Auteurs(trice)
Associé, Droit commercial, Toronto
Associé, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a récemment rendu une décision très attendue dans l’affaire Koch Industries, Inc. et Koch Supply & Trading, LP c. Canada, CIRDI no de dossier ARB/20/52 [PDF], dans laquelle il conclut que le demandeur, Koch, n’a pas droit à des dommages-intérêts du Canada à la suite de l’annulation en 2018 du programme de plafonnement des émissions de gaz à effet de serre et d’échange des droits d’émission de l’Ontario.
La principale question soumise au tribunal était celle-ci : les quotas d’émission dans le cadre du programme de plafonnement et d’échange de l’Ontario constituent-ils des biens en vertu du paragraphe 1139(g) de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)?
Le tribunal a examiné si les investissements sur le marché du carbone comme les quotas d’émission constituent des biens incorporels — une question qui n’avait pas encore été soumise aux tribunaux ontariens. Le Canada, l’intimé, a obtenu gain de cause en faisant valoir qu’étant donné que les quotas d’émission ne constituent pas des biens (entre autres motifs), le tribunal n’avait pas compétence pour instruire la réclamation.
Contexte
Le 1er janvier 2017, le programme de plafonnement et d’échange de l’Ontario est entré en vigueur en vertu de la Loi sur l’atténuation du changement climatique et une économie sobre en carbone et du Règlement sur le plafonnement et l’échange. Dans le cadre de ce programme, les « participants au marché » étaient autorisés à acheter et à vendre des quotas d’émission à condition de ne pas être eux-mêmes des émetteurs[i].
Koch Industries a inscrit une société affiliée en tant que « participant au marché » dans le cadre du programme de plafonnement et d’échange de l’Ontario et commencé à acheter et à échanger des quotas d’émission.
Le 1er janvier 2018, l’Ontario a lié son programme de plafonnement et d’échange à celui de la Californie et du Québec. Cette intégration transfrontalière (appelée Western Climate Initiative) a permis d’effectuer des ventes aux enchères conjointes de quotas d’émission, le transfert de quotas d’émission entre les territoires et l’échange de quotas entre les trois territoires.
Lorsque Doug Ford a été élu premier ministre de l’Ontario en juin 2018, il a annoncé son intention d’annuler le programme de plafonnement et d’échange de l’Ontario. Cette annonce a poussé la Californie et le Québec à détacher leurs programmes de celui de l’Ontario, empêchant ainsi les participants au marché de transférer leurs quotas d’émission hors de l’Ontario. Entré en vigueur le 3 juillet 2018, le Règlement de l’Ontario 386/18 interdisait aux participants inscrits en Ontario d’effectuer des opérations relatives aux quotas d’émission et aux crédits, notamment les acheter, les vendre ou les échanger.
Le 31 octobre 2018, la Loi annulant le programme de plafonnement et d’échange a reçu la sanction royale. La Loi interdisait aux participants au marché de recevoir une indemnisation à l’égard des quotas d’émission non utilisés, de sorte que les quotas détenus par Koch Industries perdaient toute valeur. Elle interdisait également toute action contre la Couronne par suite de l’annulation du programme de plafonnement et d’échange.
Réclamation
En février 2020, Koch a déposé une réclamation en vertu du chapitre 11 de l’ALENA (qui a créé un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États) d’un montant dépassant 30 millions de dollars américains, soit le montant qu’elle a dépensé pour acheter des quotas d’émission.
Koch a soutenu que le CIRDI avait compétence pour entendre la réclamation parce que les quotas d’émission étaient des biens incorporels acquis dans le but de réaliser un bénéfice économique ou à d’autres fins commerciales en vertu du paragraphe 1139(g) de l’ALENA.
Le Canada a fait valoir que le CIRDI n’avait pas compétence pour entendre le différend, puisque les quotas d’émission ne constituaient pas un « investissement » du fait qu’ils ne sont pas des biens en vertu de la loi de l’Ontario, comme l’exige le paragraphe 1139(g) de l’ALENA. Le Canada a ajouté que Koch ne détenait pas des « intérêts découlant de l’engagement de capitaux ou d’autres ressources sur le territoire d’une partie pour une activité économique exercée sur ce territoire » selon le paragraphe 1139(h) de l’ALENA.
