Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Montréal
Associé directeur du bureau de New York, New York
Associé, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Le 5 avril 2024, la Securities and Exchange Commission (SEC) des États-Unis a eu gain de cause dans l’action civile largement médiatisée qu’elle a intentée contre Matthew Panuwat, ex-cadre responsable de l’expansion des affaires à Medivation Inc., société biopharmaceutique à moyenne capitalisation. Dans la plainte [PDF], la SEC a présenté une théorie inédite du délit d’initié appelée « opération d’initié parallèle » (shadow trading). Une opération d’initié parallèle consiste à utiliser des renseignements importants inconnus du public concernant un émetteur assujetti afin de réaliser un profit à la négociation d’actions d’une autre entreprise « financièrement liée ». Cette cause avait ceci de particulier que le défendeur a été jugé responsable d’avoir utilisé des renseignements au sujet de l’acquisition de Medivation (la société acquise) par Pfizer Inc. afin de réaliser un profit à la négociation de titres du concurrent de Medivation (le concurrent) alors que l’acquisition par Pfizer (l’acquisition) n’avait pas encore été rendue publique.
Dans cette affaire, la SEC a allégué que le défendeur avait contrevenu au paragraphe 10(b) de la Securities Exchange Act of 1934 [PDF] en achetant des titres du concurrent, au motif que l’acquisition entraînerait une hausse correspondante du cours de l’action du concurrent. La SEC a déclaré que l’opération contestée a permis au défendeur de réaliser un profit de 107 066 $ US.
Contexte
La SEC a avancé que le défendeur avait acheté hors du cours des options d’achat d’actions à court terme du concurrent alors qu’il savait que l’acquisition était sur le point d’être conclue, mais qu’elle n’avait pas encore été rendue publique. Le défendeur, qui a participé au processus de vente, a été jugé responsable du fait qu’il avait acheté les options du concurrent quelques minutes après avoir pris connaissance de renseignements confidentiels sur l’acquisition potentielle. La SEC a également soutenu que le défendeur savait que les banques d’investissement participant au processus d’offre d’achat avaient mentionné qu’Incyte était une société comparable à Medivation et que Panuwat s’attendait à ce que le cours de l’action d’Incyte augmente également à la suite de la prise de contrôle de Medivation par Pfizer. La SEC a ajouté que la politique de Medivation sur les opérations d’initiés interdisait aux employés occupant un poste du niveau de celui de Panuwat d’utiliser les renseignements confidentiels auxquels ils ont accès dans le cadre de leur travail pour effectuer des opérations sur des titres d’une autre société ouverte. Selon la plainte, les options d’achat d’actions d’Incyte ont pris de la valeur une fois que la prise de contrôle de Pfizer a été rendue publique, ce qui s’est traduit par un profit de 107 066 $ US.
C’était la première fois que la SEC tentait d’étendre l’application du délit d’initié à ce type d’« opération d’initié parallèle ». Le défendeur a présenté une requête demandant le rejet de l’action, faisant valoir que la plainte de la SEC était déficiente parce que i) la SEC n’a pas allégué que le défendeur avait eu connaissance de renseignements importants inconnus du public concernant l’émetteur dont il a négocié les titres et que ii) la SEC a étendu la responsabilité du délit d’initié d’une manière inédite en l’absence de législation ou de réglementation et omis de donner un avis adéquat aux participants du marché quant à l’étendue accrue de la conduite interdite en vertu de la loi.
La théorie de l’« opération d’initié parallèle » invoquée par la SEC a résisté à la requête en irrecevabilité du défendeur. La Cour fédérale des États-Unis a rejeté les arguments du défendeur et jugé que la SEC avait raisonnablement allégué i) que les renseignements au sujet de l’acquisition étaient importants, confidentiels et inconnus du public au moment où le défendeur a effectué l’opération, ii) que l’opération contrevenait à l’obligation fiduciaire du défendeur ainsi qu’à la politique de son employeur sur les opérations d’initiés, et iii) que la SEC a raisonnablement fait valoir le « degré de connaissance » [A1] du défendeur, qui a utilisé les renseignements importants inconnus du public dans le but de réaliser un profit à l’achat d’options d’achat d’actions d’Incyte.
Lors du procès, le jury a délibéré pendant un peu plus de deux heures et déterminé que le défendeur avoir commis un délit d’initié, rendant un verdict en faveur de la SEC.
Principales conséquences
Les participants au marché canadien doivent se demander si cette théorie de l’« opération d’initié parallèle » pourrait faire son chemin au nord de la frontière.
