris le développement municipal et agricole. La juge Burke a examiné ce développement dans le contexte des promesses formulées dans le traité no 8 et a conclu que, bien que la Couronne ait le pouvoir de saisir des terres de temps à autre, ce pouvoir n’est pas absolu ou illimité et ne peut être utilisé pour vider de son sens la protection constitutionnelle accordée aux Autochtones en matière de droits de chasse, de piégeage et de pêche (paragraphe 275). Entre autres, la juge Burke a conclu que les droits des BRFN aux termes du traité no 8 dépendent de la santé des populations d’orignaux et d’autres animaux sauvages puisque les membres des BRFN doivent pouvoir chasser avec succès, sans avoir à s’éloigner de leur territoire ou à se rendre à l’extérieur de celui-ci pour trouver du gibier (paragraphe 437). Elle a également noté que le mode de vie des BRFN dépend de la stabilité relative de l’environnement et que si les forêts sont coupées ou si des habitats essentiels sont détruits, il ne suffit pas de trouver un autre endroit pour chasser (paragraphe 433).
Selon la juge Burke, pour déterminer s’il y a eu atteinte aux droits issus de traités, il faut établir s’il y a eu une atteinte importante ou significative de ces droits (paragraphe 529). On peut soutenir que cela modifie les lignes directrices de la Cour suprême du Canada dans les arrêts Sparrow et Mikisew selon lesquelles il y a atteinte lorsqu’il n’y a « aucun exercice significatif des droits », un critère qui, selon la juge Burke, compromettrait les termes du traité (paragraphe 514). Le critère de la juge Burke est beaucoup plus facile à établir que le critère antérieur défini dans les arrêts Sparrow et Mikisew, en particulier lorsque de nombreuses régions du Canada (et les communautés autochtones elles-mêmes) ont changé de manière importante au cours des 120 dernières années, notamment en raison de la croissance démographique, de la modernisation et des changements climatiques. Comme l’a reconnu la juge Burke, « compte tenu de l’augmentation des saisies et du développement, il devient de plus en plus difficile pour la Couronne de remplir sa promesse faite aux peuples autochtones de ne pas porter atteinte à leurs modes de vie » (paragraphe 520).
Il est important de noter que la Colombie-Britannique n’a pas invoqué la défense selon laquelle leurs actions préjudiciables étaient justifiées. La juge Burke a noté, dans une remarque incidente, que « même si la province avait invoqué cette justification, il lui aurait été difficile de justifier les atteintes aux droits issus de traités de Blueberry » (paragraphe 1855). Comme la défense n’a pas invoqué cette justification, il y a une lacune dans la loi relativement à ce qui pourrait justifier de telles actions préjudiciables dans les circonstances. Par exemple, la juge Burke a noté (également dans une remarque incidente) que, bien que les BRFN aient reçu 18 millions de dollars de la Colombie-Britannique dans le cadre d’ententes sur les avantages conclues de 2006 à 2013 (ce qui pourrait être considéré comme un accommodement pour les atteintes aux droits issus de traités), ces montants sont minimes par rapport aux revenus annuels que la Colombie-Britannique reçoit des redevances sur les ressources dans la région (paragraphe 1213). Bien que ce raisonnement ne suive aucun critère juridique reconnu, cet aspect de l’arrêt Yahey sera probablement utilisé pour contester les tentatives des gouvernements provinciaux ou fédéraux lors de futurs litiges visant à faire valoir que l’atteinte aux droits issus de traités a été justifiée par une compensation financière.
Répercussions sur le développement des infrastructures
De toute évidence, l’arrêt Yahey a des répercussions directes et sérieuses sur tous les futurs développements d’infrastructures sur le territoire traditionnel des BRFN. Les jugements déclaratoires no 3 et no 4 de la décision peuvent être interprétés comme accordant aux BRFN un droit de veto sur tout nouveau développement prévu sur l’ensemble de son vaste territoire, sans tenir compte des points de vue potentiellement conflictuels des autres groupes autochtones dont les territoires traditionnels revendiqués pourraient chevaucher le territoire traditionnel des BRFN. Il est également possible que d’autres Premières Nations signataires du traité no 8 du nord-est de la Colombie-Britannique s’appuient sur l’arrêt Yahey pour affirmer qu’elles ont droit au même traitement que celui accordé par la juge Burke aux BRFN. À moins que la Colombie-Britannique ne réussisse à interjeter appel de l’arrêt Yahey ou ne parvienne à un règlement avec les BRFN qui permettrait de poursuivre le développement, l’avenir de tout nouveau développement dans cette partie de la Colombie-Britannique (y compris, encore une fois, la plus grande partie de la zone gazière de Montney en Colombie-Britannique) pourrait nécessiter le consentement des BRFN, transférant ainsi le contrôle d’une partie importante des ressources de la Colombie-Britannique aux BRFN. Si la Colombie-Britannique ne souhaite pas interjeter appel de la décision Yahey, les cours d’appel n’auront pas l’occasion de se prononcer sur la décision rendue en première instance.
Les effets de l’arrêt Yahey ne se limiteront probablement pas au nord-est de la Colombie-Britannique. De nombreuses régions du Canada ont connu une croissance démographique importante et un développement des infrastructures ou des ressources depuis l’époque où des traités historiques ont été conclus avec les groupes autochtones. Nous nous attendons à ce que l’arrêt Yahey donne lieu à des recours similaires sur les effets cumulatifs partout au Canada, en particulier dans les Prairies et le Nord de l’Ontario, où des traités historiques numérotés sont similaires au traité no 8. De tels recours pourraient provoquer une plus grande incertitude à l’égard des processus d’approbation réglementaire du Canada et, en cas de succès, ils pourraient modifier de manière importante l’avenir du développement des ressources et des infrastructures au Canada.
La date limite pour que la Colombie-Britannique dépose un avis d’appel est le 29 juillet 2021. Osler continuera à surveiller les développements dans cette importante procédure, ainsi que leurs répercussions sur l’environnement réglementaire du Canada.
[1] Assemblée des Premières Nations de la Colombie-Britannique : https://www.bcafn.ca/first-nations-bc/northeast/blueberry-river-first-nations.