Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Calgary
Sociétaire, Litiges, Toronto
Aperçu
Le 28 février 2025, dans l’affaire Saskatchewan (Environment) c. Métis Nation – Saskatchewan, 2025 CSC 4, la Cour suprême du Canada (la CSC) s’est penchée sur la question de l’abus de procédure dans le contexte de procédures judiciaires multiples concernant des revendications autochtones. L’instance concernait la demande de révision judiciaire présentée par la Métis Nation – Saskatchewan (MNS) à l’égard des permis d’exploration permettant de chercher de l’uranium délivrés par le gouvernement de la Saskatchewan (la Province), pour cause de manquement par la Province à l’obligation de consultation. La Cour suprême a confirmé la décision de la Cour d’appel, autorisant la demande de MNS à aller de l’avant.
Cette décision est importante, car elle clarifie l’application de la doctrine de l’abus de procédure dans les instances concernant des plaideurs autochtones et l’obligation de consultation. La décision précise que des procédures multiples liées à des revendications autochtones ne constituent pas nécessairement un abus de procédure.
Contexte
Depuis plus de 20 ans, MNS est engagée dans une série de procédures judiciaires :
- En 1994, MNS a intenté une action pour obtenir des jugements déclarant l’existence d’un titre ancestral et de droits ancestraux de récolte commerciale sur des terres situées dans le nord-ouest de la Saskatchewan (l’action de 1994), mais, en 2005, cette action a été suspendue en raison du défaut de MNS de communiquer des documents.
- En 2020, MNS a intenté une autre action pour obtenir divers jugements relativement à une politique de consultation adoptée par la Province, y compris un jugement déclarant que la Province avait l’obligation de consulter MNS au sujet du titre ancestral et des droits ancestraux de récolte commerciale qu’elle revendique (l’action de 2020). Suivant cette politique, le gouvernement provincial ne reconnaît pas le titre ancestral ou les droits ancestraux de récolte commerciale et, par conséquent, ne tient pas de consultation sur ces questions. Une décision concernant une requête en vue d’obtenir un jugement sommaire présentée dans le cadre de cette action est actuellement pendante.
- En 2021, la Province a délivré à une entreprise trois permis d’exploration permettant à celle-ci de chercher de l’uranium dans le territoire sur lequel MNS revendique un titre ancestral et des droits ancestraux. MNS a demandé la révision judiciaire de la décision de délivrer les permis, alléguant que la Province avait manqué à son obligation de consultation au sujet du titre ancestral et des droits ancestraux de récolte commerciale (la requête de 2021). En réponse, la Province a demandé la radiation de certaines parties de la requête de 2021, faisant valoir que ces parties constituaient un abus de procédure à la lumière des actions précédentes.
- En 2022, le juge en cabinet a donné raison à la Province, estimant que la requête constituait un abus de procédure parce qu’elle soulevait les mêmes questions que celles soulevées dans l’action de 1994 et l’action de 2020. Il a radié les paragraphes visés.
En 2023, la Cour d’appel a rétabli les paragraphes, statuant que le juge en cabinet avait commis une erreur en concluant que les trois procédures judiciaires portaient toutes sur la même question et que la requête de 2021 ne constituait pas un abus de procédure.
La décision unanime
Dans une décision unanime, rendue par le juge Rowe, la CSC a rejeté le pourvoi de la Province, confirmant la décision de la Cour d’appel selon laquelle il n’y avait pas d’abus de procédure relativement à la requête de 2021. La CSC a souligné que, bien que le risque d’abus de procédure existe dans des instances auxquelles participent des plaideurs autochtones et où des procédures judiciaires se chevauchent, il est essentiel de tenir compte du contexte unique des litiges portant sur des droits ancestraux.
