Directives ambiguës : Les nouvelles FAQ sur les sanctions du Canada suscitent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses

1 Avr 2024 8 MIN DE LECTURE

Affaires mondiales Canada (AMC), qui administre les sanctions économiques du Canada, a discrètement mis à jour sa page « Foire aux questions » pour fournir de nouvelles lignes directrices sur les sanctions économiques autonomes du Canada, notamment celles liées à la Russie.

Depuis des années, les milieux d’affaires et les milieux juridiques du Canada demandent à AMC de fournir des lignes directrices plus utiles à son interprétation des sanctions du Canada, et les demandes en ce sens se sont multipliées depuis l’élargissement majeur des sanctions canadiennes liées à la Russie en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. Jusqu’à présent, au grand dam des entreprises et des praticiens du droit, la plupart des lignes directrices d’AMC ont été anodines, cette dernière ayant ostensiblement évité d’aborder les nombreuses et épineuses questions d’interprétation posées par le libellé utilisé dans les principaux instruments juridiques, en particulier la Loi sur les mesures économiques spéciales, la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus et les règlements qui s’y rapportent.

La nouvelle FAQ aborde certaines de ces questions. Elle propose des interprétations étendues sur plusieurs points clés, notamment le champ d’application des dispositions anti-facilitation, les cas où des entités sont considérées comme détenues ou contrôlées par une personne sanctionnée, et les transactions indirectes avec des personnes sanctionnées, en particulier l’acquisition de biens auprès d’un fournisseur étranger non sanctionné qui utilise des intrants en provenance d’une entité sanctionnée.

Ces interprétations n’ont pas force de loi et ne sont pas nécessairement conformes au libellé des dispositions dont elles traitent. Néanmoins, comme on peut présumer qu’elles reflètent les positions des autorités administratives et d’application de la loi du Canada, elles modifient le calcul du risque pour les entreprises canadiennes qui s’appuient sur des chaînes d’approvisionnement internationales et pour les Canadiens employés à l’étranger dans des entreprises étrangères.

L’interprétation d’AMC des dispositions anti-facilitation du Canada

L’une des nouvelles FAQ d’AMC porte sur la question suivante : « Puis-je traiter avec une entité qui traite avec une personne désignée? [c.‑à‑d. sanctionnée]? » Cette question concerne les dispositions anti-facilitation des lois canadiennes sur les sanctions qui visent à interdire à des personnes au Canada et à des Canadiens à l’étranger de permettre ou de faciliter d’autres activités interdites par les sanctions canadiennes.

Ces autres activités interdites, dont le commerce des biens d’une personne sanctionnée, ne s’appliquent qu’aux activités de personnes au Canada et de Canadiens à l’étranger. Par conséquent, on se demande depuis longtemps si les interdictions anti-facilitation se limitent elles-mêmes à la facilitation d’activités interdites par des tiers au Canada ou des Canadiens à l’étranger (parfois désigné comme l’exigence de « deux parties canadiennes ») ou si elles s’appliquent à la facilitation d’activités par des parties non canadiennes à l’extérieur du Canada. La nouvelle FAQ établit qu’au moins certaines de ces dispositions anti-facilitation s’appliquent « indépendamment du fait que le tiers soit canadien ou situé au Canada, ou que des sanctions s’appliquent ou non à ce tiers ».

Cette interprétation présente des risques pour les entreprises canadiennes qui, par l’entremise de leurs chaînes d’approvisionnement, font des affaires avec des entreprises non sanctionnées, y compris dans des pays amis, lesquelles elles-mêmes concluent des opérations avec des personnes ou des entités sanctionnées par le Canada, mais pas par ces autres pays. Elle présente également des risques pour les Canadiens qui travaillent dans d’autres pays pour des entreprises étrangères qui font des affaires avec des personnes sanctionnées par le Canada, mais pas par les pays d’accueil de ces entreprises.

Une interprétation large des opérations interdites

Pour illustrer son interprétation des dispositions anti-facilitation du Canada, la FAQ d’AMC présente, à titre d’exemple, le scénario suivant, qui souligne le risque lié à la chaîne d’approvisionnement pour les entreprises canadiennes :

Une entreprise canadienne est l’utilisateur final d’un type de produit qu’elle achète à un fournisseur étranger non désigné.  L’entreprise étrangère fabrique ce produit à l’aide de matériaux qu’elle obtient directement d’une entreprise récemment désignée en vertu du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie [entreprise sanctionnée].

