Auteurs(trice)
Sociétaire, Droit des sociétés, Montréal
Associé, Litiges, Montréal
Au Québec, l’obligation de bonne foi existe entre les parties aux négociations avant même la conclusion du contrat. Les parties qui sont à la table des négociations, ou qui ont déjà conclu une entente précontractuelle comme une lettre d’intention, une liste de modalités non contraignantes, une entente de principe ou un protocole d’entente, ont l’obligation de mener les négociations de bonne foi. Cette obligation impose des limites au droit d’une partie aux négociations d’y mettre fin de manière unilatérale.
Ce court article présente et décrit l’obligation de bonne foi dans la phase de négociation précontractuelle dans un premier temps, puis expose certaines limites au droit de mettre fin aux négociations. L’article décrit également certains facteurs à prendre en compte lors de l’évaluation des risques liés à la fin des négociations commerciales.
Obligation de bonne foi
L’obligation de bonne foi est l’un des concepts clés du droit privé dans la province de Québec et repose sur les trois articles suivants du Code civil du Québec :
6. Toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi.
7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.
1375. La bonne foi doit gouverner la conduite des parties, tant au moment de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution ou de son extinction.
Au Québec, l’obligation de bonne foi est implicite dans tout contrat et dans les relations hors contrat.
Au niveau précontractuel, la liberté de conclure un contrat ou non, y compris le droit corrélatif de mettre fin aux négociations, constitue la règle générale[1]. Comme dans d’autres territoires au Canada, le droit civil québécois reconnaît l’autonomie des volontés et la certitude commerciale comme des principes clés du droit des contrats. En soi, le refus de conclure un contrat n’est pas considéré comme blâmable et aucune responsabilité personnelle ne peut en découler, quelle qu’en soit la raison[2].
Toutefois, il existe certaines limites au droit de mettre fin aux négociations. Le droit de ne pas conclure un contrat et de mettre fin aux négociations ne peut être exercé de manière contraire à l’obligation de bonne foi, à savoir avec l’intention de nuire à autrui ou de manière excessive ou déraisonnable. Malgré les connotations associées au terme « bonne foi » et à son contraire « mauvaise foi », une violation peut se produire même en l’absence d’intention malveillante. En l’absence de preuve d’intention malveillante, les tribunaux cherchent à déterminer si le comportement de la partie qui met fin aux négociations était excessif ou déraisonnable dans la mesure où il s’écartait de manière significative des normes de conduite dans le contexte commercial[3].
Plus concrètement, l’obligation de mener des négociations de bonne foi donne lieu à des obligations de divulgation, de discrétion, de cohérence et de collaboration dans une certaine mesure[4]. L’obligation de divulgation exige qu’une partie à la négociation informe l’autre partie, au moment opportun, de tous les éléments importants qui peuvent influencer sa décision de conclure un contrat et détermine les conditions qu’elle est prête à accepter[5]. L’obligation de discrétion interdit à une partie d’entamer des négociations dans le but d’avoir accès à des renseignements qui, autrement, ne seraient pas accessibles sans le consentement de l’autre partie[6]. L’obligation de cohérence interdit à une partie de continuer à négocier à partir du moment où elle n’a plus l’intention de conclure le contrat envisagé[7]. L’obligation de collaboration interdit à une partie de mettre fin à des négociations sans justification lorsque cette partie a suscité la confiance et l’espoir chez l’autre partie que le contrat envisagé serait conclu[8].
Prouver la violation de l’obligation de bonne foi
Au Québec, la bonne foi se présume toujours, à moins que la loi n’exige qu’elle soit d’abord prouvée[9]. Par conséquent, il appartient à la victime présumée d’une rupture abusive de négociations de prouver que la rupture a constitué une violation de l’obligation de mener des négociations de bonne foi.
Le seuil pour démontrer une violation de la bonne foi est relativement élevé, et l’analyse est fondée sur les faits. Par exemple, des négociations sérieuses ou difficiles ne sont pas, en tant que telles, incompatibles avec l’obligation de mener des négociations de bonne foi. En outre, le désaccord et l’impossibilité de parvenir à une entente ne sont pas, en tant que tels, un signe de manque de collaboration, de mauvaise foi ou d’abus de la part de l’une ou l’autre des parties[10]. Les tribunaux ont besoin d’un élément supplémentaire pour conclure à une intention malveillante ou à un écart important par rapport aux normes de conduite dans le contexte commercial.
