Actifs numériques et chaînes de blocs : l’année du plein développement

11 Déc 2023 13 MIN DE LECTURE

Ces dernières années, une série de faillites au sein du secteur des actifs numériques et le manque de certitude quant à sa réglementation ont menacé de refroidir ses ardeurs. En 2023, le cours des choses a changé. Le marché des actifs numériques s’est stabilisé, alors que les développeurs continuaient de mettre au point de nouveaux produits et de peaufiner les anciens. Parallèlement, les organismes de réglementation canadiens se sont affairés à publier leurs points de vue sur les règlements existants et leur applicabilité aux actifs numériques. Les niveaux d’activité constatés en 2023 témoignent du niveau de développement du secteur et du cadre réglementaire.

Cependant, malgré la publication d’une pléthore d’indications et d’avis du personnel en 2023, le secteur est encore dans une situation où plusieurs questions demeurent en suspens. Il est à espérer que d’autres précisions seront fournies en 2024 sur un certain nombre de sujets, notamment les conséquences des conditions provisoires proposées aux émetteurs de cryptomonnaies stables, les exigences d’inscription et autres exigences réglementaires applicables aux dépositaires d’actifs numériques et la réglementation de la finance décentralisée. Les participants au marché doivent s’attendre à ce que d’autres améliorations soient apportées au cadre d’inscription des plateformes de négociation de cryptoactifs (PNC). Nous nous attendons également à ce que les organismes de réglementation fédéraux publient à l’intention des institutions financières fédérales de nouvelles directives en ce qui concerne les expositions sur cryptoactifs. Par ailleurs, les entreprises d’actifs numériques qui exercent des activités de paiement voudront surveiller attentivement les incidences que la mise en œuvre de la Loi sur les activités associées aux paiements de détail pourrait avoir sur leurs activités.

Mises en garde aux plateformes de négociation de cryptoactifs et aux émetteurs de cryptomonnaies stables

Le 22 février 2023, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont publié l’avis 21-332 du personnel, Plateformes de négociation de cryptoactifs : engagements préalables à l’inscription – Changements visant à rehausser la protection des investisseurs canadiens (l’avis 21-332). Les ACVM ont indiqué que ce qui les avait incitées à publier l’avis 21-332 était la situation catastrophique sévissant sur le marché des cryptoactifs à la suite de l’effondrement de Terra Luna et de FTX et de la contagion endémique qui s’en suivit. Dans la foulée, des fonds de couverture comme Three Arrows Capital et des sociétés de prêt de cryptomonnaies (yield protocols) telles que Celsius ont été emportés dans la débâcle. Le personnel a averti les PNC – celles qui ont la garde de cryptoactifs (contrats sur cryptoactifs) – qu’elles devaient commencer le processus d’inscription et souscrire entre-temps un engagement préalable à l’inscription (EPI), à défaut de quoi elles s’exposeraient à des mesures d’application de la loi. En 2023, 11 PNC ont souscrit des EPI.

Nous nous attendons à ce que les ACVM et l’Organisme canadien de réglementation des investissements (OCRI) continuent de peaufiner leur cadre et à ce que d’autres PNC s’inscrivent auprès des ACVM ou obtiennent leur inscription de l’OCRI.

À la suite de la publication de l’avis 21-332, les commissions des valeurs mobilières ont pris des mesures d’application de la loi à l’encontre des PNC non inscrites, dont certaines n’étaient plus en activité au Canada au moment de ces mesures, y compris, plus récemment, Phemex Ltd. et Phemex Technology. Les commissions des valeurs mobilières du Canada ont indiqué avoir reçu à cette fin le concours d’organismes de réglementation étrangers, notamment la Financial Services Commission des îles Vierges britanniques, territoire très prisé par les exploitants de cryptoactifs. Non seulement les commissions des valeurs mobilières du Canada tiennent leur promesse en matière d’application de la loi, mais elles ne renoncent pas non plus à leur emprise sur les PNC à l’étranger, même celles qui exercent temporairement des activités au Canada.

