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Associé, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Alors que l’année 2024 tire à sa fin, la réglementation des activités liées aux cryptoactifs reste une priorité majeure des organismes de réglementation des valeurs mobilières. Au Canada, les organismes provinciaux ont entamé 15 procédures de mise à exécution visant des placements de cryptoactifs non inscrits, des plateformes de négociation de cryptoactifs non inscrites et des stratagèmes frauduleux liés aux cryptoactifs[1]. Aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission (SEC) porte depuis quelque temps une attention accrue à la réglementation des activités liées aux cryptoactifs dans l’exercice de son mandat d’application. Sur 8,2 milliards de dollars d’amendes administratives et ordres de restitution imposés par la SEC en 2024, environ 56 % découlent d’un jugement pécuniaire obtenu à la suite du procès contre Terraform Labs et Do Kwon, jugés coupables de fraude contre des investisseurs en cryptoactifs[2]. En octobre 2024, la SEC a amorcé une augmentation de 800 % des procédures de mise à exécution visant des crypotactifs[3].
Tandis que le président de la SEC, Gary Gensler, a mis l’accent sur la réglementation des activités liées aux cryptoactifs durant son mandat, certains commentateurs croient que l’élection du nouveau président américain pourrait entraîner une tendance baissière des procédures de mise à exécution dans ce domaine. La nouvelle administration des États-Unis a annoncé que Paul Atkins serait nommé président de la SEC après le départ de M. Gensler le 20 janvier 2025. M. Atkins a toujours suivi une approche favorable aux entreprises en matière de réglementation des valeurs mobilières, en particulier à titre de commissaire de la SEC, puis en tant que conseiller et commentateur durant la crise financière de 2008. Au cours des dernières années, M. Atkins s’est montré de plus en plus ouvert aux cryptoactifs. Par conséquent, si sa nomination est avalisée par le Sénat, la SEC pourrait revoir sa position de fermeté à l’égard de l’application de la réglementation sur les cryptoactifs.
Dans ce contexte de changement politique, les tribunaux américains n’ont toujours pas déterminé dans quelle mesure la réglementation des valeurs mobilières s’applique aux activités liées aux cryptoactifs. Dans un billet de blogue précédent, nous avons discuté du jugement sommaire que la District Court des États-Unis a rendu dans l’affaire Securities and Exchange Commission v. Ripple Labs, Inc. La Cour a conclu que le jeton XRP de Ripple Labs, Inc. (Ripple) était une valeur mobilière lorsqu’il était vendu directement à des investisseurs institutionnels (ventes institutionnelles) et par conséquent soumis à la surveillance de la SEC dans ce contexte, mais que le jeton XRP n’était pas considéré comme une valeur mobilière lorsqu’il était vendu sur une bourse numérique ou à l’aide d’un algorithme de négociation à des investisseurs du secteur détail (ventes programmatiques).
Récemment, la District Court des États-Unis a rendu son jugement définitif sur les recours. Se fondant sur sa conclusion selon laquelle les ventes institutionnelles constituaient des placements non inscrits et des ventes de contrats de placement contrevenant à l’article 5 de la U.S. Securities Act of 1933 (loi sur les valeurs mobilières des États-Unis), la Cour a infligé à Ripple une amende administrative de 125 millions de dollars. Ce montant est sans commune mesure avec l’amende de 876 308 712 $ que demandait la SEC. La Cour a également refusé d’exiger que Ripple restitue les profits tirés des ventes institutionnelles et paie les intérêts antérieurs au jugement.
Le 2 octobre 2024, la SEC a déposé un avis d’appel auprès de la Court of Appeals for the Second Circuit après que la District Court eut rendu son jugement définitif. Le 10 octobre 2024, Ripple a déposé un avis d’appel incident.
La saga SEC c. Ripple Labs, Inc. continue
Bien que le jugement sommaire de la District Court des États-Unis en ait été un de réussite partagée, il a été fort favorablement accueilli par la communauté des cryptoactifs. Cette dernière est tout particulièrement satisfaite de la décision voulant que les cryptoactifs faisant l’objet de ventes programmatiques ne soient pas des valeurs mobilières assujetties à la surveillance de la SEC, parce qu’ils ne répondent pas au critère en trois volets d’un « contrat de placement » établi par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire SEC c. W.J. Howey Co.[4] (Howey). Selon ce critère, un contrat de placement est un contrat, une opération ou un stratagème par lequel une personne 1) investit de l’argent; 2) dans une entreprise commune; 3) en s’attendant à en retirer des profits uniquement grâce aux efforts du promoteur ou d’un tiers.
La District Court a conclu que les ventes programmatiques ne répondaient pas au troisième volet du critère établi dans l’affaire Howey, puisque les acheteurs n’avaient pas d’attente raisonnable de profit à l’égard de Ripple, en grande partie parce que les ventes programmatiques étaient des opérations d’achat et de vente à l’aveugle. Autrement dit, les acheteurs ne savaient pas où allaient leurs paiements et « [Traduction] bon nombre d’entre eux ignoraient jusqu’à l’existence de Ripple »[5].
À l’inverse, la District Court a statué que les ventes institutionnelles constituaient des contrats de placement selon le critère établi dans l’affaire Howey. Elle a conclu que, contrairement aux ventes programmatiques, les ventes institutionnelles satisfaisaient au troisième volet du critère étant donné que les acheteurs institutionnels de jetons XRP s’attendaient à tirer des profits des efforts de Ripple. La cour a fait observer que les déclarations figurant dans les communications et le matériel de marketing de Ripple auraient amené des investisseurs institutionnels raisonnables à s’attendre à ce que Ripple améliore le marché pour le XRP à l’aide du capital obtenu par les ventes institutionnelles, augmentant ainsi la valeur du XRP[6].
