Dans une décision récente de la Cour d’appel de l’Ontario, RH20 North America Inc. c. Bergmann,[1] la Cour a fourni des directives utiles pour rappeler qu’une convention d’arbitrage peut devenir « inopérante » en vertu de la loi[2] type et entraîner le refus de la suspension de l’instance.
La Cour a convenu avec le juge saisi de la requête qu’après qu’une partie à une convention d’arbitrage a demandé un redressement substantiel sur le fond du litige, cette étape équivaut à une renonciation à la convention d’arbitrage, la rendant « inopérante » et empêchant sa suspension. Les conclusions de la Cour servent à rappeler aux parties qui souhaitent faire arbitrer leur litige qu’elles doivent tenir compte du moment et de la nature de l’aide qu’elles demandent à un tribunal avant de faire respecter une convention d’arbitrage pour éviter de renoncer à une telle clause.
Faits pertinents
Deux demandeurs, RH20 North America Inc. (RH20) et Unit Precast (Breslau) Ltd., ont intenté une action en justice devant la Cour supérieure de l’Ontario contre Click+Clean GmbH (Click) et d’autres défendeurs. Une des principales allégations dans la réclamation était que Click avait résilié à tort ses ententes avec RH20, de manière fatidique, notamment une entente (le contrat de concession de licence) qui comportait une convention d’arbitrage rendant l’arbitrage obligatoire en vertu des règles de la Cour d’arbitrage international de Londres (CAIL) à Londres, en Angleterre.
Les autres défendeurs (qui n’étaient pas parties au contrat de concession de licence) ont présenté ensuite une requête en radiation des demandes. Click s’est joint à cette requête, mais a aussi présenté simultanément une requête en suspension de l’action du demandeur RH20 contre elle, à la lumière de la clause d’arbitrage comprise dans le contrat de concession de licence entre RH20 et Click.
La décision de la Cour supérieure
Le 19 avril 2023, le juge Valente a rendu sa décision sur les deux requêtes. La requête en radiation a été acceptée; toutefois, la requête en suspension de Click a été rejetée en vertu du paragraphe 8(1) de la loi type, qui stipule ce qui suit :
Article 8. Convention d’arbitrage et réclamation de fond devant un tribunal
1) Le tribunal saisi d’un différend sur une question faisant l’objet d’une convention d’arbitrage renverra les parties à l’arbitrage si l’une d’entre elles le demande au plus tard lorsqu’elle soumet ses premières conclusions quant au fond du différend, à moins qu’il ne constate que ladite convention est caduque, inopérante ou non susceptible d’être exécutée.[3]
Le juge Valente a conclu que même si RH20 et Click avaient l’intention que la clause d’arbitrage du contrat de concession de licence s’applique à tous les litiges entre eux, un conflit de cette clause avec une clause de règlement des litiges entre eux d’une entente distincte relative à un portail Web a rendu[4] la clause d’arbitrage du contrat de concession de licence « non susceptible d’être exécutée » au sens du paragraphe 1 de l’article 8.
De plus, le juge Valente a conclu qu’étant donné que Click avait pris des mesures pour invoquer la compétence de la Cour, en participant à la requête en radiation avec les autres défendeurs, la convention d’arbitrage dans le contrat de concession de licence avait été abandonnée et était par conséquent « inopérante » au sens du paragraphe 8(1). Le juge Valente a conclu que le fait que Click s’était jointe à la requête en radiation avec d’autres défendeurs constituait plus qu’un moyen de chercher un fondement procédural pour sa requête en suspension, et que Click avait acquiescé à la compétence des tribunaux de l’Ontario : « une partie ne devrait pas pouvoir bénéficier de la procédure de règlement des litiges tout en préservant sa capacité de la rejeter en faveur de l’arbitrage ».[5]
Décision de la Cour d’appel
Click a interjeté appel du refus par le juge Valente de sa requête en suspension et le 5 juin 2024, la Cour d’appel a rendu sa décision d’appel, refusant d’annuler l’ordonnance du juge Valente à cet égard.
La Cour d’appel a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner si le juge Valente avait commis une erreur en concluant que la convention d’arbitrage était « non susceptible d’être exécutée ». La Cour s’est plutôt concentrée sur la question de savoir si Click avait rendu l’entente « inopérante » en participant à la requête en radiation.
« L’obligation négative » de ne pas chercher à en arriver à un règlement devant les tribunaux.
La Cour a commencé son analyse en résumant la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Peace River Hydro Partners c. Petrowest Corp.[6] Dans cette affaire, la Cour suprême a établi un cadre en deux volets pour évaluer les dispositions relatives à la suspension d’instance dans les lois provinciales : que le demandeur d’une suspension doit établir certaines conditions préalables (par exemple, la quatrième condition préalable de ne prendre « aucune autre mesure » dans les procédures) et doit ensuite démontrer que l’une des exceptions prévues par la loi à l’octroi d’une suspension a été déclenchée. Fait intéressant, la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Peace River, examinait la version antérieure à 2020 du droit interne en matière d’arbitrage de la Colombie-Britannique, qui comprenait une mention de prendre « une mesure » dans les procédures (la loi interne de cette province ne contient plus un tel libellé). Toutefois, en appliquant l’affaire Peace River à l’affaire dont il est question, la Cour d’appel a conclu que le cadre en deux volets ne portait pas sur ce libellé relatif à une « mesure » réglementaire et qu’il reflétait plutôt un principe plus large : que les parties à une convention d’arbitrage sont assujetties à une « obligation négative » de ne pas avoir recours aux tribunaux pour régler un litige qui fait l’objet d’une convention d’arbitrage.