Facteurs à prendre en compte
Les tribunaux tiennent compte des facteurs suivants pour déterminer si une partie a manqué à son obligation de bonne foi lorsqu’elle a mis fin aux négociations de manière unilatérale :
- Durée, coût et effort – Au fur et à mesure que les négociations deviennent plus longues et plus coûteuses, une partie aux négociations a besoin d’une raison relativement plus claire et plus sérieuse pour mettre fin aux négociations[11]. Les parties aux négociations doivent également déployer davantage d’efforts pour conclure l’opération[12]. Selon les circonstances, l’obligation de mener des négociations de bonne foi peut exiger que la partie qui envisage de mettre fin aux négociations accorde à l’autre partie un délai supplémentaire raisonnable pour satisfaire à certaines conditions.
- Importance du contrat – La fin des négociations d’un contrat relativement plus important, comme un contrat d’achat à l’égard d’une opération de changement de contrôle ou une vente de la totalité ou de la quasi-totalité de l’entreprise, exige une raison relativement plus claire et plus sérieuse[13].
- Négociations véritables – L’obligation de mener des négociations de bonne foi ne s’applique pas lorsqu’il y a une simple manifestation d’intention de passer contrat ou lorsque les parties ne font que des demandes préliminaires de renseignements sommaires en vue de conclure éventuellement un contrat. L’obligation entre en jeu lorsque les négociations sont solidement engagées[14]. En d’autres termes, l’obligation de mener des négociations de bonne foi ne s’applique pas pendant la période où les parties vont simplement « à la pêche », c’est-à-dire lorsqu’elles cherchent à savoir s’il existe un fondement à d’éventuelles négociations[15].
- Niveau de progression – Au fur et à mesure que les négociations avancent et que des points sont réglés, une partie aux négociations a besoin d’une raison relativement plus claire et plus sérieuse pour mettre fin aux négociations[16].
- Résultat attendu – Mettre fin à des négociations dont l’échec est certain ne constitue pas une violation de l’obligation de mener des négociations de bonne foi. À titre d’exemple, une partie qui met fin aux négociations après avoir accepté plusieurs prolongations à la suite de manquements répétés de l’autre partie de respecter une modalité énoncée dans une liste de modalités non contraignantes, ne manque pas à son obligation de mener des négociations de bonne foi[17]. Par ailleurs, il va de soi qu’une partie ne doit pas poursuivre les négociations lorsqu’elle n’a plus l’intention de conclure le contrat envisagé[18].
- Création d’attentes et confiance raisonnable – Les tribunaux évaluent (i) si la partie qui met fin aux négociations a leurré l’autre partie et a suscité des attentes élevées ou une confiance de la part de celle-ci et (ii) si cette confiance de l’autre partie était raisonnable. Pour faire cette évaluation, les tribunaux prennent en compte les documents préparés au cours des négociations[19], les communications entre les parties, la qualité et le niveau de sophistication des parties et l’existence ou l’absence de relations commerciales antérieures entre les parties aux négociations[20]. En d’autres termes, le fait qu’une partie aux négociations ait pu avoir des attentes élevées quant à l’issue des négociations ne constitue pas une preuve de violation en soi. Ces attentes doivent avoir été suscitées par la partie qui met fin aux négociations et elles doivent avoir été raisonnables eu égard aux circonstances.
- Manque d’honnêteté et de transparence – Une partie qui met fin à des négociations est susceptible de manquer à son obligation de mener des négociations de bonne foi lorsqu’il s’avère que cette partie a été malhonnête, qu’elle n’a pas été transparente ou qu’elle a utilisé des subterfuges et des excuses répétitifs pendant les négociations[21].
- Conduite de l’autre partie – Une partie mettant fin à des négociations ne viole probablement pas son obligation de mener des négociations de bonne foi lorsqu’il s’avère que l’autre partie a été malhonnête, n’a pas été transparente ou a utilisé des subterfuges et des excuses répétitives au cours des négociations[22].
Dommages
Après avoir démontré qu’une partie a manqué à son obligation de mener des négociations de bonne foi, la partie prétendument « victime » doit prouver les dommages et un lien de causalité entre cette violation et les dommages.
Il est difficile de prouver l’existence d’un préjudice ou d’une perte résultant d’une telle violation. Après tout, les tribunaux reconnaissent que les changements inattendus et inexplicables dans les négociations commerciales constituent un risque commercial normal[23]. La Cour d’appel du Québec a confirmé que, selon les circonstances, les types de dommages suivants pourraient être indemnisés , tout dépendant des circonstances, dans les situations où il est mis fin aux négociations d’une manière qui viole l’obligation de mener des négociations de bonne foi :
- la perte de temps;
- les dépenses engagées dans le cadre des négociations;
- la perte d’occasions;
- l’impossibilité de conclure un contrat avec un tiers;
- l’atteinte à la réputation et au crédit[24].
