Auteurs(trice)
Sociétaire, Litiges, Toronto
Associé, Litiges, Toronto
Les particuliers ou les entreprises lésés par un règlement peuvent demander à un tribunal de l’examiner et de déterminer s’il est valide ou s’il doit être annulé. La jurisprudence récente diverge quant à la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer : le tribunal doit-il évaluer si le règlement est « raisonnable » selon la même norme souple qui s’applique à d’autres types de décisions gouvernementales? Ou doit-il plutôt appliquer la norme de l’« hyperdéférence », qui laisse une place minimale à l’ingérence judiciaire?
De récentes décisions de la Cour d’appel de l’Alberta appliquent la norme de l’hyperdéférence, qui ne tient pas compte des faits et circonstances propres à chaque affaire et qui permet au tribunal de déclarer un règlement invalide uniquement dans les cas les plus probants.
En revanche, depuis août 2021, la Cour d’appel fédérale applique une norme de contrôle souple et contextuelle qui ne remet pas en question les décisions politiques qui sous-tendent les règlements, mais qui ne donne pas non plus un chèque en blanc aux autorités réglementaires. Récemment, dans l’affaire Innovative Medicines Canada v. Canada (Attorney General), 2022 FCA 210 (en anglais seulement), la Cour d’appel fédérale a confirmé l’approche souple et a explicitement rejeté la norme de l’hyperdéférence appliquée en Alberta.
Les différentes approches découlent d’un désaccord sur la question de savoir si la doctrine juridique régissant la manière dont les tribunaux contrôlent toutes les autres décisions de l’exécutif s’applique ou non au contrôle des règlements.
Cette mise à jour d’Osler résume les points de vue contrastés sur cette question et relève les conséquences pratiques pour les particuliers et les entreprises qui sont directement touchés par la réglementation gouvernementale.
Cadre juridique
Comme nous l’avons écrit précédemment, la Cour suprême du Canada a fondamentalement remanié la nature et la portée du contrôle judiciaire des mesures administratives dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (l’ « arrêt Vavilov »). Selon l’arrêt Vavilov, dans la plupart des cas, la cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard du décideur et appliquer la norme de la décision raisonnable. Essentiellement, la cour de révision doit accorder une attention respectueuse à la décision de l’acteur administratif et n’intervenir que lorsque la décision se situe à l’extérieur des limites de ce qui est raisonnable. Le caractère raisonnable de la décision doit être évalué par rapport aux faits et circonstances propres à chaque affaire.
Avant l’arrêt Vavilov, la Cour suprême avait formulé une approche différente pour le contrôle des règlements dans l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 (l’« arrêt Katz »). Contrairement à l’arrêt Vavilov, la norme de contrôle retenue dans l’arrêt Katz est rigide et ne dépend pas des faits et circonstances propres à chaque affaire. Plutôt, selon l’arrêt Katz, les règlements jouissent toujours d’une présomption de validité et doivent être interprétés de manière à les rendre valides dans la mesure du possible[1]. Selon l’arrêt Katz, pour qu’un règlement puisse être déclaré invalide, il doit reposer sur des considérations « sans importance », doit être « non pertinent » ou être « complètement étranger » à l’objet de la loi[2]. D’éminents spécialistes ont qualifié l’arrêt Katz d’« hyperdéférentiel » (hyperdeferential)[3].
Bien que les règlements soient indubitablement la prérogative de l’exécutif, l’arrêt Vavilov concerne principalement les « décideurs administratifs » et ne traite pas explicitement de la norme de contrôle applicable aux règlements. Certains ont dit qu’il n’était pas clair si l’arrêt Vavilov avait doublé l’arrêt Katz ou si l’arrêt Katz fournissait toujours le cadre à appliquer pour le contrôle des règlements[4].
Face à cette incertitude, les cours d’appel intermédiaires ont offert des points de vue différents sur la question de savoir si les mêmes règles souples de l’arrêt Vavilov s’appliquaient au contrôle des règlements ou si les règles rigides de l’arrêt Katz s’appliquaient.