Par ailleurs, dans l’avis 21-332, les ACVM ont fourni des indications supplémentaires sur le traitement réglementaire de ce qu’elles appellent les « cryptoactifs arrimés à une valeur ». Ces cryptoactifs sont communément appelés « cryptomonnaies stables » dans le secteur et il existe plusieurs versions des accords les concernant sur le marché. Les ACVM considèrent que le terme « cryptomonnaie stable » peut être trompeur du fait que les cours de ces types d’actifs peuvent être volatils. Dans l’avis 21-332, les ACVM soulignent que certaines cryptomonnaies stables n’ont pas maintenu leur parité (peg) avec leurs monnaies respectives, ce qui a entraîné des pertes pour les acheteurs. Cependant, ces cryptomonnaies ne sont pas toutes intrinsèquement instables. Par exemple, les cryptomonnaies stables adossées à une monnaie fiduciaire comme le US Coin (USDC), le Gemini Dollar (GUSD) et le Pax Dollar (PAXD) ont toujours affiché des prix très proches de leurs valeurs de référence sur les marchés secondaires.

Les conditions énoncées dans l’avis 21-332 qui s’appliqueraient aux PNC qui souhaitent négocier des cryptomonnaies stables partent de l’hypothèse que les membres des ACVM ont compétence sur toutes les cryptomonnaies stables adossées à une monnaie fiduciaire. Le personnel des ACVM est d’avis que la plupart des cryptomonnaies stables constituent des valeurs mobilières ou des dérivés, mais n’expose pas les motifs juridiques qui sous-tendent son opinion. Les ACVM s’attendent à ce que les PNC dressent uniquement la liste des cryptomonnaies stables qui sont entièrement adossées à de la trésorerie fiduciaire ou à des équivalents de trésorerie fiduciaire suivant un ratio de un pour un. Elles considèrent que les cryptomonnaies stables algorithmiques présentent un risque élevé et les ont interdites pour les PNC.

Les ACVM publient d’autres indications provisoires sur les cryptomonnaies stables

Le très attendu avis 21-333 du personnel, Plateformes de négociation de cryptoactifs : conditions applicables à la négociation de cryptoactifs arrimés à une valeur avec des clients (l’avis 21-333) a finalement été publié le 5 octobre 2023. Cet avis du personnel donne d’autres indications provisoires. Comme dans le cas de l’avis 21-332, le personnel des ACVM n’expose pas le fondement sur lequel il s’appuie pour conclure que les cryptomonnaies stables peuvent constituer des valeurs mobilières ou des dérivés et que, en conséquence, elles relèvent de sa compétence réglementaire.

Dans l’avis 21-333, les ACVM énoncent de nouvelles attentes à l’égard des émetteurs de cryptomonnaies stables et des PNC qui souhaitent négocier des cryptomonnaies stables. Elles s’attendent à ce que les émetteurs de cryptomonnaies stables qui ont commencé à recourir aux PNC le 22 février 2023 ou avant souscrivent un engagement auprès d’elles au plus tard le 1er décembre 2023, et que ceux qui souhaitent négocier leurs cryptomonnaies stables sur des PNC canadiennes après le 30 avril 2024 le fassent à une date ultérieure qui précède le moment où elles seront en mesure de placer leurs cryptomonnaies stables. L’engagement comprend notamment l’obligation de publier des états financiers annuels audités, ainsi que celle de déposer des rapports d’assurance mensuels sur la réserve d’actifs. Sans surprise, les ACVM interdisent le placement de cryptomonnaies stables arrimées à quoi que ce soit d’autre que de la trésorerie ou des équivalents de trésorerie libellés en dollars canadiens ou américains, selon un ratio de un pour un.

