Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Toronto
Sociétaire, Propriété intellectuelle, Toronto
Dans la première ordonnance du genre au Canada, la Cour fédérale a émis une injonction enjoignant aux fournisseurs d’accès Internet (FAI) d’empêcher les utilisateurs d’accéder à certains sites Web exploités par des défendeurs anonymes présumés violer les droits d’auteur canadiens sur une vaste gamme d’œuvres audiovisuelles et de diffusion. Cette décision historique offre un nouveau recours aux titulaires de droits d’auteur et aux producteurs de médias pour empêcher l’accès à partir du Canada à du contenu contrefait sur Internet, et elle fournit un cadre permettant aux FAI de mettre en œuvre un tel recours tout en bénéficiant de garanties importantes. Bien que l’ordonnance de la Cour fédérale ait été façonnée par la preuve présentée par les parties, ses modalités sont susceptibles de créer un précédent pour un nombre croissant d’affaires semblables à l’avenir.
L’injonction a été rendue dans l’affaire Bell Média Inc. et al c. Untel 1 faisant affaire sous le nom de GoldTV.biz et al., 2019 CF 1432 (Bell Média), dans laquelle trois sociétés de médias canadiennes ont allégué qu’un certain nombre de défendeurs exploitaient des services non autorisés d’abonnement et de diffusion en continu qui permettaient aux utilisateurs d’accéder en ligne aux émissions télévisées, en violation de la Loi sur le droit d’auteur. Après de multiples tentatives infructueuses pour démasquer les exploitants de sites Web inconnus, les sociétés de médias ont déposé une requête en injonction interlocutoire contre un certain nombre de FAI tiers afin de les obliger à prendre des mesures pour restreindre, voire éliminer complètement, l’accès aux sites Web contrefaits. Un certain nombre de FAI tiers ne se sont pas opposés à l’ordonnance proposée après avoir négocié les modalités relatives au processus, aux coûts et à l’indemnisation. Toutefois, trois FAI se sont opposés à la motion. En particulier, Teksavvy Solutions Inc. s’est opposée à cette décision pour plusieurs motifs fondés sur des principes, notamment que la Cour fédérale n’avait pas compétence ou devrait s’abstenir de prononcer de telles injonctions de blocage. Distributel Communications Limited et Cogeco Connexion Inc. ne se sont pas opposées à la requête en soi, mais ont contesté la forme de l’ordonnance demandée, qu’elles jugeaient trop onéreuse et envahissante pour les activités des FAI à titre de tiers neutres.
Après une audience de deux jours en septembre 2019, la Cour fédérale a ordonné à toutes les parties de tenter d’aplanir leurs divergences quant à la forme d’une ordonnance éventuelle. Ces négociations n’ayant pas permis de régler tous les désaccords, la Cour fédérale a statué sur la requête en injonction interlocutoire.
La Cour fédérale a jugé qu’elle avait compétence pour prononcer l’injonction de blocage demandée et a rejeté l’argument de Teksavvy selon lequel la Cour devrait s’abstenir d’exercer cette compétence soit parce que la Loi sur le droit d’auteur est muette quant aux mesures de blocage, soit parce que l’affaire relève plus directement du mandat du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes.
La Cour fédérale a examiné les principes juridiques qui devraient guider son application du célèbre critère RJR-MacDonald dans les cas où une injonction visant à bloquer un site Web vise des FAI tiers innocents. Pour présenter leur cause, les demanderesses s’étaient fondées sur la jurisprudence du Royaume-Uni, en particulier sur la décision de la Cour d’appel anglaise dans l’affaire Cartier, confirmée par la Cour suprême du Royaume-Uni (Cartier International AG v. British Sky Broadcasting Ltd., [2016] EWCA Civ 658, et [2018] UKSC 28). La Cour canadienne a accepté les directives de la jurisprudence britannique en dépit des différences dans le droit des deux pays et le juge Gleeson a expressément tenu compte des facteurs de Cartier dans l’analyse du critère de la prépondérance des inconvénients de l’injonction.
