Blogue sur la gestion des risques et la réponse aux crises

Les organismes de réglementation des valeurs mobilières continuent de prendre des mesures énergiques de mise à exécution

6 Sep 2024 8 MIN DE LECTURE
Auteurs(trice)
Teresa Tomchak

Associée, Litiges, Vancouver

Victoria Luxford

Sociétaire, Litiges, Vancouver

Le 26 juin 2024, la Cour suprême de la Colombie-Britannique (par la plume du juge Francis) a accordé à la Securities and Exchange Commission (SEC) des États-Unis une injonction Mareva visant le gel des avoirs de Frederick Sharp, décrit par la Cour comme le « cerveau » d’une fraude complexe de type « pomper et liquider » des valeurs mobilières impliquant des communications chiffrées, des sociétés fictives et un comportement trompeur manifeste « clear pattern of deceptive behaviour ».

Lorsqu’une injonction Mareva est accordée, le défendeur doit habituellement dresser une liste de ses avoirs afin de faciliter l’exécution de l’ordonnance. M. Sharp a contesté l’injonction et demandé le sursis de l’instance au motif qu’en le contraignant à produire une liste de ses avoirs, on risquait de compromettre ses droits constitutionnels tant au Canada qu’aux États-Unis, vu la distinction technique entre ses droits contre l’auto-incrimination en vertu de la Charte canadienne et de la Constitution américaine.

Contexte

En 2022, la SEC a obtenu un jugement par défaut aux États-Unis contre M. Sharp et d’autres résidents de la Colombie-Britannique. Le jugement a contraint M. Sharp à restituer à la SEC des gains illicites de 29 millions $US, mais la SEC n’a pu obtenir que 2,2 millions $US grâce à des ordonnances de la BC Securities Commission. Peu après avoir obtenu ce jugement par défaut aux États-Unis, la SEC a engagé une procédure de mise à exécution au Canada et demandé une injonction Mareva visant les avoirs de M. Sharp. La SEC a obtenu un jugement sommaire contre les défendeurs en C.-B. en 2024, et sa demande d’injonction Mareva a été entendue par la Cour suprême de la C.-B. peu de temps après.

M. Sharp a contesté l’injonction, soutenant qu’aux termes de la Charte canadienne des droits et libertés, la procédure de mise à exécution devait être suspendue jusqu’à la fin de la procédure criminelle canadienne intentée contre lui. La SEC a fait valoir que des garanties procédurales suffisantes étaient en place dans la procédure criminelle de M. Sharp et que l’injonction devait lui être accordée parce qu’elle n’avait obtenu que 2,2 millions $US sur les 29 millions $US adjugés contre M. Sharp.

Le sursis de l’instance

La demande de sursis de l’instance faite par M. Sharp s’appuyait sur la distinction entre l’« immunité contre l’utilisation des renseignements » en vertu de la Charte et son droit de garder le silence en vertu du cinquième amendement de la Constitution des États-Unis. Les articles 7 et 13 de la Charte offrent l’immunité à un témoin qui est contraint de témoigner, mais qui risque de s’auto-incriminer; le témoignage qu’on l’oblige à fournir ne peut être utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures criminelles. Le cinquième amendement, quant à lui, prévoit le droit de garder le silence, mais non l’immunité si une personne témoigne ou fournit une preuve. Par conséquent, si M. Sharp était tenu de fournir une liste de ses avoirs aux termes de l’injonction Mareva au Canada, la liste pourrait (en théorie) servir dans le cadre de procédures criminelles contre lui aux États-Unis. Lorsqu’une procédure civile et une procédure criminelle sont pendantes et découlent des mêmes faits, les principes applicables à une demande de sursis d’une instance sont les suivants : il existe une présomption contre l’octroi du sursis de la procédure civile; il incombe au demandeur d’établir hors de tout doute l’existence de circonstances exceptionnelles ou extraordinaires justifiant l’ordonnance de sursis; et même quand de telles circonstances sont établies, il incombe en outre au demandeur de montrer qu’il n’existe aucun moyen, dans le cadre de la procédure civile, de répondre aux préoccupations quant à l’éventualité d’un préjudice.[1] Le demandeur doit montrer qu’il subira un préjudice particulier dans son procès criminel. Le tribunal recherchera des circonstances exceptionnelles ou extraordinaires qui montrent que les droits de l’accusé ne peuvent pas être suffisamment protégés par les règles régissant la procédure civile ou par un recours dans le cadre de la procédure criminelle.[2]

La juge Francis a rejeté la demande de sursis de l’instance de M. Sharp parce que des garanties suffisantes étaient en place pour protéger M. Sharp contre l’auto-incrimination. Les deux parties ont fait appel à des opinions d’experts concernant le droit américain, et le désaccord entre les experts a porté sur l’application d’une décision de la deuxième Cour d’appel de circuit[3] et son incidence sur les droits prévus au cinquième amendement en ce qu’ils s’appliquent au témoignage forcé dans une procédure étrangère.