Différentes approches
La Cour d’appel fédérale (la « CAF ») a examiné cette question dans l’affaire Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171 (l’« arrêt Portnov »), et a conclu que l’arrêt Vavilov, et non l’arrêt Katz, s’appliquait au contrôle des règlements. La Cour a expliqué que « les règlements, comme les décisions administratives et les décrets, ne sont rien de plus que des instruments juridiques ayant force exécutoire que des fonctionnaires décident de prendre »[5].
Récemment, la Cour d’appel de l’Alberta (l’« ABCA ») a signifié son désaccord. Dans deux décisions récentes, l’ABCA a considéré l’arrêt Portnov, mais a refusé de le suivre et a appliqué l’arrêt Katz, au lieu de l’arrêt Vavilov, au contrôle de deux types différents de règlements.
La première de ces deux décisions, Auer v. Auer, 2022 ABCA 375 (l’« arrêt Auer », en anglais seulement), portait sur un règlement adopté par le gouverneur en conseil. Le fait que le règlement en cause dans l’arrêt Auer ait été adopté par le gouverneur en conseil et ait fait l’objet d’un examen parlementaire a amené la Cour à conclure que le règlement s’apparentait davantage à une loi (les lois ne peuvent pas être contrôlées par les tribunaux, sauf pour des motifs d’ordre constitutionnel) qu’à une mesure administrative (ces mesures peuvent être contrôlées par les tribunaux, selon l’arrêt Vavilov). La Cour a estimé qu’étant donné que le règlement s’apparentait à une loi, la norme de l’hyperdéférence de l’arrêt Katz devait s’appliquer.
Bien que, dans l’arrêt Auer, la Cour se soit appuyée sur le fait que le règlement en cause dans cette affaire était « assimilable à une loi », elle a reconnu que l’arrêt Vavilov s’appliquait à d’autres types de décisions qui sont « assimilables à des lois » (communément appelées des « mesures législatives subordonnées »), comme les règlements municipaux et d’autres types de règlements. Dans l’arrêt Auer, la Cour n’a pas dressé une liste exhaustive des mesures législatives subordonnées qui relèvent de l’arrêt Vavilov et de celles qui relèvent de l’arrêt Katz, mais elle a reconnu que l’arrêt Vavilov, et non l’arrêt Katz, s’appliquait aux règlements adoptés par les municipalités[6], aux Règles d’une Société du Barreau adoptées par un groupe de conseillers démocratiquement élus[7] et aux règlements adoptés par les commissions des accidents du travail[8].
Lu de cette façon, l’arrêt Auer soutient la proposition étroite selon laquelle l’arrêt Katz s’applique aux règlements du gouverneur en conseil qui sont soumis à un débat parlementaire, mais l’arrêt Vavilov s’applique à d’autres types de règlements et aux mesures législatives subordonnées. Il reste à savoir où l’on doit tracer la ligne.
La deuxième décision, TransAlta Generation Partnership v. Alberta (Minister of Municipal Affairs), 2022 ABCA 381 (l’« arrêt TransAlta », en anglais seulement), va un peu plus loin. Dans l’arrêt TransAlta, l’ABCA a jugé que l’arrêt Katz s’appliquait aux règlements adoptés par un ministre provincial – et non à ceux adoptés par le gouverneur en conseil – qui étaient exemptés de l’examen de routine prévu par le règlement de l’Alberta intitulé Regulations Act, R.S.A. 2000, c R-14[9]. Bien que, dans l’arrêt TransAlta, l’ABCA prétende suivre l’arrêt Auer, elle élargit en fait cet arrêt en appliquant l’arrêt Katz à des types de règlements qui n’étaient pas envisagés dans l’arrêt Auer.
