Auteurs(trice)
Associé, Affaires réglementaires, Autochtones et environnement, Toronto
Associé, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Stagiaire en droit, Toronto
Dans l’affaire Québec (Procureur général) c. Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, 2024 CSC 39, la Cour suprême du Canada déclare pour la première fois que l’honneur de la Couronne peut être mis en jeu lorsque les gouvernements concluent des contrats avec des peuples autochtones et établit un nouveau processus de « réconciliation » pour l’octroi de dommages-intérêts pour manquement au principe d’honneur de la Couronne.
Faits
La Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, située au lac Saint-Jean, est régie par le conseil de bande autochtone Pekuakamiulnuatsh Takuhikan (Takuhikan).
En 1996, Takuhikan et les gouvernements du Canada et du Québec concluent une entente tripartite visant l’établissement d’un corps de police indépendant, la Sécurité publique de Mashteuiatsh (SPM), pour remplacer la Sûreté du Québec et fournir des services de police locaux dans la communauté. En vertu de l’entente tripartite, Ottawa s’engage à financer 52 % du budget de la SPM et Québec, 48 %, jusqu’à concurrence d’un montant maximal prescrit. La Première Nation Takuhikan accepte de payer les coûts excédentaires. L’entente tripartite prévoit également le renouvellement périodique du cadre de financement. Des renouvellements successifs de l’entente sont conclus entre 1996 et 2018.
Toutefois, le montant maximal prescrit par l’entente tripartite et les renouvellements se révèlent insuffisants pour assurer le maintien de la SPM. Entre 2013 et 2017, la Première Nation de Pekuakamiulnuatsh accuse un déficit de 1 599 469,95 $ pour couvrir le budget de la SPM.
En 2017, Takuhikan intente une action en Cour supérieure du Québec. Elle soutient que le Canada et le Québec ont enfreint les ententes tripartites entre 2013 et 2017 et ont manqué à l’honneur de la Couronne et contrevenu aux exigences de la bonne foi en vertu du droit civil.
Le juge de première instance statue que l’honneur de la Couronne ne s’applique pas à ces contrats et qu’il n’y a pas manquement à l’obligation de bonne foi. La Cour d’appel du Québec infirme la décision du juge de première instance. Elle conclut que le Canada et le Québec ont violé le principe de la bonne foi et n’ont pas respecté l’honneur de la Couronne, et elle condamne chacune des parties à payer leur part respective du montant total des déficits accumulés, soit 832 724,37 $ pour le Canada et 767 745,58 $ pour le Québec.
Le Québec se pourvoit contre l’arrêt en Cour suprême du Canada. Le Canada n’interjette pas appel.
Opinion majoritaire
Dans une décision rendue à 8 voix contre une, la Cour suprême a confirmé la décision de la Cour d’appel. Écrivant pour la majorité, le juge Kasirer a conclu que le Québec était assujetti à l’honneur de la Couronne et qu’il a manqué à l’obligation d’agir conformément à l’honneur de la Couronne et au principe de la bonne foi. La Cour confirme également la réparation accordée par la Cour d’appel.
Obligations en droit privé : l’obligation de bonne foi
Premièrement, le juge Kasirer considère l’obligation de bonne foi contenue dans le Code civil du Québec[1]. Il conclut que, comme toutes les parties à un contrat, l’obligation de bonne foi s’appliquait au Québec lorsqu’il a négocié les ententes tripartites avec Takuhikan. Après avoir examiné la séquence des ententes tripartites remontant aux années 1990, il conclut que « les termes des ententes révèlent que cet engagement envisage une relation à long terme, durant laquelle le financement du corps de police sera réévalué et renégocié avant la conclusion de chaque nouvelle entente. ». Par conséquent, en refusant d’envisager ou de négocier des augmentations des montants maximaux en vertu des termes des ententes tripartites pour couvrir les graves déficits budgétaires de la SPM, le juge Kasirer conclut que le Québec a agi de mauvaise foi.
Obligations en droit public : l’honneur de la Couronne
Le juge Kasirer examine ensuite si le Québec est lié par l’honneur de la Couronne et, le cas échéant, s’il a manqué à ses obligations en vertu de celui-ci.
Le juge Kasirer conclut que l’honneur de la Couronne ne s’applique pas à l’exécution de tout contrat ni à tout engagement contractuel souscrit par la Couronne envers une entité autochtone. Toutefois, l’honneur de la Couronne s’applique à l’occasion de l’exécution des contrats entre l’État et un groupe autochtone
- en tenant compte des philosophies, des traditions et des pratiques culturelles qui lui sont propres
- lorsque les contrats portent sur un droit autochtone, établi ou faisant l’objet d’une revendication crédible, à l’autonomie gouvernementale
Le juge Kasirer conclut que les ententes tripartites satisfont à ce critère qui régit l’application du principe de l’honneur de la Couronne. Premièrement, les ententes ont été conclues en raison de la spécificité autochtone de la Première Nation, afin d’établir un corps de police autochtone et de « redresser le préjudice historique découlant de l’imposition de la police nationale aux peuples autochtones et des difficultés de régie des communautés autochtones quant à leur sécurité interne. » Deuxièmement, les ententes portaient sur le droit à l’autonomie gouvernementale revendiqué par la Première Nation en matière de sécurité interne.