Par conséquent, l’ordonnance de la Cour fédérale dans l’affaire Bell Média comprend les principales dispositions suivantes :
- Dans les 15 jours suivant le prononcé de l’ordonnance, les FAI sont tenus de bloquer ou de tenter de bloquer l’accès de leurs clients résidentiels aux sites Web indiqués dans une annexe de l’ordonnance.
- Les sociétés de médias demanderesses peuvent chercher à ajouter des domaines ou des adresses IP à l’annexe des sites Web – un tel processus comportera une supervision judiciaire et une possibilité pour les FAI de s’y opposer. Inversement, si les demanderesses se rendent compte qu’un domaine ou une adresse IP figurant dans l’annexe n’a plus pour seul ou principal objectif de permettre l’accès à un site Web ciblé, les demanderesses doivent retirer ce site de l’annexe.
- Les sociétés de médias demanderesses sont tenues d’indemniser les FAI pour (i) les coûts marginaux raisonnables en lien avec la mise en œuvre et la mise à jour du blocage des sites Web requis par l’ordonnance et (ii) les charges raisonnablement engagées, y compris les honoraires de défense, découlant d’une réclamation d’un tiers en raison de leur observation de l’ordonnance.
- Les FAI peuvent suspendre temporairement le blocage de sites Web aux termes de l’ordonnance lorsque cela est nécessaire pour éviter un surblocage ou pour aplanir des préoccupations d’ordre technique ou de sécurité.
- L’ordonnance prend fin deux ans après sa date d’émission.
Bell Média aligne le Canada sur d’autres territoires, notamment le Royaume-Uni et l’Australie, où les tribunaux ont rendu des ordonnances de blocage de sites Web liant les FAI. Les points importants tirés de cette décision historique sont les suivants :
- Bell Média fournit des éclaircissements sur la disponibilité des ordonnances de blocage de sites Web au Canada et sur le cadre juridique permettant de les analyser.
- Bien que l’ordonnance à l’égard de Bell Média ne soit qu’une injonction interlocutoire parmi d’autres, ses modalités sont susceptibles de créer un précédent pour un nombre croissant d’affaires semblables à l’avenir.
- L’ordonnance a été adaptée à la preuve présentée à la Cour fédérale, mais celle-ci aurait pu accepter des modalités différentes si elle avait reçu une preuve différente ou meilleure, par exemple en ce qui concerne les méthodes moins intrusives pour cibler les sites Web délinquants ou les autres moyens techniques.
- La Cour fédérale a modifié la forme de l’ordonnance négociée par les sociétés de médias avec la majorité des FAI tiers, surtout pour accroître la surveillance judiciaire du processus d’ajout de sites Web à la liste des sites bloqués, ce qui témoigne de l’appréciation de la Cour quant à la nature coûteuse et potentiellement considérable des ordonnances de blocage de sites Web.
- Bell Média a fait appel à des sites Web anonymes redistribuant des œuvres audiovisuelles et des émissions entières, le tout sans autorisation ou contenu créatif supplémentaire. Selon la preuve, Bell Média n’a pas soulevé de préoccupations importantes au sujet de l’atteinte à la liberté d’expression ou de la privation de l’accès des utilisateurs à du contenu licite. Les modalités de l’injonction, ou même l’issue de la requête, auraient pu être différentes dans de telles circonstances.
Bell Média trouvera un écho dans l’industrie canadienne des télécommunications dans les mois et les années à venir, et il est probable que des ordonnances de blocage de sites Web seront demandées et accordées de plus en plus fréquemment à l’avenir.
Osler a représenté l'un des tiers défendeurs dans cette affaire. Par souci de clarté, les opinions exprimées dans la présente mise à jour Osler reflètent le point de vue personnel des auteurs et non celui de l'un ou l'autre des clients d'Osler.