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Associé, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Summer Student, Toronto
Lorsqu’une partie viole une obligation continue prévue par contrat, quand le délai de prescription commence-t-il à courir? Un délai de prescription « roulant » s’applique-t-il? En d’autres termes, est-ce que l’horloge se remet à zéro à chaque nouvelle violation? Que se passe-t-il dans le cas des violations qui sont survenues plus de deux ans avant la découverte des faits qui ont donné naissance à la réclamation? La Cour d’appel de l’Ontario a répondu à ces questions et à d’autres dans une trilogie d’affaires : l’affaire Pickering Square Inc. v. Trillium College Inc.,[1] l’affaire Marvelous Mario’s Inc. v. St. Paul Fire and Marine Insurance Co.[2] et l’affaire Karkhanechi v. Connor, Clark & Lunn Financial Group Ltd.[3]
Dans ces décisions, la Cour d’appel a cherché à harmoniser l’état actuel du droit concernant les délais de prescription « roulants » (rolling limitation periods) et les violations de contrat. Pour déterminer si un délai de prescription « roulant » s’applique, il est essentiel de savoir si la violation est correctement classée comme une violation unique (single breach)ou comme une violation continue (continuous breach). Toutefois, on ne sait toujours pas avec certitude comment, au bout du compte, se fera cette distinction. Récemment, les instances inférieures ont cherché, dans leurs décisions, à apporter plus de clarté.
L’affaire Pickering Square : cas où un délai de prescription « roulant » peut s’appliquer
Dans l’affaire Pickering Square, leTrillium College a été jugé en situation de violation continue d’un engagement contractuel d’entretenir un immeuble locatif « à tout moment » (at all times) pendant la durée du bail. La question centrale posée à la Cour d’appel était la suivante : « En cas de violation continue d’un contrat, quelle est la date de découverte des faits donnant naissance à la réclamation aux fins de l’établissement du délai de prescription? » La Cour a commencé son analyse en déterminant trois catégories de violations possibles dans les affaires contractuelles :
- Manquement à une obligation unique devant être exécutée à un moment déterminé, parfois appelé violation ponctuelle (once-and-for-all breach). La violation se produit une seule fois et donne généralement lieu à une réclamation à partir de la date de la violation, c’est-à-dire la date à laquelle l’obligation contractuelle devait être exécutée.
- Manquement à une obligation périodique devant être exécutée suivant un calendrier déterminé. Le manquement à une telle obligation périodique donne généralement lieu à une violation et à une réclamation à partir de la date de chaque violation.
- Violation d’une obligation continue prévue par contrat.
La Cour a déterminé que la violation de contrat par Trillium relevait de la troisième catégorie, car Trillium avait l’obligation continue d’entretenir son immeuble « à tout moment » (at all times) pendant la durée du bail. En conséquence, la Cour a conclu qu’une nouvelle cause d’action naissait chaque jour où Trillium violait son obligation contractuelle, c’est-à-dire chaque jour où Trillium n’exerçait pas ses activités conformément aux dispositions contractuelles.
En conséquence, la Cour a jugé qu’un délai de prescription « roulant » s’appliquait et qu’un nouveau délai de prescription de deux ans commençait à courir chaque jour où l’immeuble n’était pas entretenu. Le demandeur était en droit de réclamer à Trillium des dommages-intérêts pour violation de contrat pour les deux années précédant la date à laquelle le demandeur a intenté son action, mais les réclamations relatives aux violations précédant ces deux années étaient prescrites.
L’affaire Marvelous Mario’s : accent mis sur l’obligation contractuelle récurrente
En 2019, la Cour d’appel a réexaminé cette question dans l’affaire Marvelous Mario’s. Les appelants avaient intenté une action pour pertes d’exploitation, affirmant que celles-ci étaient couvertes par la police commerciale émise par l’intimée, une compagnie d’assurance. L’intimée a refusé de payer la réclamation, alléguant que l’action était prescrite parce que le délai de prescription avait commencé à courir le jour où les appelants avaient commencé à subir ces pertes. Le juge de première instance a conclu que la réclamation des appelants était soumise à un délai de prescription « roulant » et que, par conséquent, l’horloge se remettait à zéro chaque jour où les pertes continuaient à s’accumuler.