Dans une décision récente, Innovative Medicines Canada v. Canada (Attorney General), 2022 CAF 210 (l’« arrêt Innovative Medicines », en anglais seulement), la CAF a examiné les motifs invoqués par l’ABCA dans l’arrêt Auer et l’arrêt TransAlta pour déroger de l’arrêt Portnov et a confirmé que, selon elle, c’est l’arrêt Vavilov, et non l’arrêt Katz, qui s’appliquait au contrôle judiciaire des règlements. La CAF n’a pas été convaincue par le raisonnement de l’ABCA selon lequel les règlements sont « assimilables à des lois » et devraient donc faire l’objet d’une norme de contrôle différente. Au contraire, la CAF a estimé que ce raisonnement avait été [TRADUCTION] « complètement discrédité » par la jurisprudence de la Cour suprême et qu’il conduirait à [TRADUCTION] « une complexité, une confusion et une incohérence inutiles »[10].
Conséquences pratiques
À l’heure actuelle, la norme de contrôle qui s’applique à un tribunal qui examine la validité d’un règlement dépend du tribunal qui examine la question. En Alberta, la norme de l’« hyperdéférence » de l’arrêt Katz s’applique – au moins aux règlements du gouverneur en conseil, et peut-être à d’autres –, tandis que, dans les cours fédérales, la norme souple de l’arrêt Vavilov s’applique.
La conséquence pratique pour les plaideurs est qu’il sera plus difficile de démontrer qu’un règlement est invalide en Alberta que devant les tribunaux fédéraux. En effet, l’approche suivie en Alberta confère aux règlements une présomption de validité et ne permet de réfuter cette présomption que dans un nombre restreint de circonstances.
Bien que cela ne change pas la conclusion dans certains cas (en effet, la CAF a déclaré dans l’arrêt Innovative Medicines que la conclusion aurait été la même selon l’une ou l’autre norme)[11], cela pourrait avoir une incidence sur la conclusion dans les cas difficiles à trancher.
Les particuliers et les entreprises qui envisagent de contester des règlements à l’avenir doivent être conscients de cette incertitude. Si les plaideurs se trouvent dans la rare situation où ils peuvent contester un règlement par le biais d’une demande de redressement déclaratoire devant les cours fédérales ou simplement contester le règlement dans le cadre d’une instance introduite devant une cour supérieure[12], ils devraient envisager de procéder devant les cours fédérales, qui appliquent la norme souple de l’arrêt Vavilov plutôt que la norme de l’hyperdéférence de l’arrêt Katz qu’une cour supérieure pourrait appliquer.
La voie à suivre
Il existe une incertitude supplémentaire pour les plaideurs à l’extérieur de l’Alberta ou du ressort des cours fédérales. Les cours d’appel des autres territoires n’ont pas encore pris de position ferme quant à savoir si elles suivront l’arrêt Portnov. Jusqu’à ce qu’elles le fassent ou que la Cour suprême se prononce définitivement sur cette question, les plaideurs à l’extérieur de l’Alberta ou du ressort des cours fédérales ne sauront pas quelle norme de contrôle s’appliquera.
Pour ces plaideurs et pour ceux qui tentent d’anticiper la façon dont le droit pourrait évoluer, il y a de bonnes raisons de penser que d’autres territoires pourraient suivre l’approche des cours fédérales.
En premier lieu, certains tribunaux inférieurs semblent déjà appliquer l’arrêt Portnov. Au moins deux décisions de tribunaux inférieurs de la Colombie-Britannique suggèrent que les tribunaux de cette province favorisent l’approche des arrêts Portnov/Vavilov[13]. La situation est moins claire dans les autres provinces. Par exemple, en Ontario, aucun tribunal n’a cité ou considéré l’arrêt Portnov. Bien que, dans cette province, cinq décisions rendues depuis l’arrêt Vavilov suivent l’arrêt Katz, la seule décision qui considère l’application de l’arrêt Vavilov est antérieure à l’arrêt Portnov[14], deux des cinq autres décisions sont également antérieures à l’arrêt Portnov[15] et les deux décisions rendues après l’arrêt Portnov ne considèrent ni ne citent l’arrêt Portnov ou l’arrêt Vavilov[16].
