Auteurs(trice)
Avocat-conseil, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Avec l’évolution des technologies, les autorités canadiennes ont été confrontées à de nouveaux défis en matière d’enquête et de poursuite des crimes financiers, y compris les crimes concernant des cryptomonnaies et d’autres actifs numériques. Les parties visées par ces nouvelles méthodes d’application de la loi comprennent non seulement les acteurs illicites potentiels, mais aussi les tiers innocents dépositaires d’actifs numériques, tels que les sociétés de cryptomonnaies.
Dans l’affaire Durham Regional Police Service (Re)[1], la Cour supérieure de l’Ontario s’est penchée sur l’état actuel des pouvoirs des autorités canadiennes en matière de fouille, de perquisition et de saisie d’actifs numériques, et sur la question de savoir si, pour saisir des cryptomonnaies, la police pouvait obtenir un mandat général en vertu du Code criminel. Elle a estimé que les dispositions expresses établies par le Parlement relativement à la saisie d’actifs numériques – c.-à-d. les dispositions relatives aux mandats spéciaux introduites en juin 2023 à l’article 462.321 du Code criminel – empêchaient les autorités de saisir de tels actifs au moyen d’un mandat général.
Le contexte
Dans l’affaire Durham Regional Police Service (Re), le Durham Regional Police Service (DRPS) a retracé des bitcoins qui auraient été transférés frauduleusement dans des portefeuilles numériques appartenant à trois citoyens nigérians détenus sur la bourse de cryptomonnaies de Binance. En mars 2023, le DRPS a déposé une requête en délivrance d’un mandat général et d’une ordonnance d’assistance connexe en application des articles 487.01 et 487.02 du Code criminel afin d’obliger Binance à transférer les cryptomonnaies en question des portefeuilles des suspects vers un portefeuille sécurisé détenu par le DRPS.
Le juge des requêtes a rejeté la requête du DRPS au motif que celui-ci n’avait pas satisfait aux trois conditions préalables à la délivrance d’un mandat général prévues au paragraphe 487.01(1), à savoir :
- il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise et que des renseignements relatifs à l’infraction seront obtenus;
- la délivrance du mandat servirait au mieux la justice;
- il n’y a aucune autre disposition dans le Code criminel ou toute autre loi fédérale qui permette la saisie.
Le juge des requêtes a notamment estimé que la loi prévoyait une variété d’autres mécanismes qui auraient permis de récupérer le bien, tels que l’ordonnance de blocage prévue à l’article 462.33 qui aurait interdit à Binance « de se départir du bien mentionné dans l’ordonnance ou d’effectuer des opérations sur les droits qu’elle détient sur lui ».
Par la suite, en juin 2023, le Parlement a modifié le Code criminel par l’ajout de l’article 462.321, qui prévoit la saisie, la gestion et la disposition des actifs numériques, notamment la monnaie virtuelle. Ces modifications sont entrées en vigueur le 20 septembre 2023.
La décision
Le procureur général de l’Ontario a demandé à la Cour supérieure de décerner des ordonnances annulant le rejet du juge des requêtes et obligeant la Cour à délivrer le mandat général et l’ordonnance d’assistance requis par le DRPS. La Cour a rejeté la demande du procureur général.
La police ne peut pas faire fi des mandats conçus sur mesure pour les actifs numériques et recourir aux mandats généraux
La conclusion de la Cour reposait en grande partie sur la troisième des conditions préalables à la délivrance d’un mandat général prévues à l’article 487.01, à savoir qu’il doit n’y avoir aucune autre disposition prévoyant un mandat, une autorisation ou une ordonnance permettant l’utilisation de la technique envisagée par le DRPS.
La Cour a estimé que, outre la disposition autorisant les ordonnances de blocage prévues à l’article 462.33, le nouvel article 462.321 a été « conçu sur mesure » (tailor-made) par le Parlement pour la saisie d’actifs numériques détenus sur une bourse de cryptomonnaies tierce. En vertu de l’article 462.32, le procureur général (par opposition à la police) peut demander à un juge de décerner un mandat de perquisition et de saisie d’actifs numériques, et le procureur général doit prendre des engagements à l’égard du paiement des dommages et des frais que pourrait entraîner le mandat.
La Cour a noté que les mandats généraux devraient jouer un rôle modeste dans le soutien de la police dans le cadre des techniques d’enquête qu’elle utilise et que le Parlement n’a pas abordées. Elle a estimé que la question de savoir si un mandat général peut être décerné devrait être examinée de près lorsque le Parlement a autorisé une technique d’enquête qui, en substance, est équivalente à ce que la police recherche, afin d’empêcher que les forces de l’ordre ne contournent des conditions préalables plus sévères.
Les préoccupations de Binance à propos du champ de compétence
La Cour a également entendu les arguments de Binance selon lesquels le mandat envisagé ne lui était pas opposable pour des raisons de champ de compétence, étant donné que Binance est domiciliée aux îles Caïmans et non au Canada. Binance a fait valoir qu’il convenait que les autorités adressent une demande d’entraide judiciaire à l’État dans lequel le bien visé se trouve. Ayant déjà rejeté la requête pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour n’a pas statué sur cette question.
Les points à retenir
Les outils et les techniques dont disposent les autorités canadiennes pour enquêter et poursuivre les activités criminelles évoluent au même rythme que les technologies. Comme nous l’avons déjà écrit [en anglais seulement], le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) a récemment lancé une consultation publique sur un projet de modification du Code criminel et du Régime canadien de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LRPC-FAT) ayant pour but de traiter les risques et les vulnérabilités émergeant à la lumière des nouvelles technologies financières. Ces évolutions et d’autres peuvent toucher non seulement les acteurs illicites, mais aussi des tiers innocents.
Dans un contexte d’application de la loi, les entreprises – qu’elles soient ou non la cible de l’enquête – doivent être au fait de leurs droits et s’engager auprès des autorités en toute connaissance de cause. Par exemple, bien que le juge dans cette affaire n’ait pas estimé nécessaire d’aborder la question relative au champ de compétence soulevée par Binance, un autre juge dans une autre affaire pourrait bien la juger pertinente. Bien que la coopération avec les autorités soit encouragée dans de nombreuses circonstances et souvent souhaitable, les entreprises peuvent subir des coûts importants si elles ne comprennent pas pleinement leurs droits et si elles ne savent pas exactement si les autorités ont correctement suivi les procédures applicables et si les mesures prises pour appliquer la loi sont conformes à la loi. Les entreprises devraient demander conseil à un avocat dès qu’elles sont visées par des mesures d’application de la loi ou une enquête publique, afin de s’assurer de comprendre et de protéger leurs droits. Cela devient de plus en plus important dans un cadre d’application de la loi qui évolue au fur et à mesure que de nouvelles technologies voient le jour.
[1] Durham Regional Police Service (Re), 2024 ONSC 1928.