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Pas de retour en arrière pour un processus d’arbitrage de l’ALENA : Un tribunal de l’Ontario refuse d’annuler une sentence pour manquement à l’équité procédurale ou cause de partialité

11 Jan 2024 8 MIN DE LECTURE
Auteurs(trice)
Tiffany Dang

Sociétaire, Litiges, Toronto

Geoffrey Hunnisett

Associé, Litiges, Toronto

La Cour supérieure de l’Ontario a récemment rendu une longue décision dans l’affaire Vento Motorcycles, Inc. v. United Mexican States, 2023 ONSC 5964, dans laquelle Vento, la demanderesse, a demandé l’annulation d’une sentence arbitrale rendue en vertu du Règlement d’arbitrage du Mécanisme supplémentaire du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (le Règlement du CIRDI). 

Dans sa décision, la Cour a affirmé que, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’annuler une sentence arbitrale en vertu de l’article 34 de la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international (la Loi type, qui, en vertu de la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international de l’Ontario[1], a force de loi en Ontario), le fardeau qui pèse sur la partie invoquant un manquement à l’équité procédurale est lourd; en effet, une sentence rendue à l’unanimité par un groupe de trois arbitres peut être maintenue même si l’une des parties réussit à établir une crainte raisonnable de partialité de la part d’un arbitre.

Le contexte de la demande

Vento, un fabricant de motocyclettes, avait créé avec une société mexicaine une coentreprise ayant comme activités la vente et la commercialisation de motocyclettes au Mexique. Vento a introduit une demande d’arbitrage contre le Mexique concernant certains tarifs d’importation, conformément au chapitre 11 de l’Accord de libre-échange nord-américain (l’ALENA). Un groupe de trois arbitres (le tribunal) a estimé à l’unanimité que le Mexique n’avait pas violé ses obligations au titre de l’ALENA et a rejeté les prétentions de Vento (la sentence).

Vento a introduit une demande en Ontario conformément à l’article 34 de la Loi type afin de faire annuler la sentence pour des motifs a) d’équité ou de justice naturelle en ce qui concerne certains éléments de preuve, et b) de crainte raisonnable de partialité de la part de l’un des arbitres.

La question relative à l’équité et à la justice naturelle concernait certains éléments de preuve présentés par le Mexique. Au cours de l’instance, le Mexique a cherché à produire l’enregistrement d’un appel téléphonique impliquant, entre autres, un témoin de Vento et un témoin du Mexique, qui, selon le Mexique, était pertinent parce qu’il minait la crédibilité du témoin de Vento. Vento n’a pas réussi à faire annuler les preuves relatives à cet appel téléphonique, car il a été enregistré légalement en vertu de la loi mexicaine. Le tribunal a également rejeté la demande du témoin de Vento de déposer une déclaration et de témoigner davantage sur les allégations du Mexique relatives à l’enregistrement.

La question relative à la partialité concernait la personne désignée par le Mexique pour siéger au tribunal, Hugo Perezcano. Après le prononcé de la sentence, Vento a découvert, grâce à des demandes d’accès à l’information et à la procédure d’arbitrage, que des fonctionnaires mexicains, sur instruction de l’avocat principal du Mexique, avaient eu des communications non divulguées avec Perezcano. Au cours de l’arbitrage, les fonctionnaires mexicains avaient invité Perezcano à rejoindre deux listes de groupes d’arbitres spécialisés dans les accords commerciaux.

La décision de la Cour supérieure

a) Vento n’a pas réussi à prouver le manquement à l’équité procédurale

La Loi type stipule qu’une sentence arbitrale ne peut être annulée que si la partie en faisant la demande (c’est-à-dire Vento) apporte la preuve de ce qu’elle prétend. En vertu de la Loi type, l’intervention d’une cour de justice pour manquement à l’équité procédurale n’est justifiée que si la conduite du tribunal arbitral est si grave qu’elle porte atteinte aux notions les plus fondamentales de moralité et de justice et qu’elle ne peut être tolérée en vertu du droit ontarien[2], ce que Vento n’a pas réussi à établir.

D’abord, le tribunal a rejeté la demande de Vento d’autoriser son témoin à témoigner, sur la base des allégations du Mexique concernant l’enregistrement, par souci de cohérence avec l’ordonnance de procédure initiale régissant l’arbitrage (qui précisait qu’aucune des parties n’était autorisée à soumettre des documents supplémentaires ou complémentaires après le dépôt de son ultime mémoire, sauf dans des circonstances exceptionnelles, ce que Vento n’a pas réussi à établir).

Ensuite, Vento a allégué un manquement à l’équité en vertu de la règle énoncée dans l’affaire Browne v. Dunn, du fait que le tribunal ne lui a pas donné l’occasion de répondre aux arguments du Mexique concernant l’enregistrement. Toutefois, la Cour a estimé qu’il n’était pas nécessaire de décider s’il y avait eu manquement à la règle parce que tout manquement avait été corrigé du fait que le tribunal avait accordé un poids important à la preuve du témoin de Vento et que le tribunal n’avait pas tiré de conclusions défavorables eu égard à sa crédibilité.