Selon les lignes directrices d’AMC, les transactions entre l’entreprise canadienne et l’entreprise étrangère portant sur les produits de l’entreprise sanctionnée sont considérées comme interdites. Si la FAQ n’est pas explicite, c’est probablement parce que, de l’avis d’AMC, l’entreprise canadienne facilite une transaction interdite portant sur les biens de l’entreprise sanctionnée, en violation des interdictions anti-facilitation. Cette interprétation ne supprime pas seulement l’exigence de « deux parties canadiennes », elle signifie également que l’utilisation par un tiers d’intrants provenant d’une personne sanctionnée entachera un produit en aval fabriqué avec ces intrants et les opérations effectuées par des entreprises canadiennes en ce qui concerne ce produit en aval. En fait, il pourrait s’agir d’une interdiction générale visant l’achat, la vente ou le commerce de biens qui pourraient avoir été produits, à n’importe quelle étape de la chaîne d’approvisionnement, avec des intrants provenant d’une personne sanctionnée, un peu comme l’interdiction d’importer au Canada de biens produits au moyen du travail forcé.

On peut se demander si l’AMC a pris en compte toutes les implications de cette interprétation pour les chaînes d’approvisionnement dans certains secteurs où, par exemple, les matières premières ou les intrants semi-finis russes peuvent encore jouer un rôle important dans les produits en aval.

Propriété et contrôle

Une autre FAQ porte sur la question suivante : « Puis-je traiter avec les filiales d’une société désignée [c.-à-d. sanctionnée]? » Cette question porte sur les récentes modifications apportées aux sanctions économiques du Canada, qui ont introduit de nouvelles règles selon lesquelles les biens d’une entité sont réputés être la propriété d’une personne sanctionnée — et donc soumis à des interdictions d’opérations — lorsque cette personne possède ou contrôle l’entité.

Les modifications apportées aux lois canadiennes sur les sanctions ont introduit trois critères, dont chacun est suffisant pour considérer qu’une personne contrôle une entité et est donc réputée posséder les biens de cette entité :

i) si la personne désignée détient, directement ou indirectement, 50 % ou plus des actions ou des participations dans l’entité ou 50 % ou plus des droits de vote

ii) si la personne désignée est en mesure, directement ou indirectement, de modifier la composition ou les pouvoirs du conseil d’administration de l’entité

iii) s’il est raisonnable de conclure que la personne désignée est en mesure, directement ou indirectement et par tout moyen, de diriger les activités de l’entité

Pour répondre à ces critères, la FAQ donne l’exemple suivant (italiques ajoutés) :

Une entreprise canadienne étudie les conséquences possibles, en termes de sanctions, de l’achat de marchandises auprès d’une filiale d’une entité figurant sur la liste.  Bien que la société mère désignée ne remplisse pas le critère des 50 % ou plus de participation dans la filiale, elle est connue pour exercer une influence considérable sur sa prise de décision stratégique. Étant donné qu’au moins une des dispositions relatives à la propriété présumée s’applique, la filiale serait considérée comme détenue ou contrôlée par la société mère désignée. Par conséquent, il serait interdit à l’entreprise canadienne d’acheter des biens à la filiale.

La FAQ assimile donc l’exercice d’une « influence considérable sur sa prise de décision stratégique » à la capacité d’une personne à diriger les activités d’une entité. La ligne directrice n’explique pas ce qui constituerait une « influence considérable » ni quelles décisions d’une entité sont suffisantes pour s’élever au niveau de « prise de décisions stratégiques ». Elle élargit donc, sans préciser, ce qui est déjà une condition vague dans le troisième critère. La FAQ ne donne aucune indication sur le deuxième critère, tout aussi vague.

Principaux points à retenir

Même si elles partent d’une bonne intention, les nouvelles lignes directrices d’AMC sur les sanctions compliquent davantage les efforts de conformité des entreprises canadiennes et des Canadiens qui travaillent dans des entreprises étrangères, car elles donnent à penser que les risques sont plus importants qu’ils ne le pensaient. Étant donné que les lignes directrices n’ont pas force de loi, on ne pourra obtenir de véritables éclaircissements que lorsque les tribunaux canadiens se pencheront sérieusement sur l’interprétation des lois canadiennes en matière de sanctions. En raison de la rareté des poursuites engagées en vertu de ces lois, cette situation ne s’est pas encore présentée.