La Cour d’appel a estimé que le juge de première instance avait commis une erreur et a conclu que la réclamation des appelants n’était pas soumise à un délai de prescription « roulant » parce que l’intimée n’avait pas d’obligation contractuelle permanente. La Cour a estimé que la juge de première instance avait commis une erreur en concentrant son analyse sur la question de savoir si les appelants continuaient à subir des dommages, plutôt que sur la question de savoir si l’intimée avait une obligation contractuelle récurrente.
La Cour a noté que cette affaire se distinguait de l’affaire Pickering Square, dans laquelle il a été déterminé qu’un délai de prescription « roulant » s’appliquait, car dans cette affaire, Trillium avait une obligation récurrente d’entretenir les locaux chaque mois pendant la durée du bail. En revanche, la Cour a estimé que, dans l’affaire Marvelous Mario’s,l’intimée n’était pas tenue d’effectuer des paiements récurrents. Une fois la violation survenue, la perte avait été subie et la violation avait été « cristallisée », indépendamment de la question de savoir si la perte continuait à s’accumuler.
Pour étayer sa conclusion, la Cour s’est référée au raisonnement suivi dans l’affaire Richards c. Sun Life Assurance Co. of Canada.[4] Dans l’affaire Richards, le juge a estimé qu’un délai de prescription « roulant » pouvait s’appliquer dans les cas où il est déjà établi ou convenu que le demandeur a droit à des paiements périodiques (par exemple, des paiements de loyer), de sorte que chaque défaut de paiement constitue une nouvelle violation. Ce cas est à distinguer des cas où la question est de savoir si, en premier lieu, le demandeur a droit à des paiements périodiques, de sorte que le litige porte en réalité sur la question de savoir si l’obligation existe bel et bien. Dans ce dernier cas, un délai de prescription « roulant » ne s’appliquerait pas.
Étant donné que l’intimée n’avait pas d’obligation contractuelle récurrente, la Cour a conclu qu’il ne s’agissait pas d’un cas où un délai de prescription « roulant » s’appliquait.
L’affaire Karkhanechi : cas où un délai de prescription « roulant » peut ne pas s’appliquer
En 2022, la Cour d’appel est revenue une nouvelle fois sur cette question dans l’affaire Karkhanechi. Dans cette affaire, la Cour a examiné les circonstances dans lesquelles un délai de prescription « roulant » pouvait s’appliquer et a donné un meilleur aperçu des caractéristiques d’une violation de contrat récurrente.
Les appelants ont allégué que les intimés avaient violé une convention de rémunération postérieure au départ à la retraite en refusant de reconnaître que les appelants avaient droit à certains paiements trimestriels. Les appelants ont soutenu que le juge des requêtes avait commis une erreur en n’appliquant pas un délai de prescription « roulant » parce qu’une nouvelle cause d’action naissait avec chaque défaut de paiement trimestriel.
La Cour a rejeté l’appel, convenant avec le juge des requêtes qu’une « violation unique avec des conséquences continues » (single breach with continuing consequences) s’était produite lorsque les intimés avaient refusé de reconnaître les droits des appelants. Il y avait eu un refus catégorique de verser des prestations prétendument exigibles aux termes du contrat, et il a donc été jugé que le délai de prescription serait déclenché le jour de cette prétendue violation.
La Cour a conclu qu’un délai de prescription « roulant » s’appliquerait de manière appropriée aux cas où, en substance, il était allégué plus d’une violation, donnant lieu à plusieurs réclamations en dommages-intérêts distinctes. En revanche, un délai de prescription « roulant » ne s’appliquerait pas aux cas où, en substance, il était allégué une violation donnant lieu à des pertes ou à des dommages continus. La raison en est, selon la Cour, qu’une fois qu’un demandeur a subi une violation de contrat, il sait ou a les moyens de savoir que, à la suite de la violation, les dommages seront continus.
Points à retenir
Dans cette trilogie, la Cour d’appel a tenté d’élaborer des lignes directrices claires indiquant quand un délai de prescription « roulant » s’applique et quand il ne s’applique pas. Toutefois, l’application du raisonnement de la Cour pour déterminer de manière cohérente si une violation de contrat doit être correctement qualifiée de violation unique ou de violation continue reste un défi. Il est difficile de marier le raisonnement et la conclusion de la Cour dans l’affaire Karkhanechi à son raisonnement et à sa conclusion antérieurs sur le même sujet dans l’affaire Pickering Square. Plus précisément, la raison pour laquelle la violation dans l’affaire Pickering Square a été qualifiée de violation continue alors que celle dans l’affaire Karkhanechi a été qualifiée de violation unique avec des conséquences continues n’est pas tout à fait claire. Ainsi, les lignes qui distinguent ces deux catégories semblent encore quelque peu floues.