En août 2023, la SEC a présenté une requête en appel interlocutoire visant la conclusion de la District Court des États-Unis selon laquelle les ventes programmatiques ne constituaient pas des contrats de placement. La District Court a rejeté cette requête, jugeant qu’un appel sur cette question ne pouvait être interjeté qu’après le jugement définitif sur les recours.
Le 7 août 2024, la District Court a rendu son jugement définitif sur les recours. La SEC a demandé
- une injonction interdisant de façon permanente à Ripple d’effectuer des placements non inscrits du jeton XRP dans le cadre des ventes institutionnelles
- une ordonnance enjoignant à Ripple de verser 876 308 712 $ en restitution et 198 150 940 $ en intérêts antérieurs au jugement
- une ordonnance obligeant Ripple à payer une amende administrative de 876 308 712 $
Ripple a soutenu qu’une injonction et une restitution étaient injustifiées en l’espèce et que l’amende administrative ne devrait pas dépasser 10 millions de dollars.
La District Court a accordé l’injonction interdisant à Ripple de procéder à des ventes institutionnelles non inscrites et a infligé à Ripple une amende administrative de 125 millions de dollars pour avoir contrevenu à l’article 5 de la loi sur les valeurs mobilières des États-Unis. La cour a rejeté la demande de restitution et d’intérêts antérieurs au jugement de la SEC au motif que la SEC n’avait pas démontré que les acheteurs institutionnels de XRP avaient subi un préjudice pécuniaire[7].
Depuis, la SEC a déposé un avis d’appel du jugement définitif et de son côté, Ripple a déposé un avis d’appel incident.
Décisions des tribunaux américains sur les activités liées aux cryptoactifs mentionnées par le Tribunal des marchés financiers
Dans l’affaire Hogg[8], le Tribunal des marchés financiers de l’Ontario devait déterminer si la vente non inscrite et la promotion des jetons Unity Ingot (les cryptoactifs en cause dans cette affaire) par le défendeur constituaient une infraction aux lois sur les valeurs mobilières de l’Ontario.
Le Tribunal a rejeté l’argument du personnel selon lequel les jetons eux-mêmes constituaient un contrat de placement et a plutôt expressément favorisé l’approche adoptée par la District Court des États-Unis dans l’affaire Ripple[9]. Le Tribunal a conclu que l’objet d’un contrat, d’une opération ou d’un stratagème n’est pas nécessairement une valeur mobilière du fait qu’il s’agit d’un contrat de placement; un contrat de placement constitue plutôt l’opération ou le stratagème pour le placement et la vente des jetons, « [Traduction] y compris la réalité économique de toutes les circonstances et, en particulier, les déclarations faites aux investisseurs… En l’absence de telles déclarations, il n’y a pas de contrat de placement dans cette affaire »[10].
Le Tribunal a finalement conclu que la promotion et la vente des jetons Unity Ingot par le défendeur constituaient un contrat de placement, compte tenu des déclarations faites aux investisseurs et des facteurs énoncés par la Cour suprême du Canada dans sa décision fondamentale Pacific Coast Coin Exchange c. Commission des valeurs mobilières de l’Ontario[11].
Le renvoi du Tribunal à l’analyse de la District Court des États-Unis dans l’affaire Ripple donne à penser que l’issue de l’appel de la SEC, qui confirmera ou infirmera le jugement de la District Court, pourrait avoir des répercussions sur les décisions que le Tribunal rendra à l’avenir dans les affaires concernant des cryptoactifs.
Au moment où aux États-Unis, le président élu prendra bientôt ses fonctions, un changement imminent est attendu à la tête de la SEC et on prévoit un recul des procédures de mise à exécution concernant les cryptoactifs, on peut se demander si l’approche relative à la réglementation adoptée chez nos voisins influencera les activités de réglementation au Canada et, le cas échéant, dans quelle mesure.
[1] Autorités canadiennes en valeurs mobilières, Revue de l’année 2023–2024 [PDF]. Ce nombre correspond à l’activité pour la période du 1er juillet 2023 au 30 juin 2024.
[2] « SEC Announces Enforcement Results for Fiscal Year 2024 »; « Statement on Jury’s verdict in Trial of Terraform Labs PTE Ltd. and Do Kwon ».
[3] Michael A. Mora, « “Final Countdown”: SEC Launches Nearly 800% Litigation Surge in October », New York Law Journal (13 novembre 2024).
[4] (1946), 328 U.S. 293.
[5] 2023 US Dist LEXIS 120486 (SDNY, 13 juillet 2023), p. 4 et 24.
[6] 2023 US Dist LEXIS 120486 (SDNY, 13 juillet 2023) p. 19.
[7] En Ontario, afin d’ordonner une restitution à titre de sanction pour avoir enfreint les lois sur les valeurs mobilières, la norme juridique n’exige pas que le personnel établisse qu’il y a eu un préjudice pécuniaire.
[8] 2024 ONCMT 15.
[9] Voir aussi la récente décision du Tribunal des marchés financiers dans l’affaire Nvest Canada Inc., 2024 ONCMT 25, qui a rejeté l’argument du personnel selon lequel les cryptoactifs en cause étaient eux-mêmes des contrats de placement. Le Tribunal a accepté la position de rechange du personnel à la suite de l’affaire Hogg selon laquelle les opérations initiales de vente de cryptoactifs à des acheteurs constituaient des contrats de placement, étant donné que les facteurs énoncés dans Pacific Coast Coin Exchange c. Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, [1978] 2 RCS 112, s’appliquaient aux circonstances de l’affaire.
[10] 2024 ONCMT 15, par. 106, citant 2023 US Dist LEXIS 120486 (SDNY, 13 juillet 2023) p. 22 à 24.
[11] [1978] 2 RCS 112.