Dans l’affaire Yatar c. TD Assurance Meloche Monnex, 2024 CSC 8, la Cour suprême du Canada a récemment précisé qu’un droit circonscrit créé par une loi de faire appel d’une décision administrative ne faisait pas obstacle à un contrôle judiciaire des questions non visées par l’appel. En pratique, cela signifie qu’une partie a le droit d’interjeter appel à l’égard de certaines questions (par exemple, des questions de droit) et d’introduire parallèlement une demande de contrôle judiciaire à l’égard de questions résiduelles (par exemple, des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit)[1]. La demande de contrôle judiciaire ne se limite pas à de « rares cas » ou à des « circonstances exceptionnelles ».
Le contexte
À la suite du rejet de sa réclamation d’assurance, Ummugulsum Yatar a introduit une procédure devant le Tribunal d’appel en matière de permis (TAMP) en vue d’obtenir des indemnités d’accident. L’arbitre du TAMP a rejeté sa demande d’indemnités pour cause de prescription et a confirmé sa décision à la suite d’une demande de réexamen.
Étant donné que l’appel de Mme Yatar de la décision du TAMP était limité à des questions de droit en vertu de la Loi de 1999 sur le Tribunal d’appel en matière de permis (la Loi sur le TAMP), Mme Yatar a fait appel de la décision sur des questions de droit et a présenté une demande de contrôle judiciaire à l’égard de questions de fait et de questions mixtes de fait et de droit.
La Cour divisionnaire a conclu qu’en cas de contrôle judiciaire, en ce qui concerne les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, le droit d’appel limité prévu par la Loi sur le TAMP n’empêchait pas le tribunal d’examiner d’autres aspects de la décision. Toutefois, la Cour divisionnaire a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire de procéder au contrôle judiciaire de la décision du TAMP au motif que l’intention du législateur de limiter aux questions de droit seulement l’appel d’une décision du TAMP restreignait l’ouverture du recours en contrôle judiciaire à des « circonstances exceptionnelles », qui, selon la Cour divisionnaire, n’existaient pas en l’espèce.
La Cour d’appel a rejeté l’appel, concluant qu’il y avait une « intention du législateur de limiter l’accès aux tribunaux à l’égard de ces différends » et que ce serait seulement dans de « rares cas » qu’il serait procédé au contrôle judiciaire. La Cour d’appel a confirmé le refus de la Cour divisionnaire de procéder à un contrôle judiciaire et a estimé, à titre subsidiaire, que la décision du TAMP était raisonnable.
La décision de la Cour suprême
La Cour suprême a accueilli le pourvoi à l’unanimité. Elle a estimé que le droit d’appel circonscrit prévu par la Loi sur le TAMP ne faisait pas obstacle, en soi, au contrôle judiciaire des questions qui ne sont pas visées par le mécanisme d’appel prévu par la loi. Lorsqu’une personne présente à la fois un appel prévu par la loi sur la base de questions de droit et une demande de contrôle judiciaire sur la base de questions de fait, les questions de droit sont contrôlées selon la norme de la décision correcte, tandis que les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit le sont suivant la norme de la décision raisonnable.
Selon tous les juges de la Cour, le choix du législateur d’offrir un droit d’appel circonscrit ne démontre pas qu’il avait l’intention de limiter le contrôle judiciaire à des questions non visées par l’appel. La présentation en parallèle d’un appel prévu par la loi et d’une demande de contrôle judiciaire respecte le choix du législateur en matière d’organisation. En Ontario, par exemple, le paragraphe 2(1) de la Loi sur la procédure de révision judiciaire préserve le droit des parties de présenter une demande de contrôle judiciaire « malgré tout droit d’appel ».
L’arrêt Yatar clarifie également le pouvoir discrétionnaire dont disposent les tribunaux saisis d’une demande de contrôle judiciaire. Bien que les tribunaux d’instance supérieure aient le pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder réparation sur le fond d’une demande de contrôle judiciaire, ce pouvoir discrétionnaire ne s’étend pas au refus d’examiner la demande de contrôle judiciaire. Ainsi, la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que « [l]e pouvoir discrétionnaire du tribunal en ce qui concerne la révision judiciaire s’applique tant à sa décision de procéder à la révision qu’à celle d’accorder réparation ». Selon la Cour suprême, le juge saisi de la demande doit, au minimum, déterminer si le contrôle judiciaire constitue un recours approprié; soit (1) il peut refuser d’examiner au fond la demande de contrôle judiciaire s’il conclut à l’existence de l’un des motifs discrétionnaires énoncés dans l’arrêt Strickland, soit (2) il peut refuser d’accorder une réparation, même s’il conclut que la décision soumise au contrôle est déraisonnable, dans la mesure où les circonstances le justifient.
Accueillant le pourvoi, la Cour a conclu que le contrôle judiciaire constituait un recours disponible et approprié, et que la décision du TAMP à l’égard de la demande de réexamen était déraisonnable. La Cour a renvoyé l’affaire à l’arbitre du TAMP pour qu’il la réexamine à la lumière de ses motifs.
Principaux points à retenir
L’arrêt Yatar dissipe la confusion autour de la question de l’ouverture du recours en contrôle judiciaire lorsqu’il existe un droit d’appel circonscrit. La Cour a déjà abordé ce point dans sa décision historique Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (discutée dans ce billet de blogue [en anglais seulement]). Il est depuis longtemps admis, comme le reflète l’arrêt Vavilov, que la « présence d’un droit d’appel circonscrit dans le cadre d’un régime législatif ne fait pas obstacle en soi aux demandes de contrôle judiciaire visant des décisions ou des questions qui ne sont pas visées par le mécanisme d’appel, ni aux recours intentés par des personnes qui n’ont aucun droit d’appel » (arrêt Vavilov, au par. 52). L’arrêt Yatar confirme et renforce ce droit existant.
La décision de la Cour dans l’affaire Yatar est conforme à la nature des mécanismes d’appel. Comme nous l’avons indiqué à maintes reprises dans ce blog, les mécanismes d’appel sont des créatures de la loi[2]. Le législateur peut limiter le champ d’application d’un mécanisme d’appel (par exemple, aux questions de droit seulement), ce qui reflète simplement les paramètres du droit créé par la loi. On ne peut déduire de ces paramètres (en eux-mêmes) que le législateur avait l’intention de limiter le contrôle judiciaire des décisions administratives au-delà du champ d’application du mécanisme d’appel. Les paramètres d’un droit d’appel prévu par la loi et les limites du contrôle judiciaire sont des concepts fondamentalement différents. L’arrêt Yatar met en évidence cette distinction. Comme la Cour l’a jugé dans l’affaire Yatar, la création d’un droit d’appel prévu par la loi limité à certaines questions n’indique pas que le législateur avait l’intention de restreindre le recours en contrôle judiciaire à l’égard des questions débordant les paramètres du droit d’appel.
[1] La Cour a reporté à une autre occasion l’examen de la question soulevée par des arrêts récents de la Cour d’appel fédérale concernant l’ouverture du recours en contrôle judiciaire en présence d’une clause privative (par. 50).
[2] Il existe une exception limitée pour les recours juridictionnels, qui dépasse le cadre de ce billet, mais qui est discutée en détail dans Sopinka, Gelowitz et Rankin on the Conduct of an Appeal, Fifth Edition, ¶1.4-1.9.