Le seuil pour ces types de dommages est relativement élevé; les dommages doivent sortir du cadre des risques habituellement associés au type de négociations. À titre d’exemple, la perte de temps sera indemnisée dans les circonstances les plus exceptionnelles[25], car les tribunaux reconnaissent que le fait de consacrer du temps aux négociations constitue un risque normal. Pour les dépenses engagées lors des négociations, la victime présumée doit prouver qu’elle a été incitée à faire des dépenses en vue de la mise en œuvre éventuelle du contrat attendu[26], car les tribunaux reconnaissent que le fait d’engager certaines dépenses constitue un risque normal dans le cadre de négociations.
Outre les cinq types de dommages et intérêts énumérés ci-dessus, les « victimes » de négociations rompues ont tenté de réclamer des dommages-intérêts pour la perte des bénéfices qui étaient attendus du contrat envisagé et qui n’a finalement pas été conclu. La Cour d’appel du Québec a toutefois déclaré que des dommages-intérêts à l’égard des profits attendus du contrat perdu ne peuvent être accordés dans le contexte de négociations rompues où il n’existe aucune obligation de conclure un contrat[27]. En droit civil québécois, les dommages-intérêts accordés en matière de rupture abusive des négociations à l’étape précontractuelle ne sont pas les mêmes que les dommages-intérêts accordés en matière de violation d’une obligation contractuelle de ne pas procéder à une opération.
Points à retenir
Les parties qui envisagent d’entamer ou de mettre fin à des négociations commerciales au Québec devraient soigneusement peser les implications de l’obligation de mener des négociations de bonne foi et les limites que cette obligation impose à leur capacité de mettre fin aux négociations.
Pour toute question concernant les risques liés à la conclusion de négociations commerciales dans la province de Québec, veuillez communiquer avec les membres des équipes de litige et de droit des sociétés de notre bureau de Montréal.
[1] Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, Les obligations, 7e éd., par Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, par. 136 (Jobin et Vézina); voir également Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations, 2e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2018, par. 249 et 255 (Lluelles et Moore).
[2] Singh c Kohli, 2015 QCCA 1135, par. 66 (Singh).
[3] Matte c Charron, 2010 QCCA 1496, par. 75.
[4] Lluelles et Moore, par. 249.3.
[5] Wykanta Canada Limited c Lafrance, 2020 QCCS 1003, paragraphes 277 à 283 (Wykanta).
[6] Ibid; voir également Jobin et Vézina, par. 137.
[7] Lluelles et Moore, par. 249.3.
[8] Ibid.
[9] Art 2805 CCQ.
[10] Singh, par. 74.
[11] Jobin et Vézina, par. 137; voir également Singh, par. 78.
[12] Wykanta, par. 350 et 351.
[13] Lluelles et Moore, par. 249.3.
[14] Jobin et Vézina, supra, note 1, par. 136.
[15] Singh, par. 76.
[16] Singh, par. 76; Wykanta, par. 354 et 355.
[17] Beauregard c Boulanger, 2020 QCCS 2090 (Beauregard).
[18] Jobin et Vézina, par. 137.
[19] Wykanta, par. 273 à 275. L’échange de documents préparés par des prestataires de services professionnels réputés rend plus probable la conclusion selon laquelle une confiance raisonnable a été suscitée.
[20] Singh, par. 75, 76 et 84 à 88. Dans le cadre de négociations préliminaires d’une convention d’achat, un fondateur et actionnaire important a soudainement et sans préavis mis fin aux négociations avec les acheteurs après s’être porté garant de l’acceptation de l’opération par les autres actionnaires de la société cible alors qu’il devait savoir que leur approbation n’était qu’incertaine, voire improbable. Toutefois, la Cour d’appel du Québec a conclu que les acheteurs ne pouvaient pas raisonnablement croire que l’opération était certaine parce que les acheteurs étaient des [traduction] « hommes d’affaires chevronnés » qui avaient une copie de la convention d’actionnaires qui exigeait l’approbation de 66 % des actionnaires dans le cadre de l’opération et [traduction] « avaient toutes les raisons de se méfier du changement d’avis soudain et inattendu de leur vis-à-vis […] et de douter de ses affirmations renouvelées (ses fanfaronnades seraient un terme plus adéquat) au sujet de ses coactionnaires ».
[21] Wykanta, par. 238 et 298 à 301.
[22] Beauregard.
[23] Singh, par. 90.
[24] Ibid.
[25] Singh, par. 92.
[26] Singh, par. 93.
[27] Singh, par. 95 et 107. La Cour d’appel du Québec précise dans ces paragraphes que la perte des profits attendus d’un contrat non signé peut, dans certaines circonstances, mener à une condamnation à des dommages-intérêts; à titre d’exemple, de tels dommages-intérêts peuvent être accordés (i) si un organisme public, contrairement aux termes d’un appel d’offres public ou de la loi, n’attribue pas le contrat au plus bas soumissionnaire conforme ou tente de contourner complètement le processus d’appel d’offres ou (ii) s’il existe un contrat exécutoire réel que l’une des parties refuse de formaliser.