Les PNC qui négocient des cryptomonnaies stables attendent de voir si les principaux émetteurs de cryptomonnaies stables souscriront un engagement en réponse à l’avis 21-333. Étant donné la fluidité de la situation, il est possible que certains émetteurs de cryptomonnaies stables aient souscrit des engagements au moment de la publication du présent article.

Les ACVM indiquent qu’elles sont ouvertes à recevoir des commentaires sur l’avis 21-333. Compte tenu du fait que certaines exigences imposées aux émetteurs de cryptomonnaies stables sont onéreuses, voire inacceptables, comme l’obligation de publier des états financiers annuels audités, nous nous attendons à ce que de nombreux acteurs du secteur expriment leurs préoccupations au sujet de l’approche provisoire adoptée par le personnel des ACVM en matière de réglementation des cryptomonnaies stables. Les ACVM n’indiquent pas à quel moment elles ont l’intention de publier un cadre définitif. En revanche, d’autres pays et territoires, comme l’Union européenne et Singapour, ont établi une procédure claire à l’égard des cryptomonnaies stables ou un échéancier clair en vue d’élaborer une telle procédure.

Faits nouveaux importants dans l’affaire Ripple Labs

Le tribunal de district des États-Unis a statué en juillet 2023 (en anglais) que le jeton XRP de Ripple Labs, Inc. (Ripple) n’était pas une valeur mobilière lorsqu’il était vendu au grand public sur une bourse numérique ou au moyen d’un algorithme de négociation (la décision sur le jeton XRP). Bien que le Tribunal des marchés financiers de l’Ontario ait rendu des décisions dans les affaires Polo Digital Assets (en anglais) et Mek Global (en anglais) en 2022 et que le Tribunal administratif des marchés financiers du Québec ait rendu son jugement dans l’affaire XT.Com Exchange en septembre 2023, dans lequel il conclut que certains cryptoactifs sont des contrats sur cryptomonnaies, les tribunaux canadiens ne se sont pas encore prononcés sur le moment exact où un actif numérique devient une valeur mobilière ou un dérivé et dans quelles circonstances. Il ne fait aucun doute que de nombreuses personnes au Canada espéraient que le raisonnement qui sous-tend la décision sur le jeton XRP s’applique au Canada.

Toutefois, la décision sur le jeton XRP n’a qu’une valeur persuasive au Canada, si tant est qu’elle en ait une, et sera vraisemblablement portée en appel par la Securities and Exchange Commission (SEC) des États-Unis. En outre, moins d’un mois après la publication de cette décision, un autre juge du tribunal de district a refusé d’entériner celle-ci lorsqu’il s’est penché sur une requête demandant le rejet de la mesure d’application de la loi prise par la SEC contre Terraform Labs et son fondateur, Do Kwon. En octobre 2023, la SEC a toutefois abandonné sa poursuite contre les dirigeants de Ripple au sujet des ventes au détail du jeton XRP, levant ainsi la menace importante qui pesait sur les défendeurs. Cette victoire contre la SEC, qui tentait de caractériser les cryptomonnaies comme des valeurs mobilières, est importante pour Ripple et l’ensemble du secteur des cryptomonnaies.

Une fois la poussière retombée, les États-Unis auront peut-être une idée plus précise, judiciairement parlant, du moment où un actif numérique devient une valeur mobilière, ce qui définira la portée de la compétence des organismes de réglementation des valeurs mobilières. À la lumière des parallèles qui existent entre le cadre de réglementation des valeurs mobilières du Canada et celui des États-Unis, on s’attend à ce que des décisions judiciaires favorables aux États-Unis mènent à des résultats semblables dans les litiges au Canada.