Il existe des différences fondamentales entre les États-Unis et le Canada en ce qui concerne la responsabilité du délit d’initié, qui sont importantes de garder à l’esprit lorsqu’on tente de déterminer si les organismes de réglementation canadiens engageraient une procédure sur la base d’une allégation d’« opération d’initié parallèle ». Aux États-Unis, il n’y a pas de cadre législatif en matière de responsabilité du délit d’initié, autre que les dispositions antifraude des lois fédérales sur les valeurs mobilières. Une personne peut se rendre coupable d’un délit d’initié en effectuant des opérations dans des circonstances où elle manque à un devoir envers l’entreprise ou utilise à mauvais escient des renseignements confidentiels considérés comme appartenant à une autre personne. Dans tous les cas, cependant, l’intention coupable doit être établie, comme l’intention d’obtenir un avantage indu.
À l’inverse, au Canada, les lois sur le délit d’initié sont plus claires et comportent des règles détaillées. Par exemple, en vertu du paragraphe 76(1) de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario, le personnel de la Commission doit prouver qu’un intimé avait un « rapport particulier » avec l’émetteur et qu’il était en possession de renseignements importants inconnus du public au moment où il a effectué les opérations. Toutefois, la Commission n’est aucunement tenue de prouver que l’intimé a délibérément voulu tirer profit de ces renseignements.
Les résultats pourraient être différents selon la province si des faits similaires à ceux exposés dans l’affaire Panuwat étaient portés devant une commission ou un tribunal provincial sur les valeurs mobilières. Au Québec, plus particulièrement, l’« opération d’initié parallèle » est expressément interdite dans l’article 189.1 de la Loi sur les valeurs mobilières (Québec). Cette disposition stipule notamment qu’aucune personne ne peut utiliser des renseignements importants inconnus du public concernant un émetteur pour effectuer des opérations sur les titres, les options ou dérivés d’un autre émetteur, dès lors que « leur cours est susceptible de répercuter les fluctuations des titres de l’émetteur ».[1]
En Ontario et dans la plupart des autres provinces canadiennes, les lois sur le délit d’initié actuellement en vigueur n’interdisent pas explicitement les « opérations d’initiés parallèles ». Cependant, la récente décision aux États-Unis soulève la question de savoir si un organisme canadien de réglementation des valeurs mobilières pourrait demander à la commission ou au tribunal d’exercer sa compétence résiduelle en matière d’intérêt public[2] pour conclure qu’un comportement qui n’est pas une violation spécifiquement identifiable des lois sur les valeurs mobilières peut néanmoins justifier l’application de la réglementation dans l’intérêt public. En Ontario, un jugement simplement fondé sur le préjudice à l’intérêt public ne donne pas lieu à une pénalité administrative ni à une remise.[3] Toutefois, d’importantes sanctions non pécuniaires, y compris l’interdiction d’exercer une fonction d’administrateur ou de dirigeant et l’interdiction d’effectuer des opérations, pourraient être imposées.
La décision inédite sur l’« opération d’initié parallèle » rendue aux États-Unis soulève d’importantes questions quant à l’étendue de la conduite qui peut, ou doit, être réglementée au titre de délit d’initié en Ontario et dans d’autres provinces canadiennes, surtout à la lumière de l’interdiction législative déjà en vigueur au Québec. L’Ontario et d’autres provinces pourraient envisager d’adopter des modifications législatives visant à interdire ce type d’opérations, comme le Québec l’a déjà fait, ou examiner de nouvelles applications de leur compétence en matière d’intérêt public pour parvenir à un résultat similaire. Il est intéressant de noter que, bien que l’approche antifraude que les États-Unis ont privilégiée à l’égard de la réglementation sur les délits d’initiés fasse parfois l’objet de critiques en raison de son manque de règles clairement codifiées, cette décision montre la souplesse de cette approche et la SEC pourrait en tirer parti pour élaborer des outils destinés à favoriser la protection des investisseurs et l’intégrité du marché.
[1] Loi sur les valeurs mobilières (Québec), RLRQ c V-1.1, 1982, c. 48; 2001, c. 38, a. 1, art. 189.1.
[2] Voir, par exemple, la Loi sur les valeurs mobilières (Ontario), L.R.O. 1990, chap. S.5, art. 127 (loi de l’Ontario).
[3] Loi de l’Ontario, par. 127(1) 9, 10.
[A1]Please confirm this edit.