Auteurs(trice)
Sociétaire, Litiges, Calgary
Associée, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Calgary
Dans l’affaire Pokornik v. SkipTheDishes Restaurant Services Inc, 2024 MBCA 3 (l’affaire Pokornik), la Cour d’appel du Manitoba a jugé que la clause d’arbitrage contenue dans un contrat type était inique et inapplicable. Par conséquent, le recours collectif projeté par des chauffeurs livrant des aliments et des boissons par l’intermédiaire de SkipTheDishes peut aller de l’avant, le tribunal ayant refusé de suspendre le recours en faveur de l’arbitrage. Cette décision vient s’ajouter au nombre croissant d’affaires en appel portant que les clauses d’arbitrage obligatoires dans les contrats types sont iniques.
Nous avons discuté de la décision du tribunal de première instance, qui a été confirmée, dans un précédent billet de blogue [en anglais seulement].
Le contexte
La représentante du groupe projeté, Mme Pokornik, a commencé à travailler en tant que coursière chargée de livrer de la nourriture et des boissons par l’intermédiaire de SkipTheDishes en 2014. Son premier contrat de coursière, qu’elle a conclue en 2014, ne contenait pas de clause d’arbitrage (le contrat de 2014).
En juillet 2018, SkipTheDishes a informé Mme Pokornik qu’elle ajoutait au contrat de 2014 une clause d’arbitrage obligatoire et une renonciation à tout recours collectif (le contrat de 2018). Un jour avant l’entrée en vigueur du contrat de 2018, Mme Pokornik, à titre de représentante du groupe projeté, a introduit une demande de recours collectif contre SkipTheDishes. Elle a également informé SkipTheDishes que, même si elle n’acceptait pas les conditions du contrat de 2018, elle l’acceptait, tout en protestant, afin de continuer à travailler en tant que coursière. SkipTheDishes a déposé une requête en suspension du recours collectif en faveur de l’arbitrage.
La décision du Banc du Roi
La Cour du Banc du Roi du Manitoba a rejeté la requête en suspension de SkipTheDishes et a autorisé que le recours collectif aille de l’avant, en statuant notamment sur les points suivants :
- le contrat de 2014, qui ne contenait pas de clause d’arbitrage, régissait la relation entre les parties;
- Mme Pokornik n’a pas accepté les conditions du contrat de 2018 et il n’y a pas eu de contrepartie;
- en tout état de cause, la clause d’arbitrage était inique parce qu’il y avait inégalité évidente du pouvoir de négociation entre les parties et qu’il en résultait une transaction imprudente.
La décision de la Cour d’appel
En appel, SkipTheDishes a fait valoir que le juge des requêtes avait commis une erreur :
- en omettant de soumettre à l’arbitrage la question de savoir quel contrat régissait la relation entre les parties;
- en déclarant que le contrat de 2018 ne régissait pas la relation entre les parties;
- en déterminant que, si le contrat de 2018 s’appliquait, la clause d’arbitrage était inique.
La compétence
La Cour d’appel a déterminé que, bien que les arbitres aient le pouvoir de statuer sur leur propre compétence, un tribunal peut examiner les questions de compétence lorsqu’elles concernent des questions de droit, ou des questions mixtes de fait et de droit qui ne nécessitent qu’un examen superficiel des éléments de preuve figurant au dossier. Elle a estimé que la décision relative au contrat applicable était une question de droit, ou du moins une question mixte de fait et de droit, pour laquelle la décision pouvait être prise sur la base du dossier, ce qui lui permettait de se prononcer sur la compétence.
Le contrat applicable
La Cour d’appel a estimé que le juge des requêtes avait commis une erreur en concluant que le contrat de 2014 régissait la relation entre les parties.
Le contrat de 2014 stipulait qu’il pouvait être modifié à tout moment et que les coursiers consentaient à de telles modifications en continuant à fournir des services à SkipTheDishes. Bien que Mme Pokornik ait envoyé à SkipTheDishes un courriel dans lequel elle exprimait son désaccord avec les conditions du contrat de 2018, elle a néanmoins cliqué sur « J’accepte » (I Agree) sur la plateforme et a continué à fournir des services de coursière. Le tribunal a estimé que les actions de Mme Pokornik équivalaient à la fois à un consentement et à une contrepartie et qu’elle était donc liée par le contrat de 2018.