Les organisations internationales se prononcent

L’Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV) a publié deux rapports dans le cadre du débat sur la réglementation mondiale des cryptomonnaies. Le premier, qui date de mai 2023, est un rapport de consultation (en anglais) dans lequel elle formule plusieurs recommandations au sujet des conflits d’intérêts, de la manipulation des cours, de la coopération en matière de réglementation transfrontalière, de la garde de cryptoactifs, des risques opérationnels et du traitement des clients de détail. Dans le second rapport, daté de septembre 2023, l’OICV a publié (en anglais) [PDF] sa feuille de route sur les cryptoactifs et ses recommandations sur la finance décentralisée (Crypto-Asset Roadmap, Policy Recommendations for Decentralized Finance (DeFi)). L’OICV a fait des recommandations aux organismes canadiens de réglementation des valeurs mobilières quant à la façon d’élaborer leurs cadres de réglementation et de les appliquer à la finance décentralisée et au groupe diversifié de participants au marché.

La Commission des valeurs mobilières de l’Ontario et l’Autorité des marchés financiers siègent toutes deux au sein du groupe de travail de l’OICV responsable du rapport sur la finance décentralisée. L’approche axée sur [traduction libre] « la même activité, le même risque et le même résultat réglementaire » que l’OICV a adoptée à l’égard de la finance décentralisée et qui favorise l’uniformité de la réglementation des valeurs mobilières au sein des pays et territoires nous donne peut-être une idée de la façon dont les organismes canadiens de réglementation des valeurs mobilières pourraient encadrer le marché de la finance décentralisée à partir de l’année prochaine. La réglementation de la finance décentralisée est un sujet sur lequel les ACVM n’ont pas encore formulé de commentaires.

L’International Swaps and Derivatives Association, Inc. (ISDA) a également contribué au débat avec sa publication datée de février 2023, dans laquelle elle propose une approche pour définir les dérivés basés sur des actifs numériques.

Les organismes de réglementation provinciaux prennent des mesures pour encadrer les dépositaires de cryptoactifs

Le 10 août 2023, l’Autorité ontarienne de réglementation des services financiers (ARSF) a lancé une consultation sur un projet de ligne directrice concernant « les responsabilités réglementaires des sociétés de fiducie, y compris les dépositaires de cryptoactifs, exerçant des activités en Ontario ». La ligne directrice informe les consommateurs ontariens que les dépositaires de cryptoactifs font l’objet d’une surveillance réglementaire par l’ARSF et propose un cadre de conformité.

L’ARSF est d’avis qu’un dépositaire de cryptoactifs qui offre des services de fiduciaire d’actifs numériques ou qui garde des clés privées en vertu d’un contrat est un fiduciaire ou un baillaire en vertu de la loi ontarienne et doit s’inscrire auprès de l’ARSF en tant que société de fiducie conformément à la Loi sur les sociétés de prêt et de fiducie (Ontario), à condition que ces services soient offerts au public en Ontario. Du fait que les dépositaires de cryptoactifs sont considérés comme des fiduciaires ou des baillaires, ils sont assujettis au cadre réglementaire de l’Ontario qui s’applique aux sociétés de fiducie.

Les dépositaires de cryptoactifs surveillent de près la consultation menée par l’ARSF et les initiatives entreprises par d’autres organismes de réglementation provinciaux afin d’être au fait de l’évolution de l’approche réglementaire à l’égard de la garde des actifs numériques.

Des initiatives réglementaires fédérales se profilent également à l’horizon

Nous avons hâte de voir comment les nouvelles indications fédérales façonneront le secteur. Selon nous, la ligne directrice du Bureau du surintendant des institutions financières sur le régime au regard des normes de fonds propres et de liquidité visant les expositions sur cryptoactifs devrait influer sur la décision des institutions financières réglementées d’exercer ou non des activités liées aux actifs numériques.

De même, nous attendons de voir comment les organismes de réglementation interpréteront la future Loi sur les activités associées aux paiements de détail dans la mesure où elle s’applique aux activités liées aux actifs numériques, en particulier celles liées aux paiements. Pour en savoir plus sur ces sujets, lisez notre article « Gérer les risques et préparer l’avenir : tendances dans la réglementation des services financiers ».