Il est essentiel de catégoriser correctement la nature d’une violation si l’on veut aider les parties à comprendre les questions de prescription. Dans l’affaire Spina v. Shoppers Drug Mart Inc.,[5] la Cour supérieure a récemment donné des indications sur la manière de concilier cette trilogie, à savoir quand une violation doit être classée comme une violation unique ou comme une violation continue :
[traduction libre] Dans une affaire de violation de contrat, lorsqu’il y a violation continue d’une obligation continue d’effectuer des paiements périodiques, le délai de prescription peut parfois « rouler », c’est-à-dire qu’il peut recommencer chaque fois qu’une violation de contrat se produit.
Lorsqu’une violation de contrat comporte le manquement à une obligation périodique devant être exécutée suivant un calendrier déterminé (par exemple, l’obligation d’effectuer des livraisons trimestrielles ou des paiements tels que le loyer), le manquement à l’une de ces obligations constitue une violation et donne naissance à une réclamation à compter de la date de chaque violation.
Lorsqu’il existe une obligation d’effectuer des paiements périodiques ou d’exécuter une obligation périodique, le délai de prescription interdit les réclamations pour violation de contrat relativement à des dommages subis en dehors du délai de prescription applicable à la violation périodique en cause, mais le délai de prescription n’interdit pas les réclamations présentées en temps utile relativement à des dommages subis à l’intérieur du délai de prescription applicable à toute violation périodique ultérieure.
Ainsi, en cas de violation continue d’une obligation périodique devant être exécutée suivant un calendrier déterminé, le délai de prescription « roule » et commence à courir chaque jour où une nouvelle cause d’action naît et s’étend sur deux ans à compter de cette date.
Par exemple, si un locataire omet de payer son loyer pendant trois ans, puis que le propriétaire intente une action pour loyer impayé, la réclamation du propriétaire relative à la première année d’arriérés de loyer serait prescrite, mais pas les réclamations relatives aux deux années précédant l’introduction de l’action. Autre exemple, l’assuré ayant droit à des prestations périodiques d’invalidité aux termes d’une police d’assurance et à qui l’on refuse à tort de les verser verrait prescrites les réclamations qu’il présente pour la période dépassant les deux années précédant la date à laquelle il introduit son action; toutefois, tant que l’assuré a droit à des prestations, le délai de prescription ne s’appliquera qu’aux réclamations qu’il a présentées en dehors de la période prescrite précédant l’introduction de son action.
Toutefois, en cas de refus catégorique de payer des prestations exigibles aux termes d’un contrat ou en cas de répudiation de contrat, le délai de prescription sera déclenché par l’événement unique, à condition que la résiliation ait été claire et sans équivoque. Lorsqu’il y a violation d’une promesse contractuelle continue et que la partie innocente accepte la violation comme motif de résiliation du contrat, le délai de prescription commence à courir à partir de la date de résiliation du contrat.
Un délai de prescription « roulant » peut s’appliquer à des réclamations de paiements périodiques, dans les cas où la question est de savoir si certains paiements auxquels le demandeur a droit ont été effectués, par opposition aux cas où la question est de savoir si le demandeur avait droit aux paiements périodiques en premier lieu…
Le concept de violation continue peut être difficile à appliquer, et l’application du concept dépend de la détermination de la signification de la promesse contractuelle et de la question de savoir si elle peut être violée une fois pour toutes ou si elle est violée aussi longtemps que la promesse n’est pas respectée.
Compte tenu de l’importance des délais de prescription et du caractère définitif qu’ils peuvent conférer à une action, les parties devraient continuer d’agir avec prudence et considérer que les délais de prescription « roulants » seront l’exception à la règle. Si l’on peut soutenir qu’une violation peut être qualifiée de violation ponctuelle avec des dommages continus, un avocat devrait faire preuve de prudence et s’efforcer d’introduire la réclamation correspondante dans le délai de prescription courant à partir de la date de cette violation.
[1] 2016 ONCA 179 (l’« affaire Pickering Square »).
[2] 2019 ONCA 635 (l’« affaire Marvelous Mario’s »).
[3] 2022 ONCA 518 (l’« affaire Karkhanechi »).
[4] 2016 ONSC 5492 (l’« affaire Richards »).
[5] 2023 ONSC 1086 (l’« affaire Spina »).