L’iniquité
Toutefois, la Cour d’appel a estimé que la clause d’arbitrage était inique.
Le juge des requêtes avait appliqué le processus en deux étapes de l’affaire Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16, et avait examiné la question de savoir s’il y avait inégalité du pouvoir de négociation entre les parties et s’il en résultait une transaction imprudente (c.-à-d. si le processus de négociation avait indûment avantagé une partie au détriment de l’autre).
La Cour d’appel a reconnu que le pouvoir de négociation entre SkipTheDishes et Mme Pokornik était clairement inégal. Elle a également estimé que la transaction était imprudente, du fait notamment qu’il y avait une renonciation aux recours collectifs (ce qui serait à l’avantage de SkipTheDishes) et que le contrat était un contrat de services (plutôt qu’un contrat de consommation). En outre, les différends susceptibles de survenir dans le cadre du contrat de 2018 porteraient sur des sommes relativement petites, tandis que les frais de représentation juridique qui seraient engagés pour faire valoir avec succès une réclamation seraient indûment élevés (en particulier pour les défendeurs individuels tels que Mme Pokornik). Le tribunal a conclu que, dans ce contexte, la clause d’arbitrage obligatoire aurait pour effet, pour Mme Pokornik, d’entraver l’accès à toute procédure de règlement des différends, quelle qu’elle soit.
Les principaux points à retenir
L’affaire Pokornik démontre que l’évaluation de l’iniquité d’une clause d’arbitrage contenue dans des contrats types est propre au contexte. Elle est étroitement liée à la nature du contrat sous-jacent et à la relation entre les parties.
L’affaire Pokornik peut être comparée à d’autres décisions récentes qui ont confirmé la validité des clauses d’arbitrage dans les contrats types. Par exemple, dans deux décisions récentes de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, Williams v Amazon.com Inc, 2023 BCCA 314 et Petty v Niantic Inc, 2023 BCCA 315, le tribunal a statué qu’une clause d’arbitrage obligatoire était valide et exécutoire (voir ici et ici pour notre analyse de ces affaires de la Colombie-Britannique [en anglais seulement]).
Dans les affaires de la Colombie-Britannique, les demandeurs ne dépendaient pas des contrats pour gagner un revenu, il n’y avait pas d’élément de confiance en jeu, ils pouvaient transférer leur entreprise ailleurs s’ils n’étaient pas d’accord avec les conditions contractuelles, et les contrats portaient sur des biens plutôt que sur des services. Les juges peuvent examiner de plus près les contrats liés à des revenus (comme celui de Pokornik), en particulier lorsqu’il y a un déséquilibre dans le pouvoir de négociation entre les parties contractantes.
En outre, les clauses d’arbitrage en cause dans les affaires de la Colombie-Britannique comprenaient des conditions qui atténuaient tout déséquilibre dans le pouvoir de négociation entre les parties. Les particuliers étaient remboursés de leurs frais de justice, ils pouvaient se retirer de l’arbitrage et ils pouvaient poursuivre leurs petites réclamations devant les tribunaux. La transaction ainsi conclue n’était pas imprudente. Même si la clause d’arbitrage dans l’affaire Pokornik prévoyait le remboursement des frais de justice, elle n’incluait pas ces autres avantages.
Les décisions soulignent l’importance d’analyser le contexte lorsqu’on évalue des clauses d’arbitrage obligatoires. Il s’agit notamment d’examiner la nature du contrat (c.-à-d. s’il s’agit d’un contrat de consommation ou d’un contrat de services) et les effets potentiels de l’arbitrage sur l’autre partie (c.-à-d. si la clause d’arbitrage peut entraver l’accès au règlement des différends). Les parties qui incluent des clauses d’arbitrage obligatoires dans leurs contrats types devraient examiner attentivement ces facteurs d’iniquité et rédiger leurs contrats en conséquence.