Le juge Kasirer conclut ensuite que le Québec n’a pas respecté son obligation d’agir avec honneur. Dans les cas où l’honneur de la Couronne s’applique à un contrat, la Couronne doit répondre à une norme de conduite plus élevée que dans le contexte d’une relation contractuelle ordinaire et elle doit agir d’une manière qui favorise la réconciliation. À ce titre, lorsque la Couronne décide de conclure une relation contractuelle qui met en jeu son honneur, elle doit négocier, interpréter et appliquer les contrats avec honneur et intégrité en évitant la moindre apparence de « manœuvres malhonnêtes ». Une fois l’entente conclue, la Couronne doit exécuter ses obligations avec honneur et intégrité. Le Québec ne s’est pas conformé à son obligation d’agir conformément à l’honneur de la Couronne parce qu’il a refusé d’examiner les demandes de renégociation du montant maximal du financement, profitant du fait que Takuhikan accepterait un niveau de financement insuffisant pour éviter d’avoir recours aux services inadaptés de la Sûreté du Québec.
Réparations
Étant donné que la majorité a conclu que la conduite du Québec pouvait être qualifiée à la fois de faute civile et de violation d’une obligation de droit public, cette disposition invoque deux régimes juridiques distincts ayant leurs propres principes de réparation, soit la justice corrective en droit civil et la justice réconciliatrice en droit public.
En droit privé, les dommages-intérêts visent généralement à rétablir la situation financière de la partie lésée, selon ce qui existait avant que le préjudice n’ait été subi. Toutefois, le juge Kasirer a conclu que la Cour n’avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour déterminer ce que les obligations contractuelles du Québec comporteraient s’il avait agi de bonne foi. Par conséquent, le juge Kasirer est d’avis que, pour la réparation de droit privé seule, un nouveau procès serait nécessaire pour établir les dommages-intérêts appropriés.
Toutefois, étant donné que le Québec a également enfreint l’obligation d’agir conformément à l’honneur de la Couronne, qui relève du droit public, le juge Kasirer conclut que les dommages-intérêts doivent être évalués conformément aux principes de la justice réconciliatrice plutôt que corrective, une « approche spéciale qui fait en sorte que la réconciliation entre la société autochtone et la société canadienne majoritaire puisse être réalisée dans un contexte d’équité et de justice pour les deux sociétés ». Appliquant cette approche de justice axée sur la réconciliation, le juge Kasirer est d’avis que le fait de confirmer les dommages-intérêts ordonnés par la Cour d’appel et d’éviter un autre litige interminable est la meilleure façon de rétablir l’honneur de la Couronne et de servir les « fins de la justice ».
Opinion dissidente
La juge Côté exprime sa dissidence et aurait rejeté les allégations de Takuhikan, concluant que le Québec n’a pas manqué à ses obligations en vertu du droit privé ou public. Bien que la juge Côté convienne avec la majorité que l’obligation de bonne foi et l’honneur de la Couronne liaient le Québec, elle n’est pas d’accord avec l’interprétation des faits par la majorité et soutient que le Québec n’a pas agi de manière déshonorable ni de mauvaise foi lorsqu’il a négocié avec Takuhikan. La juge Côté souligne que le Québec n’avait aucune obligation contractuelle de financer entièrement la SPM et que ni l’obligation de bonne foi ni l’honneur de la Couronne n’exigent que le Québec accepte de financer entièrement la SPM lors des négociations de renouvellement. Aux yeux de la juge Côté, ordonner au Québec de payer la totalité des coûts de fonctionnement du service de police, « équivaut à réécrire les termes de l’entente convenue entre les parties » et engagerait les tribunaux dans « une décision discrétionnaire de politique générale concernant l’allocation des ressources budgétaires de l’État », une mission qui revenait à juste titre au pouvoir exécutif et au législateur.
Points à retenir
La CSC est parvenue à plusieurs conclusions importantes dans l’affaire Takuhikan.
Premièrement, la Cour a conclu que l’honneur de la Couronne est en jeu lorsque le gouvernement conclut des contrats avec des groupes des Premières Nations sur la base de leur spécificité autochtone, cette spécificité tenant compte des philosophies, des traditions et des pratiques culturelles qui leur sont propres, et le droit autochtone à l’autonomie gouvernementale. L’honneur de la Couronne oblige le gouvernement à s’engager de manière significative dans des négociations et à agir avec honneur et intégrité, obligations qui vont au-delà des obligations générales de bonne foi en droit civil ou en common law.
Deuxièmement, les juges majoritaires reformulent l’analyse des dommages-intérêts résultant de manquements à l’obligation d’agir conformément à l’honneur de la Couronne. Plutôt que d’adopter une approche « corrective » traditionnelle, la majorité adopte un concept plus large de « justice réconciliatrice » qui donne aux tribunaux plus de souplesse pour établir une juste réparation. Cette approche de droit public porte une attention particulière à la proportionnalité, Il reste à voir de quelle façon le concept de justice réconciliatrice sera appliqué à d’autres situations ou à d’autres affaires comportant d’autres obligations découlant de l’honneur de la Couronne, comme l’obligation de consulter.
[1] Au Québec, le droit des obligations contractuelles est prévu par le Code civil. La bonne foi doit gouverner la conduite des parties, tant au moment de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution ou de son extinction. En dehors du Québec, le droit des obligations contractuelles n’est pas codifié et est principalement composé d’avis judiciaires visant l’application de la common law.