Ensuite, la jurisprudence récente de la Cour suprême est incompatible avec la norme de l’hyperdéférence de l’arrêt Katz. Dans les Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, la Cour suprême a examiné si le vaste pouvoir de réglementation prévu par la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre[17] était constitutionnellement valide ou s’il s’agissait d’une délégation invalide du pouvoir législatif. Les juges de la Cour suprême ont conclu à la majorité que le vaste pouvoir de réglementation conféré par la Loi était constitutionnellement admissible parce que, même si le pouvoir de réglementation était très vaste, le régime législatif imposait des limites significatives à la capacité de prendre des règlements[18]. La Cour suprême a notamment cité un passage de l’arrêt Vavilov, et non de l’arrêt Katz, à l’appui de cette proposition. Cela suggère que la Cour suprême envisage que quelque chose d’autre que la norme de l’hyperdéférence de l’arrêt Katz s’applique au contrôle des règlements.
Enfin, au moins l’une des principales raisons invoquées par l’ABCA pour ne pas appliquer l’arrêt Vavilov – à savoir que cela inviterait les tribunaux à s’immiscer de manière inadmissible dans le processus de réglementation et à violer la doctrine de la séparation des pouvoirs – n’est sans doute pas étayée par l’arrêt Vavilov lui-même.
Au contraire, l’arrêt Vavilov dit aux tribunaux de ne pas intervenir dans les décisions politiques que le législateur a déléguées à l’exécutif. L’arrêt Vavilov affirme que les décideurs agissant en vertu de délégations de pouvoir étendues doivent jouir d’une « souplesse accrue »[19] et demande aux tribunaux de renvoyer les décisions au décideur de première instance pour qu’il les réexamine plutôt que d’essayer de faire le travail des décideurs à leur place[20]. Selon l’arrêt Vavilov, le travail de la cour consiste généralement à examiner si la décision se situe à l’extérieur des limites de ce qui est acceptable, et non à substituer sa propre opinion à celle du tribunal[21]. Souvent, lorsqu’une cour de révision examinera un règlement à la lumière de l’arrêt Vavilov, ces limites seront exceptionnellement vastes, de sorte qu’elle n’interviendra pas.
Les positions contrastées de l’ABCA et de la CAF sur cette question mettent en évidence l’un des rares points d’incertitude qui subsistent depuis l’arrêt Vavilov. Les particuliers et les entreprises exerçant leurs activités dans des secteurs fortement réglementés devraient prêter une attention particulière à un tel désaccord, et à toute résolution future de celui-ci.
[3] Paul Daly, “Regulations and Reasonableness Review” dans Administrative Law Matters (29 janvier 2021), <www.administrativelawmatters.com/blog/2021/01/29/regulations-and-reasonableness-review/>.
[4] John M. Evans, “Reviewing Delegated Legislation After Vavilov: Vires or Reasonableness?” (2021) 34:1 Can. J. Admin. L.& P. 1.
[6] Catalyst Paper Corp c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2.
[7] Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20.
[8] West Fraser Mills Ltd c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22.
[11] Arrêt Innovative Medecines, par. 49. Voir aussi l’arrêt International Air Transport Association c. Office des transports du Canada, 2022 CAF 211, au par. 191 : « la conclusion serait la même, que l’on évalue la validité […] en fonction de la norme de contrôle de la décision raisonnable ou sous l’angle plus rigoureux de la théorie de l’excès de pouvoir ».
[12] Voir l’arrêt Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37.
[13] Le v. British Columbia (Attorney General), 2022 BCSC 1146, par. 58-61, et Pacific Wild Alliance v. British Columbia (Forests, Lands, Natural Resource Operations and Rural Development), 2022 BCSC 904, par. 68-75.
[14] Hudson’s Bay Company ULC v. Ontario (Attorney General), 2020 ONSC 8046.
[15] Friends of Simcoe Forests Inc. v. Minister of Municipal Affairs and Housing, 2021 ONSC 3813 (Cour div.), et Toronto District School Board v. Ontario, 2021 ONSC 4348 (Cour div.).
[16] Covant v. College of Veterinarians of Ontario, 2021 ONSC 8193 (Cour div.), et TransCanada Pipelines Ltd. v. Ontario (Minister of Finance), 2022 ONSC 4432 (Cour div.).
[18] Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, par. 73.
[19] Arrêt Vavilov, par. 110, et Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 (l’« arrêt Entertainment Software »), par. 28-32.