En l’absence d’une définition expresse du mot « bien » dans l’ALENA, les parties ont convenu que la question de savoir si les quotas d’émission constituent des biens « serait examinée en s’appuyant principalement sur la loi de l’Ontario »[ii]. (En statuant sur la réclamation, le tribunal a précisé expressément que son analyse visait uniquement à déterminer la compétence aux termes du paragraphe 1139(g) de l’ALENA[iii], et non un critère général ou une règle d’interprétation en vertu de la loi de l’Ontario, de la loi canadienne ou de la common law[iv].)
Décision du tribunal
Le tribunal a établi que les quotas d’émission n’étaient pas des « biens » au sens de la loi de l’Ontario. Pour en arriver à cette conclusion, il a examiné la loi de l’Ontario et le droit international, et analysé le libellé de la Loi sur l’atténuation du changement climatique et une économie sobre en carbone.
Analyse de la loi de l’Ontario en ce qui concerne la détermination d’un bien
Les experts des parties ne s’accordaient pas sur l’existence d’un critère juridique clair définissant un « bien » dans la loi de l’Ontario. Le tribunal a analysé trois décisions d’appel traitant de la définition de « bien », soit Saulnier c. Banque Royale du Canada, 2008 CSC 58, Anglehart c. Canada, 2018 CAF 115 (Anglehart), Tucows.Com Co v. Lojas Renner SA, 2011 ONCA 548 (Tucows) et Re National Trust Co and Bouckhuyt et al, 1987 CanLII 4098 (ON CA) (Bouckhuyt), et jugé qu’il n’existe pas de critère général établi qui puisse être déterminé à partir de la jurisprudence.
Le tribunal a toutefois confirmé que le « contrôle exclusif », opposable à tous, est une caractéristique d’un bien en vertu de la loi de l’Ontario[v]. Il a également conclu que, bien que la loi de l’Ontario n’établisse pas clairement la portée et l’étendue des droits requis pour répondre au critère de contrôle exclusif, si une loi accorde des pouvoirs discrétionnaires à un organisme de réglementation gouvernemental qui lui permettent d’intervenir à l’égard des actifs en question ou de se les approprier, cela peut indiquer que les actifs ne sont pas considérés comme des biens[vi].
Analyse du droit international en ce qui concerne la détermination d’un bien
Le tribunal a analysé l’affaire Armstrong DLW GMBH v. Winnington Networks Ltd, [2012] EWHC 10(Ch) (Armstrong), dans laquelle la Haute Cour d’Angleterre et du Pays de Galles s’est prononcée sur le droit de propriété des quotas de l’Union européenne (UE) dans le cadre de son programme de plafonnement et d’échange, qui, comme la Loi sur l’atténuation du changement climatique et une économie sobre en carbone de l’Ontario, ne définit pas si un quota d’émission est un bien. Cette décision mentionnait que le critère suivant pouvait être utilisé pour déterminer si un droit ou un intérêt est un bien : le droit ou l’intérêt doit 1) être définissable, 2) être identifiable par des tierces parties, 3) pouvoir être présumé par des tierces parties, et 4) comporter un degré de permanence ou de stabilité.
Le tribunal a conclu que l’affaire Armstrong était plus ou moins pertinente du fait des différentes approches adoptées pour élaborer les définitions en common law de « bien » par les tribunaux au Royaume-Uni et au Canada. Plus particulièrement, il a fait observer qu’à la différence des tribunaux au Royaume-Uni, les tribunaux canadiens hésitent à créer des règles ou des critères généraux pour définir ce qu’est un bien. La jurisprudence canadienne est plutôt très spécifique quant aux faits et aux lois[vii].