S’appuyant sur la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Université du Québec à Trois-Rivières c. Larocque pour étayer l’argument selon lequel le seuil d’iniquité est bas, Vento a fait valoir qu’il n’était pas nécessaire de démontrer que le manquement allégué à l’équité procédurale avait eu un effet décisif sur la sentence, mais seulement qu’il y avait eu un manquement suffisamment grave à l’équité procédurale[3]. La Cour supérieure a répondu qu’il était impossible de déterminer s’il y avait eu manquement à l’équité procédurale sans tenir compte de la sentence elle-même et donc de l’effet (le cas échéant) du manquement allégué à l’équité sur la sentence.

b) Une crainte raisonnable de partialité existait, mais n’a pas eu d’effet sur la sentence arbitrale

La Cour a estimé que l’arbitre nommé par le Mexique, Perezcano, avait l’obligation de divulguer les offres qu’il avait reçues du Mexique en vue de sa nomination sur des listes d’arbitres, car ces offres constituaient des opportunités professionnelles précieuses qui suscitaient des doutes justifiés quant à son impartialité ou à son indépendance, conformément aux Lignes directrices de l’IBA sur les conflits d’intérêts dans l’arbitrage international, qui font autorité en la matière. Perezcano avait intérêt à plaire au Mexique après avoir été informé de sa nomination, et la confirmation de sa nomination sur l’une des listes d’arbitres a eu lieu le jour où la sentence a été rendue. Le fait que le Mexique et Perezcano n’aient pas divulgué les communications et les offres au cours de l’arbitrage a aggravé la conclusion d’une crainte raisonnable de partialité.

Toutefois, exerçant son pouvoir discrétionnaire de ne pas annuler la sentence en vertu du paragraphe 34(2) de la Loi type, la Cour a estimé que cette crainte raisonnable de partialité ne compromettait pas la fiabilité du résultat et n’entraînait pas une réelle iniquité ou une réelle injustice pratique. Bien qu’il soit apparu que Perezcano ait consacré beaucoup plus de temps à l’affaire que les autres arbitres au sein du tribunal, il n’a pas été prouvé que les deux autres arbitres aient accepté passivement les points de vue de Perezcano lors de la rédaction de la sentence ou des délibérations, de sorte que la présomption d’impartialité et d’indépendance l’a emporté[4]. Les trois arbitres ont signé la sentence et ont partagé le même point de vue quant à l’issue de l’arbitrage. En outre, le préjudice potentiel découlant d’une nouvelle procédure d’arbitrage aurait été important : perte de temps, de ressources, d’honoraires et de souvenirs de témoins pour des événements qui se sont déroulés il y a environ 20 ans.

Principaux points à retenir

  • Les ordonnances de procédure rendues par les tribunaux arbitraux seront suivies, sauf dans des circonstances extraordinaires.
  • En ce qui concerne l’intervention des cours de justice dans les sentences arbitrales, la partie faisant la demande d’annulation d’une sentence pour manquement à l’équité procédurale est confrontée à un lourd fardeau, et tout manquement à l’équité procédurale peut être examiné à la lumière de son effet sur la sentence arbitrale, car l’équité procédurale est inextricable de son contexte.  
  • La manière dont un tribunal arbitral est choisi, procède et rend ses décisions peut influer sur la manière dont une crainte raisonnable de partialité est évaluée et constatée dans le cadre d’une procédure d’arbitrage. Il est important de noter qu’une forte présomption d’impartialité ou tout préjudice important lié à la reprise de l’arbitrage peuvent contrecarrer les conclusions d’une crainte raisonnable de partialité.
  • L’une des caractéristiques de l’arbitrage est que les parties peuvent avoir la possibilité d’influer sur la composition et la nature du tribunal (et donc la sentence) sur la base d’accords préexistants, de clauses contractuelles ou d’autres lois ou règles sur l’arbitrage.
  • Il est important de noter qu’en ce qui concerne les allégations de manquement à l’équité procédurale et les conclusions relatives à l’impartialité ou à l’indépendance d’un arbitre, le résultat compte et une sentence arbitrale ne sera pas automatiquement considérée comme compromise, et lorsque ces facteurs n’ont pas eu d’effet sur le résultat, la sentence sera probablement maintenue.

[1]      L.O. 2017, chap. 2, Annexe 5. Voir l’article 5 et l’annexe 2.

[2]      Consolidated Contractors Group S.A.L. (Offshore) c. Ambatovy Minerals S.A., 2017 ONCA 939, par. 65; All Communications Network of Canada c. Planet Energy Corp, 2023 ONCA 319, par. 42 et 48.

[3]      [1993] 1 RSC 471.

[4]      Une forte présomption d’impartialité et d’indépendance s’applique aux arbitres : Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 RCS 45, paragraphe 76.