Compte tenu de cela, la Cour d’appel a conclu que deux questions doivent être évaluées lorsqu’une requête en suspension est présentée en vertu du paragraphe 8(1) de la loi type : premièrement, la partie a-t-elle demandé à un tribunal de soumettre les parties à l’arbitrage « au plus tard lorsqu’elle a présenté sa première déclaration sur le fond du différend »; deuxièmement, avant de présenter sa demande, la partie a-t-elle demandé l’aide du tribunal à l’égard des allégations de fond dirigées contre elle? Selon le raisonnement de la Cour, si l’une des parties fait une telle demande, elle manque à son obligation négative.
Le manque de Click à son obligation négative et sa renonciation à la convention d’arbitrage
Bien que la Cour d’appel ait conclu que Click avait satisfait au premier des deux facteurs (Click a demandé une suspension avant de déposer une déclaration ou un acte de procédure en réponse à la déclaration), elle a convenu avec le juge Valente que Click avait demandé un redressement substantiel au tribunal en se joignant à la requête des autres défendeurs en radiation de la poursuite. La Cour d’appel a également convenu avec le juge Valente qu’en se joignant à la requête en radiation, Click renonçait à son droit à l’arbitrage. Selon la Cour d’appel, le motif de cette renonciation était le manquement de Click à son obligation négative de ne pas porter en litige les différends qui font l’objet d’une convention d’arbitrage.
La convention d’arbitrage a été déclarée « inopérante » en vertu de la loi type.
Enfin, la Cour d’appel s’est demandé si une telle renonciation à une convention d’arbitrage équivalait à un manquement à une condition préalable concernant une suspension, comme il est indiqué dans l’affaire Peace River, ou s’il s’agissait d’une exception prévue par la loi à la suspension obligatoire des procédures judiciaires aux termes du paragraphe 8(1). En bref, en s’appuyant sur des commentaires de spécialistes relatifs à la loi type, la Cour d’appel a conclu qu’une renonciation dans ces circonstances déclenchait l’exception à une suspension prévue par la loi en vertu de la loi type, parce que la convention d’arbitrage, une fois abandonnée, était devenue « inopérante ».[7]
Principaux points à retenir
La décision de la Cour d’appel indique que les parties ne devraient pas demander à la légère l’aide du tribunal sur le fond d’un litige arbitrable si elles ont l’intention de faire respecter une convention d’arbitrage pour ordonner une procédure judiciaire.
De plus, les parties à une convention d’arbitrage qui souhaitent recourir à l’arbitrage devraient généralement éviter de déposer un exposé de la défense ou un autre document (p. ex., une requête) qui demande l’intervention d’un tribunal pour rejeter la réclamation d’un demandeur. Si une partie dépose un tel exposé, un tribunal peut conclure qu’elle renonce à une convention d’arbitrage et, par conséquent, cela la rend « inopérante ».
Cela dit, la décision ne devrait pas être interprétée comme empêchant les parties de recourir aux tribunaux pour obtenir un redressement qui ne détermine pas définitivement le fond du litige. Par exemple, les parties peuvent demander l’aide d’un tribunal pour regrouper plusieurs arbitrages aux termes de l’article 8 de la Loi; elles peuvent aussi faire appel des décisions d’un tribunal d’arbitrage se rapportant à leur compétence en vertu de l’article 11 de la Loi; en outre, les parties peuvent demander à un tribunal d’accorder des mesures provisoires aux termes de l’article 9 et du paragraphe 17(J) de la loi type, entre autres formes de redressement procédural ou temporaire. Toutefois, comme il se doit, seul le tribunal d’arbitrage peut juger du fond d’un litige.
[1] 2024 ONCA 445
[2] Loi type sur l’arbitrage commercial international de la CNUDCI, en vigueur en Ontario en vertu de l’article 5 de la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international (L.O.) 2017, ch. 2, annexe 5 (la Loi).
[3] Voir aussi l’article 9 de la Loi, qui stipule ce qui suit : « Lorsque, en vertu de l’article II (3) de la Convention ou de l’article 8 de la loi type, un tribunal renvoie les parties à l’arbitrage, les procédures du tribunal sont suspendues à l’égard des questions auxquelles se rapporte l’arbitrage. »
[4] Clause qui rend obligatoire le règlement des litiges à Kuhlenfeld, en Allemagne (sans mention d’un arbitrage).
[5] Cour supérieure de l’Ontario 2023, 2378 au par. 81.
[6] 2022 CSC 41.
[7] Étant donné que la Loi intègre le terme « inopérante » de la loi type, contrairement au droit interne de l’Ontario, les mêmes circonstances dans un contexte national peuvent donner lieu à des conclusions différentes.