La juge Francis a accepté la preuve de la SEC et, en particulier, du procureur principal de l’État dans un procès intenté contre M. Sharp aux États-Unis. Elle a conclu que M. Sharp ne s’était pas acquitté du lourd fardeau qui incombait au demandeur (comme la preuve l’avait établi) de prouver qu’un tribunal américain risquait de ne pas accorder l’immunité dans les circonstances. De plus, le procureur principal dans le procès criminel de M. Sharp a fait valoir que ce dernier serait protégé lors de son procès aux États-Unis et que les autorités américaines ne souhaitaient pas consulter la liste de ses avoirs. Il a aussi demandé que l’injonction Mareva comprenne une condition interdisant à la SEC de communiquer la liste d’avoirs aux organismes d’application de la loi. De plus, la juge Francis a conclu que M. Sharp n’avait pas démontré que la procédure civile n’offrait aucun moyen de gérer ou d’atténuer le risque de préjudice dans sa procédure criminelle.

L’injonction Mareva

Une injonction Mareva atténue le risque de préjudice à un créancier en empêchant la dissipation ou le retrait des avoirs en attendant le jugement.[4] Le tribunal doit (1) déterminer s’il existe une solide cause probable d’action ou une bonne cause défendable et (2) établir un équilibre entre les intérêts des parties en pesant (i) tous les facteurs pertinents, y compris l’existence d’avoirs exigibles du défendeur, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire, et (ii) l’existence, ou non, d’un risque réel de cession ou de dissipation de ces avoirs qui entraverait l’exécution d’un jugement en faveur du demandeur.[5]

Parce que la SEC avait obtenu une injonction Mareva contre six des codéfendeurs de M. Sharp l’année précédente,[6] la question d’une « solide cause probable d’action » allait de soi, tout comme le risque de dissipation des avoirs (étant donné que M. Sharp était le « cerveau » du stratagème, comme l’a affirmé la Cour). En l’espèce, la juge Francis a conclu qu’il existait un risque de dissipation des avoirs malgré le retard à saisir la Cour de l’affaire, que le résultat du jugement en faveur de la SEC était décevant (la SEC n’avait obtenu que 2,2 millions $ sur un jugement de 29 millions $), que les droits constitutionnels de M. Sharp dans l’un et l’autre des pays n’étaient pas suffisamment compromis et que les avoirs de M. Sharp étaient en Colombie-Britannique. Par conséquent, la Cour a accordé l’injonction Mareva et ordonné à M. Sharp de produire une liste de ses avoirs qui serait scellée en attendant l’issue de la procédure criminelle aux États-Unis.

Principaux points à retenir

Les organismes de réglementation des valeurs mobilières engagent énergiquement des procédures de mise à exécution sans égard aux enjeux territoriaux. Cette stratégie s’harmonise avec les modifications législatives apportées en Colombie-Britannique dans le but de donner plus de pouvoirs d’application de la loi aux organismes de réglementation des valeurs mobilières, que nous avons abordées dans un billet de blogue précédent : « Amendments to British Columbia’s Securities Act grant BCSC new powers ». Les organismes de réglementation et les tribunaux semblent disposés à mettre au point des solutions procédurales pour tenter d’atténuer les risques que posent à l’accusé les procédures civiles et criminelles parallèles dans différents territoires, tout en veillant à l’application de la loi. Dans cette affaire, une liste d’avoirs était essentielle à l’utilité de l’injonction Mareva, et la Cour a élaboré des modalités qui pouvaient protéger contre le risque que cette liste puisse compromettre le droit du défendeur à un procès impartial dans le cadre de la procédure criminelle aux États-Unis. L’affaire Sharp montre qu’un « certain risque » (« some risk ») pour les droits constitutionnels dans un autre territoire n’est pas synonyme de « risque sérieux » (« real and substantial risk ») et ne suffira pas à confirmer la nécessité de surseoir à l’instance ni à empêcher la Cour d’émettre une injonction Mareva.


[1] Voir British Columbia (Director of Civil Forfeiture) v. PacNet Services Ltd., 2023 BCSC 1557, citant Stickney v. Trusz, 1973 CanLII 423 (Cour suprême de l’Ontario)

[2] The Director of Criminal Property and Forfeiture v. Gurniak, 2020 MBCA 96, par. 39–41

[3] United States v. Allen, 864 F.3d 63 (2d Cir. 2017)

[4] Voir Tracy v. Instaloans Financial Solutions Centres (B.C.) Ltd., 2007 BCCA 481, par. 45.

[5] Kepis & Pobe Financial Group Inc. v. Timis Corporation, 2018 BCCA 420, par. 18.

[6] Voir 2023 BCSC 425.