La doctrine de l’abus de procédure concerne l’administration de la justice et la notion d’équité. Elle fait intervenir le pouvoir inhérent d’un tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées à mauvais escient, d’une manière qui serait injuste envers une partie ou qui aurait pour effet de déconsidérer l’administration de la justice. Il s’agit d’une doctrine générale et souple, qui ne s’encombre pas d’exigences particulières. L’existence d’une multiplicité de procédures visant les mêmes questions peut entraîner un abus de procédure, mais le simple fait qu’il y ait plusieurs procédures judiciaires en cours concernant les mêmes parties ou questions, ou des parties ou questions similaires ne constitue pas automatiquement un abus de procédure.
Dans cette affaire, la CSC a conclu que permettre à MNS d’affirmer dans la requête de 2021 qu’il y avait manquement à l’obligation de consulter, même si l’action de 1994 a été suspendue, ne constituait pas un abus de procédure. Afin de statuer sur la requête de 2021, un tribunal doit déterminer si la Province est obligée de consulter MNS au sujet de l’impact des permis d’exploration sur le titre ancestral et les droits ancestraux de récolte commerciale qu’elle revendique. Pour répondre à cette question, un tribunal doit déterminer si la Couronne a une connaissance réelle ou implicite de l’existence potentielle d’un droit ou d’un titre ancestral et envisage de prendre des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui-ci. L’état de l’action de 1994 n’est pas déterminant sur la question de savoir si la Province a été avisée de manière régulière de la revendication avancée par MNS, car l’action de 1994 n’est que le véhicule juridique qu’a choisi MNS pour faire valoir sa revendication à l’égard des droits et du titre. Bien qu’un délai excessif puisse constituer un abus de procédure dans certaines circonstances, la doctrine doit viser à préserver l’intégrité des fonctions juridictionnelles des tribunaux.
La CSC a constaté qu’il y avait chevauchement entre l’action de 2020 et la requête de 2021, étant donné que cette dernière représente un cas particulier de la question générale concernant l’obligation de consulter soulevée dans l’action de 2020. Cependant, la CSC a estimé qu’un tel chevauchement ne soulevait pas de préoccupations au sujet de l’intégrité du processus juridictionnel ou d’autres principes fondamentaux comme la cohérence, le caractère définitif des instances ou l’économie des ressources judiciaires. Selon la CSC, la requête de 2021 constitue pour MNS un mécanisme approprié afin de contester les permis et de solliciter une réparation intérimaire pour la violation potentielle du titre ancestral et des droits ancestraux de récolte commerciale qu’elle revendique. Par conséquent, la doctrine de l’abus de procédure ne s’opposait pas à la requête de 2021. La Cour a estimé que, même s’il y avait possibilité de résultats incompatibles si l’action de 2020 et la requête de 2021 continuaient d’être instruites en parallèle et aboutissaient à des réponses différentes quant à la question de savoir si la Province est tenue à une obligation de consulter au sujet du titre ancestral et des droits ancestraux de récolte commerciale, la gestion de l’instance pourrait constituer un meilleur moyen de parer à cette incompatibilité potentielle que la radiation des actes de procédure. Un exemple de cela serait l’ajournement de la requête de 2021.
Points à retenir
La décision confirme que les communautés autochtones peuvent demander une révision judiciaire de certaines décisions de la Couronne sur la base de l’obligation de consultation, tout en plaidant l’existence des droits ou des titres qu’elles revendiquent, qui sont le fondement de l’obligation de consultation de la Couronne.
En outre, la décision précise que des procédures judiciaires multiples liées aux mêmes revendications autochtones ne portent pas automatiquement atteinte à la doctrine de l’abus de procédure.
Toutefois, la Cour a reconnu que l’incompatibilité de décisions constituait toujours une préoccupation et que les processus juridictionnels, tels que la gestion des instances, devaient être utilisés pour promouvoir des principes tels que l’économie des ressources judiciaires, le caractère définitif des instances et l’intégrité de l’administration de la justice, dans le cas des procédures qui sont susceptibles de se chevaucher et qui risquent d’aboutir à des résultats incompatibles.