Par ailleurs, le tribunal a souligné que les affaires entendues à l’étranger ne tenaient pas compte de l’élément de contrôle exclusif, qui est reconnu comme un élément fondamental dans la détermination d’un bien selon le régime de common law de l’Ontario[viii].
Application des dispositions législatives en cause
Le tribunal a constaté qu’un grand nombre de dispositions de la Loi sur le plafonnement et l’échange accordaient à l’autorité de réglementation des pouvoirs étendus et limitaient ainsi le contrôle exclusif des détenteurs de quotas d’émission. Par conséquent, il a estimé que les détenteurs de quotas d’émission n’obtenaient pas un droit de propriété, mais uniquement un contrôle sur certains droits dans des circonstances limitées[ix].
Le tribunal a fait remarquer qu’il s’agissait d’une « décision difficile » et que les demandeurs avaient raison d’affirmer que les quotas d’émission présentent un certain nombre de caractéristiques d’un bien en vertu de la common law. Toutefois, la Loi ne tenait pas compte du contrôle exclusif, qui, de l’avis du tribunal, est l’élément clé de la détermination d’un bien[x].
Autres arguments sur la compétence
Le tribunal a également rejeté les autres arguments de Koch au sujet de la compétence, estimant que les quotas d’émission ne constituent pas un « intérêt » au sens du paragraphe 1139(h)[xi] et que, considérée dans le contexte global du paragraphe 1139(h), l’activité d’échange de droits d’émission de carbone de Koch ne constitue pas un investissement protégé, puisque cette activité était fondée sur le commerce transfrontalier[xii].
Les conclusions du tribunal selon lesquelles les quotas d’émission de Koch ne sont pas des biens en vertu du paragraphe 1139(g) – ni un investissement admissible au sens du paragraphe 1139(h) – rendaient impossible toute présentation de conclusions sur la compétence au titre des autres motifs invoqués par le demandeur[xiii].
Principaux points à retenir
Bien que la décision du tribunal sur la question de savoir si les quotas d’émission constituent des biens ne soit pas contraignante pour les tribunaux canadiens, l’analyse approfondie sur laquelle elle repose permet néanmoins de prédire de quelle manière les tribunaux examineront des questions similaires. Lorsqu’ils évaluent un investissement sur le marché du carbone, les investisseurs prudents devraient donc tenir compte du pouvoir discrétionnaire conféré à une autorité de réglementation en ce qui concerne ces droits ou ces intérêts, en combinaison avec la rédaction de contrats commerciaux pour de tels produits, dans lesquels des termes comme « caractéristiques environnementales » sont généralement utilisés pour définir un large éventail de droits de propriété vagues liés à des avantages ou à des impacts environnementaux précis. Il est également essentiel de tenir compte du risque politique inhérent à tout investissement similaire ainsi que des protections potentielles (le cas échéant) offertes par les traités internationaux et autres accords.
Il est aussi possible qu’à la suite de l’arbitrage dans l’affaire Koch et de la couverture médiatique, les législateurs choisissent, comme l’a fait la Californie, d’inclure dans sa loi sur le plafonnement et l’échange un libellé précisant que les investissements sur le marché du carbone ne sont pas considérés comme des biens[xiv].
[i] Loi sur l’atténuation du changement climatique et une économie sobre en carbone, LO 2016, c 7, art. 17.
[ii] Koch Industries, Inc. et Koch Supply & Trading, LP c. Canada, CIRDI no de dossier ARB/20/52 [PDF], par. 159 [Koch c. Canada].
[iii] Bien que l’ALENA ait été remplacé depuis par l’Accord Canada–États-Unis–Mexique, les dispositions pertinentes de cet arbitrage sont fondamentalement les mêmes.
[iv] Koch c. Canada, par. 156.
[v] Ibid., par. 240.
[vi] Ibid., par. 292.
[vii] Koch c. Canada, par. 264-265.
[viii] Ibid., par. 268.
[ix] Ibid., par. 313.
[x] Ibid., par. 316.
[xi] Ibid., par. 356.
[xii] Ibid., par. 366.
[xiii] Ibid., par. 413.